CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


sommaire contact auteur titre année nationalité



Satyajit RAY
liste auteurs

L'Invaincu (Aparajito) Inde VO N&B 1956 113' ; R., Sc. S. Ray d'ap. le roman de Bibhutibhusan Bannerjee ; Ph. Subrata Mitra ; M. Ravi Shankar ; Pr. Epic Film ; Int. Kanu Bannerjee (Harihar Ray), Karuna Bannerjee (Sarbojaya), Pinaki Sen Gupta (Apu enfant), Smaran Ghosal (Apu adolescent), Subodh Ganguly (le directeur d'école).

   Bénarès, 1920. Agé de 10 ans, Apu est orphelin de père. Avec sa mère ils s'exilent dans le village d'un oncle où le garçon doit embrasser la carrière de prêtre pour n'être pas à charge. la mère consent pourtant à le faire suivre parallèlement une scolarité dont il a le fort désir. L'enfant y obtient une bourse au vu de brillants résultats. Adolescent il poursuit des études à Calcutta comme boursier mais doit travailler la nuit dans une imprimerie. La mère qui a tout sacrifié va jusqu'à dissimuler être malade pour ne pas perturber le passage des examens. Quand Apu accourt informé par la lettre d'une voisine, elle n'est plus de ce monde. Contre l'avis du grand oncle, il se résout à repartir aussitôt pour Calcutta, avant même la célébration des obsèques. 

   À se promener aux tintements incessants des grelots et autres clochettes rituelles le long des degrés de pierre bordant le Gange peuplé de pieux baigneurs, la caméra nous explique qu'il n'est de Bénarès que sainte. Le père d'Apu gagne, du reste, sa vie comme lecteur des Écritures et son dernier souffle sera mêlé d'eau sacrée puisée
in extremis dans le fleuve par le fils. Ce qui est le contraire d'une apologie de la religion et ne prend sens que de par l'antinomique parcours d'Apu s'arrachant à sa condition en faveur de la science, laquelle est susceptible, fût-ce inconcevable dans ce contexte historique, de pouvoir déclarer polluée l'eau purificatrice et d'en proscrire les ablutions. En dérision et à l'appui du dépassement par l'effort, bien que sur un mode insolite n'excluant pas le ridicule par un retour d'autodérision, un gymnaste en permanence à l'exercice sur la rive est fidèle au poste, la nuit où, réveillé en catastrophe, Apu vient recueillir le précieux liquide.
   À l'imposant et immuable ouvrage de pierres monumentalisant l'accès au fleuve s'opposent certains motifs quelconques : le vent soulevant avec les feuillages les cheveux et les vêtements du jeune homme, ou la silhouette minuscule du train se profilant dans le lointain, dont tient lieu à un autre moment le halètement hors champ, enfin le petit globe terrestre, en position toujours accentuée par le cadre en tant que force, objectivée dans le dispositif d'écriture filmique, de la revendication qu'adresse l'adolescent à un monde immobiliste.
   Tous ces éléments jouent magnifiquement dans une courte scène : alors qu'Apu annonce "Je devrai continuer mes études", hors champ s'enfle le halètement ferroviaire. Apu brandit le globe pour en dire davantage à sa mère assise devant lui. Mais celle-ci se redressant se décadre tandis que le bruit lointain décroît et que le visage de l'adolescent s'assombrit.
   
À la mesure des conflits soulevés, c'est au prix de la violence que s'accomplit ce destin. La mère représente une donnée ambivalente, tout à la fois force de rétention et flot d'amour porteur. Point de conciliation possible dans ce conflit, qui se résout par le sacrifice maternel et la rupture radicale du fils, consommée dans ce départ définitif ne souffrant aucun délai : ni les obsèques de la mère, ni la bénédiction du grand oncle dont, Apu étant déjà loin, le geste reste suspendu.
   Apprentissage donc, inséparable d'un monde dont il faut se délivrer : le dessein est salutaire.
   Pourtant ce film, second de Ray, n'a pas la maturité du Monde d'Apu, dernier de la trilogie (1959), qui bénéficie en outre de l'expérience de deux tournages intermédiaires dont un chef-d'œuvre (Le Salon de musique, 1958). Les constituants en effet y peinent à se fondre dans la cohérence filmique du tout : économie, caméra, lumière, musique.
   La visite initiale de Bénarès semble un ajout de justification documentaire à ce qui pouvait se traiter économiquement comme arrière-fond concomitant de l'action. L'économie filmique pèche du reste globalement, étirant un propos qui ne pouvait que s'intensifier en se recentrant en permanence par la fragmentation au cœur de l'enjeu cardinal. Pour rendre sensible l'éloignement de Calcutta, il est d'autre moyen (l'ellipse) que le montage par addition des étapes successives.
   Les courts-circuits en tout genre n'ont d'ailleurs pas de secret pour le réalisateur : montage-son anticipant une séquence (les chants de la procession de la séquence suivante s'entendent hors champ pendant qu'Apu épouille le patron de sa mère) ; substitution par faux-raccord de champ-contrechamp d'un personnage (une femme remplace sans crier gare le maître d'un plan sur l'autre dans l'initiation à la prêtrise) ; ellipse par enchaîné (Apu que l'on pare pour les obsèques en enchaîné sur le dernier soupir du père accompagné hors champ du cri douloureux de la mère).
   Le souci de la valeur du plan pour lui-même dénature de plus le flux filmique comme devant compter avec une fonction d'amnésie. C'est-à-dire que l'oubli du moment en tant que fugace, est nécessaire pour appréhender le tout. On a parfois l'impression de plans indépendants : tranches de tournage sans souci ni de la chronologie ni de la cohérence organique dévolues au montage.
   Les éclairages constrastés sur la personne du mourant, l'abus du travelling avant, du plan moyen au serré pour concentrer la tristesse sur le visage ravagé de la mère, ou la musique de renfort, autant de clins d'œil au spectateur déniant la puissance de suggestion inhérente au cinéma. La musique surtout a beau porter une prestigieuse signature, comme à Hollywood, elle surligne naïvement l'action, percussions sauvages accompagnant Apu déguisé en guerrier africain, vents alertes et légers dans l'élan enthousiaste de la délivrance par les études, archets plaintifs pour la tristesse. Et à la mort du père, avec ces accords déchirants, la bordée de pigeons quittant brusquement le petit dôme sacré au bord du Gange comme de l'ascension de l'âme à travers l'os du crâne, c'est le silence profond d'au-delà des battements d'ailes qui nous est confisqué, pour autant que "le cinéma sonore a inventé le silence" (Bresson).
   On appréciera donc en revanche le montage des sons naturels, comme ces coups de tonnerre scandant les étapes de la salvatrice rupture finale.
   Que l'on veuille bien prendre ce coup d'œil sévère sur un film déjà hors du commun comme une façon de prendre la mesure du mouvement général d'une œuvre d'exception. 3 déc. 2011
liste titres