CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Marcel L'HERBIER
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L'Inhumaine Fr. 1923 Muet N&B 123' ; R. M. L'Herbier ; Sc. M. L'Herbier, Pierre Mac Orlan ; Ph. Georges Specht ; Déc. Cavalcanti, Autant-Lara, Mallet Stevens, Fernand Léger ; M. Darius Milhaud (enregistrement perdu) ; Pr. Cinégraphic ; Int. Georgette Leblanc (Claire Lescot), Jaque Catelan (Einar Norsen), Leonid Walter de Malte (Wladimir Kranine),Fred Kellerman (Frank Mahler), Marcelle Pradot (la paysanne), Philippe Hériat (Djorah de Nopur).

 
 Un aréopage international de sommités masculines se dispute la main de la cantatrice Claire Lescot, dont la nature indépendante ne se soucie guère de blesser à l'âme tout prétendant par trop insistant. Ce qui ne l'empêche pas d'attiser les jalousies. On la surnomme l'"inhumaine". Elle annonce d'ailleurs partir en tournée, seule, à travers le monde. Amoureux mais se croyant écarté alors qu'il n'est sans doute tenu à distance que parce qu'il plaît, le brillant jeune ingénieur Einar Norsen, disciple d'Einstein, fomente un plan pour attirer la cruelle dans l'imposant laboratoire qui lui sert de demeure, afin de l'éblouir par l'importance de ses découvertes. Il feint un accident de voiture mortel à la suite d'une de ces rebuffades dont elle est coutumière. La presse s'empare du fait divers, qui compromet la chanteuse aux yeux du public. L'idole de la scène parvient néanmoins, malgré la douleur que lui inspire cette disparition, à en regagner la confiance en faisant front sur la scène du théâtre des Champs-Elysées. 
   Un complice d'Einar est dépêché auprès de la célébrité pour l'authentification du cadavre affreusement mutilé, déposé au domicile du défunt. Ce n'était qu'un mannequin et l'homme bien vivant tente de convaincre
la grande artiste apaisée de renoncer à son voyage grâce à l'une de ses inventions. Un combiné de radiophonie et de télévision qui lui permettrait de voir sur un écran en retour de micro ses auditeurs à l'autre bout du monde. La diva semble séduite et rendez-vous au lendemain est pris pour compléter la visite. Mais un prétendant jaloux, le maharadjah Djorah de Nopur, glisse un reptile fatal dans un bouquet déposé au nom d'Einar dans la voiture de la Diva à destination du laboratoire, pilotée en douce par Djorah lui-même déguisé en chauffeur. C'est un corps pantelant qu'extrait le jeune savant du véhicule pour le porter chez lui. Une urgence qui lui donne l'audace d'expérimenter avec succès une machine de son invention à remettre sur pied les moribonds qui, réputée mortelle, avait intrigué Claire Lescot. En se réveillant celle-ci déclare son amour en un trait de fausse inhumanité par ironie : "je voulais venir à tout prix pour l'expérience dangereuse... [plan de coupe] C'était par amour pour... [plan de coupe] l'humanité" ; ce que démentent l'abandon de la main et le sourire alangui. 

   D'une ambition aussi vaine que démesurée ce film sonne constamment faux. La visée naïve d'un art total accumulant par délire futuriste, architecture, arts plastiques, arts décoratifs, musique, ballet, orfèvrerie, haute couture et j'en passe, relève de l'illusion du chef-d'œuvre comme addition de valeurs préexistantes. L'automobile du jeune savant ne pouvait être que de course, le lit de l'"expérience dangereuse" qu'autel de luxueux sanctuaire dédié à la science, et la demeure de la cantatrice un palais de conception audacieuse.
   Cette facture déréalisante à force de sophistication est de plus au service de l'intrigue d'une improbable surhumanité sociale et culturelle autant qu'économique, composée d'une reine de la ruche entourée de sommités mondiales exclusivement masculines. Rien pour l'illusion de réalité comme condition de crédibilité.
   Le ressort du drame, c'est la bombe à retardement de toute cette énergie accumulée pour rien dans des gonades d'élite du fait qu'un seul sera admis dans la ruche. Malheureusement elle est toujours déjà désamorcée par l'émission incessante des signes de l'inévitable happy-end, ne serait-ce que, dans des décors très BD, la touchante candeur, à la Harry Langdon, du jeune prodige jouant les savants fous. Alors que l'idole de la ruche universelle n'est à l'évidence inhumaine que pour mieux être retournée en son contraire.
   Et si ce n'était que cela ! Sous une direction d'acteur fort ampoulée, l'espace du plan, et non le montage et le cadrage, prétend par naturalisme anthropomorphique assumer la crédibilité humaine des personnages en laissant s'afficher interminablement sous nos yeux les sentiments et intentions. Comme s'il s'agissait de situations réelles recelant en elles-mêmes leur vérité, à découvrir sans passer par la fragmentation. Ce n'est pas la surenchère technique des effets spéciaux de surimpression, dédoublements dynamiques, clignotements et floutages de l'image prétendument modernistes, culminant en une combinaison kaléidoscopique dans la scène de laboratoire, qui peut arranger les choses.
   Certes les dialogues de Pierre Mac Orlan ont du style. On goûte la concision de "Sans vous ce monde m'est odieux. Une embardée va me jeter dans l'autre" ; ou la fine allusion de l'"expérience dangereuse". Mais pourquoi ce reptile venimeux importé d'Asie ? N'avons-nous pas d'assez bons venins en Europe sans aller chercher des responsabilités exotiques ?
   Que ce soit de la boursouflure on s'en rend mieux compte dans la version restaurée, merveilleusement accompagnée par l'ensemble musical d'Aidje Tafial (l'enregistrement original de Darius Milhaud étant perdu). L'image animée y trouve la substance qui lui faisait défaut mais en tant que réduite à illustrer la musique. 
25/07/22 Retour titres Sommaire