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Ida LUPINO
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Le Voyage de la peur  (The Hitch-HikerUSA N&B 1953 71' ; R. I. Lupino ; Sc. Robert L. Joseph, I. Lupino, Daniel Mainwaring, Collier Young ; Ph. Nicholas Musuraca ; Mont. Douglas Stewart ; M. Leith Stevens ; Pr. Collier Young pour RKO ; Int. Edmond O'Brien (Roy Collins), Frank Lovejoy (Gilbert Bowen), William Talman (Emmet Myers).

   
Censés pêcher dans les Chocolats Mountains en Arizona, deux Américains mariés, Roy Collins et Gil Bowen, venant d'El Centro en Californie, filent par les routes mexicaines au petit bonheur. Ils optent finalement pour San Felipe en Basse-Californie, où "la seule chose à y faire est la pêche". Ils sont tentés un moment tout de même par les villes frontalières de plaisir, mais Gil étant réticent, rallient le bon chemin où un auto-stoppeur les prend en otages : Emmet Myers, tueur en série de grand chemin, recherché par la police de neuf états de l'Ouest des États-Unis. Les deux compères, martyrisés et humiliés comme des esclaves sous la menace du revolver, sont contraints de se détourner à huit-cents km au sud-ouest de la péninsule sur Santa Rosalia, où le despérado pense s'embarquer pour Guaymas à travers le Golfe de Californie, après les avoir éliminés comme l'indique le fatal : "Santa Rosalia, ce sera le terminus".
   En collaboration avec les Mexicains, la police américaine fait diffuser par les ondes de fausses informations pour,
via la radio de bord, faire accroire Collins et Bowen recherchés ailleurs et la trace de Myers perdue. Elle pense ainsi pouvoir le cueillir à Santa Rosalia, destination probable d'après des témoignages et selon la logique de la cavale. La Plymouth des fugitifs n'ayant pas résisté aux rudes voies secondaires dans cette contrée aride, ils poursuivent à pied malgré la foulure de Roy suite à une tentative de fuite. Ce dernier, contraint de plus d'endosser les vêtements de Myers, dont la police a le signalement, risque d'être abattu à sa place. Au port d'embarquement où ils ont rendez-vous à la nuit tombée avec un passeur en raison d'une panne du ferry, il n'échappe aux balles de la police mexicaine qu'à protester par des cris de son identité. Gil profite de la diversion pour désarmer Myers, auquel sont passées les menottes. Ce qui n'empêche pas Roy de le rosser.

   
Série B dont les clichés sont tout de même quelque peu contrebalancés par un aménagement du manichéisme de film noir. Non seulement Myers a un passé traumatique qui peut expliquer sa conduite criminelle mais ses deux victimes ne sont guère vraiment des anges. Qu'ont-ils à divaguer au Mexique à l'insu de leurs femmes ? Ils sont même recherchés pour cela dans les Chocolats Mountains. C'est au tour de Myers de leur faire la morale. Un homme étrangement pudique, qui intime à Roy l'ordre d'aller se déshabiller dans les bois pour l'échange des tenues. Il a commencé par tracer un portrait impitoyable de la classe moyenne à laquelle ils appartiennent : "Vous êtes des mous. Vous savez ce qui vous rend comme ça ? Vous avez des dettes jusqu'au cou, enfoirés ! Vous avez peur de sortir tout seuls, ça a toujours été facile pour vous. Vous êtes des mous ! Pas moi. Personne ne m'a jamais rien donné." Ce qui se confirme à la fin quand Roy casse la gueule au prisonnier menotté, sans défense.  
   Un Road-movie noir, comme le veut le montage, qui alterne les plans serrés dans l'habitacle de la voiture et les plans moyens des bivouacs avec des plans généraux aériens ou à la grue, nuit et jour, de la berline traversant un désert cabossé. Décor extérieur traité comme matérialisation visuelle de l'épreuve intérieure avec un effet d'accélération tragique que soulignent les vigoureux accords de la musique auxiliaire, poussant par degrés dans les aigus. Si l'utilisation des décors naturels est judicieuse à la fois comme naturalisme crédibilisant et symbolisme donnant corps au monde intérieur de la fiction, la surenchère musicale ne peut que l'affaiblir. Sauf ambiguïté entre diégèse et extradiégèse, fût-ce sous forme de cliché, quand la symphonie romantique s'élevant s'avère émaner de la radio de bord au moment où Myers la coupe, la bande-son n'est en général guère subtile. Surtout si l'orchestre de service confisque l'événement en l'anticipant, comme ces chorus criards,
râle de trombone sur clameur de trompettes, annonçant la violence à venir. Mais même en l'absence de ce procédé de renfort, la postsynchro des dialogues nous délivre un monde sonore désincarné, disqualifiant le naturalisme visuel.  
   Le cliché de genre est certes inévitable. Difficile même de faire la part entre protocole stylistique et cliché, d'éviter en tout cas le stéréotype. Attributs de l'investigation policière les cartes routières en gros plan sont les signaux métonymiques d'un certain univers. Et même, les jambes en amorce parcourant la route nocturne
en contre-plongée, ainsi que, dans l'ombre du fond de la voiture, le visage soudain éclaboussé de lumière en plan serré succédant à un gros-plan éclairé sur le revolver braqué, selon un jeu totalement incompatible avec les conditions objectives, ça passe encore comme topos du criminel... Mais la tête de monstre à paupière paralysée et dentition carnassière, sourire cynique aussitôt suivi d'une expression glaciale scandée d'un coup de cymbale, ça terroriserait bien un enfant de quatre ans. Question qui devrait se résoudre par le jeu, la figure terrible n'étant qu'une pièce du jeu. Ce qui n'est jamais le cas ici. Il ne suffit pas que la direction d'acteurs soit remarquable pour les deux prisonniers, qui jouent à la perfection une certaine réserve liée à la peur de mourir, contrariée par le bouillonnement d'une colère intérieure.  

   Les auteurs de film noir s'ils voulaient vraiment inspirer la peur devraient jouer de l'ambiguïté, condition de l'inopiné, de ce à quoi l'on est pas préparé, laissant le public sans défense. Preuve que ce genre relève non de la peur, mais d'une partie de frissons où le spectateur joue à se faire peur pour conjurer la peur et se sentir encore plus en sécurité. On est bien dans le divertissement, pas du tout dans l'écriture, qui nous mènerait imperturbablement à ce qui échappe à cette emprise. Il ne faut pas en demander davantage à un genre aussi marqué, captif de sa condition de genre même. L'étiquetage hollyoodien selon le genre : argument de vente déniant la capacité de l'art à dépasser les oppositions métaphysiques  telle que comique/tragique.
   La fillette à la poupée qui sollicite le gangster tenant
en respect les otages dans l'épicerie, encore une façon de titiller la corde sensible à bon compte. D'autant que le danger latent qui fait se fondre le spectateur dans son fauteuil est fortement souligné par une brusque action de défense suivie de l'invocation à Dieu. Gil prononce quelques mots en espagnol à l'intention de la fillette après s'être précipité, aux sons tragiquement martelés de l'orchestre, pour la préserver de Myers en la prenant dans ses bras. "Qu'as-tu dit ? s'enquiert celui-ci, - Tu ne comprendrais pas. - Qu'as-tu dit !!? - J'ai dit : que Dieu soit avec toi, petite !" Ce qui ferme le bec à l'autre. Véritable pathos de bénitier, qui de plus s'annonce au seuil de la boutique où le trio a croisé sur le trottoir un prêtre auquel il n'a pas rendu son salut.
   Rien de vraiment original donc, l'ambiguïté s'effaçant sous le manichéisme de l'image-son. Ce qui se traduit par la surenchère morale et affective. 11/12/21
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