Marguerite DURAS
Liste auteursIndia Song Fr. 1975 115' ; R., Sc. M. Duras, d'après son roman Le Vice-Consul et son texte "théâtre-film" India Song (1972) ; Ph. Bruno Nuytten ; Mont. Solange Leprince ; Son Michel Vionnet, Antoine Bonfanti (mixage) ; M. Carlos d'Alessio, Beethoven ; Pr. Sunchild Production, Les Films Armorial ; Int. Delphine Seyrig (Anne-Marie Stretter/Anna Maria Guardi, Michael Lonsdale (vice-consul de Lahore), Claude Mann (Michaël Richardson), Mathieu Carrière (l’attaché d’ambassade), Didier Flamand (le jeune invité), Vernon Dobtcheff (Georges Crawn), Satasinh Manla (voix de la mendiante), Marguerite Duras, Nicole Hiss, Benoît Jacquot, Dionys Mascolo (les voix off).
Quatre voix, deux féminines, deux masculines, appartenant à des personnes qui entretiennent des relations particulières, reconstituent pour elles-mêmes le souvenir lointain dans les années trente de deux journées décisives, une réception à l'ambassade de Calcutta et un voyage aux îles de l'embouchure, suivies de la mort de la femme de l'ambassadeur de France aux Indes, Anne-Marie Stretter, entérée au cimetière de Calcutta.
La chaleur de la mousson d'été est accablante et s'ajoute au sentiment pénible de la misère et de la souffrance autochtones. Pendant qu'une mendiante laotienne dont les chants retentissent erre dans le parc, Anne-Marie danse avec son amant, Michaël Richardson, et des amants de rechange. "Elle est à qui veut d'elle. La donne à qui la prend." (ce qui peut indiquer la complicité du mari, l'ambassadeur Stretter). Mais le Vice-consul à Lahore, étrange personnage en disgrâce, qui s'amusait notamment à abattre des lépreux, tourne autour d'elle. Il est amoureux fou et se met à crier son amour dans le parc puis dans les rues désertes de la ville. L'ambassadrice entouré de sa cour d'amants se déplace aux îles, suivie du vice-consul désespéré. Elle se suicide.
On ne peut dire que le film parvienne à transposer dans la matière filmique ce funèbre et polyphonique balbutiement du magnifique texte India Song (Gallimard), dans un contexte de putréfaction et de morbidité dont les fastes du monde diplomatique et colonial ne sauraient sortir indemnes. Le cri démentiel placé au cœur de l'œuvre s'en trouve singulièrement affadi et marginalisé. Le nom même du vice-consul de Lahore, évoquant le Horla de Maupassant, y perd de sa nécessité.
Car au concert des mots du texte correspond dans le film la confrontation des registres hétérogènes du visuel, du sonore in, hors champ et off. Le sonore lui-même, in, hors champ ou off, se départage, en paroles, en musique et en sons divers, émanant des humains, des animaux et de la nature. Il y a par exemple antinomie entre le cri du vice-consul et le titre, "Heure exquise", de la musique qui devait être jouée simultanément selon l'indication du texte. Mais cet effet ne peut se produire dans le film que si on lui associe le titre, ce qui suppose la musique connue du spectateur. Le texte littéraire offre, lui, une puissance interactionnelle de ses éléments provenant de la nature uniformément verbale du matériau, dont la liberté ne se limite pas à la dénotation du visuel et du sonore puisque tous les sens sont médiatisables par la langue. Ainsi les odeurs fortes du Gange constituent-elles un important enjeu de l'intrigue.
L'accomplissement filmique supposerait en revanche un jeu entre des matériaux donnés à voir et à entendre, mais aussi à sentir, par le biais des associations : la fumée des brûle-parfum et des cigarettes dans le film est un moyen en l'occurrence bien pauvre. Outre cette carence en associations olfactives au moyen de l'image et du son, le film pèche par la dissociation par trop ostensible, comme une recette esthétique d'inspiration littéraire, entre l'image mobile et le son. Non seulement les personnages qui parlent ne remuent pas les lèvres, voire, leurs déplacements ne produisent aucun son, mais aussi les airs de danse sont acousmatiques (source sonore, orchestre ou pick-up, invisible) et les cris mixés de la faune tropicale sont désincarnés, jurent même avec le décor.
Par ailleurs, les images illustrent des voix off, qui appartiennent à un monde séparé, abstrait et surplombant, le même que celui de la musique auxiliaire. Les bruits de la ville prescrits hors champ, qui auraient dû installer une proximité concrète manquent. De même que la mer assourdissante sur l'île.
Le travail esthétique met l'accent sur le visuel par l'économie spatiale (très peu de plans différents, usage en intérieur d'un grand miroir pour jouer avec le hors champ) et le jeu ralenti des personnages exprimant, en un écho de la morbidité ambiante, l'accablement provoqué par la luxure, qu'exacerbent et le climat tropical et la frustration délirante du vice-consul tenu seul à l'écart du corps de femme offert. Encore que, tournés en France, les extérieurs n'aient rien de moite ni de luxurieux, comme si l'image à l'instar des mots n'était pas l'empreinte visuelle du référent. L'émotion qui étreint les récitants ressortit donc exclusivement à un effet vocal indépendant des autres matériaux. Tout est séparé, y compris le joli leitmotiv musical India Song, sur lequel Duras semble avoir fondé beaucoup d'espoir.
Certes, on peut comprendre qu'il s'agisse du travail de la mémoire, et que l'important est la charge d'émotion étreignant l'instance narrative composite, elle-même structurée en récit par les conflits qui la dérèglent. Mais c'est un concept littéraire, celui de la voix multiple, chargée de donner au texte une forme de cohérence organique, tout en laissant une certaine autonomie à la fable, ce que le théoricien russe Bakhtine appelait "dialogisme". Alors que le travail en pleine pâte du film s'accommoderait mieux d'un principe de cohérence immanent. Dans l'esprit de ce que faisait remarquer Luc Dardenne le 25/01/97 dans son journal à propos de Rosetta : "laisser la matière du film elle-même trouver le miracle qui sauvera Rosetta." Si l'intelligibilité du roman repose sur la capacité de médiation d'une voix narrative, il n'en est pas tout à fait de même du film, qui peut se voir accorder au matériau une autonomie relative.
Car le 7e art est, plus que tout autre, affaire de vrai, ce qui relève de la façon dont se combinent indissolublement les matériaux, et non de l'enregistrement pur et simple de la réalité, ou comme ici, d'un jeu formel sur des instances abstraites. Dans L'Image-temps, Deleuze citant India song voit dans la disjonction de l'image et de la parole et dans leur autonomisation respective, la marque du cinéma de la modernité. (Idée reprise par Ropars dans Le Texte divisé) Il est vrai que toute extension de l'éventail des possibles de la filmicité peut être qualifiée telle. Encore faudrait-il que cela corresponde à une forte nécessité intérieure. 29/01/09 Retour titres