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Intervention divine (Yadon ilaheyya) « Une chronique d’amour et de douleur », VO (arabe, hébreu, angl.) 2002 92' ; R., Sc. E. Suleyman, dédié à la mémoire de son père ; Ph. Marc-André Batigne ; Pr. Humbert Balsan/Ognon Pictures, Arte France Cinéma, Gimages Films, Soread 2M, Lichtblick ; M. Joi, Amon Tobin, Amr Diab, Marc Collin, Nour El Houda, A.R. Rahman, Easy Muffin, Natacha Atlas, Mirwais ; Int. Elia Suleyman (lui-même), Manal Khader (Naoya), Nayef Fahoun Daher (le père).
Elia, dont les parents habitent Nazareth, vit à Jérusalem, et Naoya, sa bien-aimée, à Ramallah, en territoire palestinien. Son père se débat dans les soucis d’argent. Ses biens sont évalués, sa voiture et ses outils de travail saisis. Il sort de ses gonds et va casser la figure à un voisin. Sa santé décline. Il mourra à l’hôpital à Jérusalem.
Les épisodes nazaréens sont entrecoupés de saynettes du quotidien, loufoques mais révélatrices du malaise de cette minorité sous étroit contrôle. Un serpent, notamment, est assommé à mort avec acharnement par trois hommes, achevé au pistolet par un quatrième, puis son cadavre porté au bout d’un bâton est arrosé abondamment d’essence et carbonisé, le tout observé par des voisins se tenant à distance respectueuse. Ou bien un jeune homme semble attendre tous les jours à la station un bus qui n’existe plus (en réalité pour se déclarer à une jeune femme logée en face de la station).
Pour éviter le délicat franchissement, Elia et Naoya se retrouvent longuement sur un parking au check-point d’Al-Ram à mi-chemin entre Jérusalem et Ramallah. Ils assistent ainsi depuis leur voiture aux conséquences absurdes d’un filtrage hystérique. Elia finalement lâche un ballon à l’effigie d’Arafat, qui traverse la ligne de démarcation et va survoler les lieux saints. L’attention des sentinelles déconcertées se relâche. Il en profite pour emmener sa belle chez lui à Jérusalem.
Elle disparaît mystérieusement après avoir assisté par la fenêtre aux rapports idylliques de la police avec un voisin, sans doute ultranationaliste, victime d’attentats. Mais dans une séquence numérique elle réapparaît en Ninja affrontant victorieusement un commando à l'entraînement de tir sur des cibles qui représentent des Palestiniens.
Ce synopsis fausse totalement la véritable teneur du film car il ne tient pas compte de la filmicité, de ce qui fait qu’un film ne saurait être l'illustration pure et simple d’un scénario. L’épisode du père, par exemple, est pathétique en soi à s’en tenir à cette présentation. C’est méconnaître d’abord que le tragique est au principe du meilleur humour, comme le rappelle du reste Suleiman dans une interview. Il convient en l’occurrence de ne pas séparer l'aspect thématique du dispositif filmique. À savoir, cadrage, mouvement, tonalité du point de vue, montage, son.
La scène du serpent est cadrée en fixe lointain à travers les colonnes en avant-plan de la galerie extérieure d'une maison hors-champ côté caméra. Cette posture focale caractérise massivement la caméra du film. Il s'agit d'une distance ironique, si l'ironie est bien l'aménagement d'un décalage par rapport à l'expression supposée adéquate.
On pouvait s'attendre en effet à un centrage sur l'action principale avec des accents portés sur les actions complémentaires. Ici l'obstacle des colonnes traduit un retrait volontaire et le plan fixe appuyé sur le hors-champ, une forme d'impassibilité feinte, celle même qu'on peut lire à d'autres moments sur le visage d'Elie et qui semble également se traduire continûment dans le minimalisme de la bande-son. C'est cette discordance du point de vue avec la violence ambiante qui donne le ton du film.
Traitement particulier du plan donc, mais qu'en est-il de la mise en rapport entre les plans ? Il en va du montage, c'est-à-dire non seulement de la distribution mais aussi de la coupe et même parfois de la configuration des plans, pour autant qu'elle marque une relation "interplanique".
Le synopsis est en fait déduit d'un puzzle particulier, se construisant dans une temporalité hors-temps narratif. L'intervention à intervalles d'un plan fixe donné, prenons celui du jeune homme à l'arrêt de bus, qui semble à première vue répétition du même ou à tout le moins, succession dans une durée continue limitée, s'inscrit en réalité dans une durée indéterminée voire interminable de ce qu'un changement imperceptible (vêtement) suppose un intervalle intradiégétique d'au moins vingt-quatre heures. C'est encore moins évident pour les plans très larges, comme celui de la femme incinérant des déchets sur un terrain clos, à chaque fois autrement vêtue. On ne prête pas attention à la substitution vestimentaire d'un plan sur l'autre. Par ailleurs les plans sont coupés ouverts, en attente d'un complément.
Le hors-champ omniprésent sous forme sonore et par les franchissements du cadre fixe est à cette égard comme la réserve permanente de l'advenir qui se fait attendre. Le champ, à d'autres moments, aurait tendance par sa tonalité faussement douce à démentir le hors-champ, ou le contrechamp comme réserve violente. Dans la voiture parquée le couple cadré épaules est étrangement immobile et inexpressif. En contraste, une intense activité des deux mains qui se joignent et se palpent et se papouillent, est révélée par un gros plan sur la console centrale entre les deux sièges avant. Les mains font l'amour ! On ne saurait être plus économique. Les événements intempestifs du voisinage nazaréen sont observés par deux vieillards silencieux placidement installés sur le banc d'une terrasse, en plan fixe.
Cependant on peut distinguer au moins trois types de plan :
Plan en suspens définitif : la femme rassemblant sur un laps de temps indéterminé des déchets qu'elle incinère, ce qui, traduisant une ambiance de vacuité forcée (comme dans Chronique d'une disparition), symbolise le malaise : il y a, de plus, d'autres sortes de déchets dans le film.
Plan qui trouvera une résolution logique : les tribulations du père se succèdent logiquement bien que de façon dispersée. Il y a causalité implicite entre les déboires financiers et la fin à l'hôpital.
Plan finalisé en gag : dans sa dernière apparition, le jeune homme de l'arrêt de bus sans bus a tagué sur un pignon aveugle adjacent : "je t'aime comme un fou". Ce qui ne peut se comprendre que si l'on a vu un très bref instant, en contrechamp, une jeune fille occupée sur son balcon, jetant un fugace regard en arrière, dirigé hors-champ in extremis avant de disparaître à l'intérieur.
Tous ces fragments en suspens, c'est-à-dire en attente de complément, semblent donc avoir à se combiner avec des fragments de registre hétérogène. Davantage, il n'y a pas de distinction entre la fiction et la réalité de la réalisation du film. Le protagoniste est le réalisateur lui-même. Un changement d'angle de la caméra associé à la substitution de vêtement de la femme aux déchets indique que l'opérateur est dans la temporalité de la fiction, qu'il a vécu de son côté l'intervalle intradiégétique supposé par la différence vestimentaire.
Les post-it affichés au mur chez Elie montrent le découpage du film en train de se faire. La réalité interfère plaisamment avec la fiction lorsque celui portant l'inscription "Je suis fou parce que je t'aime" se dévoile collé sur la vitre de portière de la voiture remontée électriquement sous les yeux de Naoya (ici encore, caractère "impassible" du couinement électromécanique).
Cette confusion volontaire entre des registres incompatibles entre eux est de l'ordre de la poésie, le contraire du discours dogmatique, une façon de transcender la haine, caractéristique du cinéma de Suleiman.
Ce qui se retrouve dans le fait de l'opposition, plus constative qu'antagoniste, entre l'amour et la guerre. De ce fait, le regard impassible marque plutôt l'hétérogénéité absolue du point de vue de l'amour sur la violence guerrière. Le regard trop inexpressif du protagoniste veut dire à l'évidence : "ils sont fous, moi je préfère être fou d'amour".
C'est au nom de cet amour sans doute que le personnage de Naoya est doté de pouvoirs miraculeux. La jeune femme franchit à pied la ligne de démarcation sans encombre, les sentinelles ne voyant plus en elle que la femme rayonnante.
C'est pourquoi les effets spéciaux "ninja warrior" sont superflus, voire dénaturent la force essentiellement suggestive du film en cassant le minimalisme esthétique. Plus grave, ils compromettent la dimension poétique (non dogmatique) en donnant au titre le sens d'un châtiment.
On retiendra donc le meilleur, qui est remarquable : se donnant comme simplicité apparente, le jeu de facture minimaliste recouvrant une profondeur éthique salutaire. 9/10/09 Retour titres