CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Luc et Jean-Pierre DARDENNE
Liste auteurs

La Fille inconnue Bel. 2016 113' ; R. et Sc. L. et J.P. Dardenne ; Ph. Alain Marcoen ; Mont. Marie-Hélène Dozo ; Déc. Igor Gabriel ; Pr. Archipel 35 ; Int. Adèle Haenel (Jenny Davin), Olivier Bonnaud (Julien, le stagiaire), Louka Minnella (Bryan), Jérémy Rénier (son père), Christelle Cornil (sa mère), Thomas Doret (Lucas, le copain de Bryan), Fabrizio Rongione (le Dr. Riga), Jean-Michel Balthazar (le diabétique), Olivier Gourmet (son fils), Ben Hamidou (l'inspecteur Mahmoud), Nadège Ouedraogo (la caissière du cybercafé).

   Jenny, jeune médecin généraliste, est traumatisée par la découverte en face du cabinet où elle fait un remplacement, du corps d'une jeune Noire inconnue, morte après avoir sonné en vain chez elle la veille après l'heure de fermeture, alors qu'elle était présente avec son stagiaire Julien.
   Renonçant à une carrière brillante dans un important centre hospitalier pour reprendre le modeste cabinet situé dans un quartier pauvre de Seraing, Jenny mène une enquête parallèle à celle de la police pour identifier la morte afin de lui offrir une tombe. La voilà entraînée dans un parcours semé d'embûches où elle se heurte au mutisme et à la violence des autres, chacun ayant quelque chose à cacher. Successivement Bryan, un jeune patient, ses parents, Lambert, vieux diabétique et son fils garagiste clandestin, des trafiquants de drogue, un proxénète et la caissière d'un cybercafé qui s'avérera être la sœur de la victime. La défunte avait été
par Bryan observée faisant une fellation au vieux Lambert dans un camping-car (mobile home en Belgique) appartenant à son fils. Ce dernier agresse Jenny car il craint qu'elle ne lui attire la police, mais son père la met sur la piste du cybercafé.

   Tout indiquait un crime crapuleux lié à des trafics louches, mais il s'agit d'un accident dû au harcèlement du père de Bryan, ce dernier étant témoin. Désarmé par la douceur de Jenny, il renonce à se défiler et se dénonce à la police. C'est la caissière du cybercafé, couverture du proxénétisme, qui vient révéler l'identité de sa sœur, Félicie, mise sur le trottoir par son propre ami, alors que la police s'était fiée à un faux passeport. Parallèlement Jenny convainc Julien qui, trop sensible en raison d'un passé traumatique y avait renoncé, à poursuivre sa médecine.    

  
    Véritable conte de fées aux apparences de polar, dans un univers réaliste et pourtant quasi-fantastique, que l'on découvre pas à pas, en étranger débarquant. Cadrage serré sur monde exigu, s'accentuant légèrement sur le visage pour marquer quelque inflexion intérieure. Tout est en gestes étriqués dans des intérieurs filmés comme des petites boîtes superposées, reliées par une cage d'escalier qui ne doit pas gaspiller l'espace habitable, l'étagement économisant la surface au sol. "Cabinet au tarif mutuelle".
   Y répondent les gestes précis et patients de la généraliste aux épaules un peu voûtées, mais aussi le minimalisme des dialogues au degré zéro de l'expressivité. L'espace extérieur est doublement limité côté façade, par la voie rapide et le chemin de halage de la Meuse, et acoustiquement cerné par les bruits de circulation. Tout cela rythmé aux sonneries récurrentes du GSM et de la porte d'entrée.  Et quand ce n'est pas la maison c'est l'habitacle de la voiture.
On est dans l'Europe étanche, que Jenny elle-même cautionne à son corps défendant quand elle tient porte close. Mais dans sa version déshéritée, où l'on ne survit que surmené. La fenêtre s'ouvre uniquement pour la cigarette nerveusement fumée, que le médecin contre-indiquerait à ses patients.
   En contraste, la séquence où Jenny et Julien avalent un café installés sur un tronc d'arbre au seul souffle du vent dans les ramures touffues prend une dimension lyrique, préfigurant la double délivrance par le nom retrouvé de Félicie, identité d'immigrée reconnue, et le retour aux études du stagiaire émancipé du carcan paternel. C'est le résultat miraculeux de l'action obstinée d'une voyante extralucide à ausculter des corps qui révèlent leurs émotions et font progresser l'enquête, une figure de l'espoir dans un monde sans, dominé par la cupidité (drogue et proxénétisme), la jalousie (la sœur de Félicie soulagée de sa mort), l'angoisse (Julien). Jenny même avoue s'être obstinée contre Julien par orgueil à lui interdire de répondre au coup de sonnette fatal. Et la dimension de culpabilité n'est pas sans grever son action généreuse, culpabilité partagée avec le père de Bryan (nous avons tous les deux la fille dans la tête lui dit-elle). Bref la sainte est humaine. Et même démunie, gamine aux lèvres boudeuses, dont les traits peu accusés semblent inachevés, sans défense contre la violence physique perpétrée successivement par tous les hommes, à part Julien et le vieux Lambert. Même le jeune Bryan la précipite dans un trou de chantier. C'est à force d'obstination dans sa quête aveugle avec les outils de son savoir médical permettant de percer les apparences que sa fragilité se mue en sublimité. 
   Pourquoi donc ne quitte-t-elle jamais ce manteau trois-quarts à capuche, qui lui colle à la peau, même à l'intérieur ? "Vous n'avez-pas trop chaud ?" s'étonne le Docteur Habbran son prédécesseur. Ce n'est pas seulement la sage tenue de la petite écolière, car cette modeste pelure semble saupoudrée de neige comme la houppelande du père Noël. Jenny est le père Noël de ce monde en souffrance. Et l'on s'aperçoit que le manteau de la sœur de Félicie est semblablement moucheté de blanc. C'est par ce genre de lien sensible que culmine l'émotion, surtout dans l'étreinte finale entre la Blanche et la Noire, tendre version du cynique surnom de Blanche-Neige, dont le sens dépasse de loin celui lié au rapport entre deux individus. De même que le trou de chantier où Jenny se trouve précipitée évoque la tombe de Félicie, dont elle partage ainsi la mort.
   En définitive la poésie l'emporte haut la main sur le naturalisme apparent. D'où rigoureuse filmicité, pure de toute musique parasitaire et reléguant l'équipe habituelle des acteurs, trop connus, propres à compromettre la structure d'événement, aux rôles secondaires, ou peut-être simplement à celui de signature des Frères. 09/09/18 Retour titre