CINÉMATOGRAPHE 

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David Wark GRIFFITH
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Cœurs du monde (Hearts of the World) USA Muet N&B 1918 117' ; R. D.W. Griffith, Alfred Machin pour les scènes de guerre ; Sc. Gaston de Tolignac Assist. E. von Stroheim ; Ph. Billy Bitzer, A. Machin, Hendrik Sartov ; Pr. Griffith prod. ; Int. Lilian Gish (Marie Stephenson), Robert Harron (Douglas), Dorothy Gish (la fille ménestrel), George Siegmann (von Strohm).

   
Dans un village français en 1914 la mobilisation générale suspend le mariage de Marie et Douglas. Bien qu'Américain, ce dernier considère de son devoir de donner sa vie à son pays d'accueil. Le père de Douglas et la mère de Mary perdront la vie sous les bombardements. Douglas est gravement blessé
lors d'une contre-attaque. Il parvient à se traîner jusqu'aux abords du village. C'est le jour qui était fixé pour le mariage. Marie le retrouve sans vie apparente. Elle s'étend auprès de son fiancé inerte toute la nuit en guise de nuit de noces funèbre puis rentrée au village va s'effondrer dans l'auberge. La jeune femme se rétablit grâce aux soins de l'étrange ménestrelle qui, après avoir tenté de séduire Douglas, s'est rabattue sur M. Cuckoo et travaille à l'auberge. Reconnu vivant cependant, Douglas est ramassé par la Croix-Rouge.
   Les Allemands occupent le village mais les Alliés regagnent du terrain, tandis que, guéri,
Douglas infiltre les lignes ennemies déguisé en officier allemand. L'affreux Strohm, un touriste allemand d'avant les hostilités est maintenant dans le contre-espionnage allemand. Il tente de violer Mary dans l'auberge mais en est détourné par une mission urgente. Douglas parvient jusqu'à l'auberge où il retrouve Mary, qui a du mal à réaliser. Von Strohm de retour fouille les locaux à la recherche de l'espion. Le couple s'est réfugié dans une pièce désaffectée au dernier étage. Avec un groupe de soldats Strohm tente d'enfoncer la porte. La ménestrelle les décime à l'aide d'une grenade dérobée dans leur arsenal. Les Alliés reconquièrent le village. Liesse générale et effusions particulières. 

   Tourné pendant la guerre avec de vraies scènes de bataille en France, film de propagande mais plus subtil que la propagande habituelle, voir par ex. Stage Door Canteen, 1943 de Frank Borzage, pour la Deuxième Guerre.
   Plus subtil d'une part parce que sous-tendu par un certain idéal de paix, la gloire militaire n'étant que le masque de l'inutilité de la guerre. "La ruine et les milliers de morts de la guerre civile a-t-elle vraiment résolu le problème des Blancs et des Noirs dans le Sud ?" est-il demandé au prologue. Ce qui ne va pas sans une conception avancée de la société où les femmes deviennent des êtres à part entière, pouvant opposer un non à la mobilisation de leurs fils. Le personnage burlesque de la ménestrelle, qui drague les hommes et met en échec des Allemands sans imiter en rien un homme constitue à lui-seul une forme de féminisme tendre, le burlesque étant ce qui désamorce les oppositions rigides. Dorothy Gish, la vagabonde, est la salutaire contre-mesure de la jeune première Lillian Gish (capable d'ailleurs d'assurer les deux rôles à la fois) et de la soumission des rôles à la logique des actions. Le parallèle entre l'idylle Mary/Douglas et la recontre amoureuse Menestrelle/M. Cuckoo, met bien du jeu dans les rouages.
   Plus subtil ensuite parce qu'il construit véritablement une histoire à la façon libre, ordinaire à Griffith, à la fois naturaliste, tragique et burlesque, les divers éléments se répondant par le jeu du montage parallèle et alterné. L'artifice filmique ne perd d'ailleurs jamais ses droits. Il suffit de sortir du champ pour être dans un ailleurs indéterminé. Le grand blessé Douglas se glisse péniblement hors-champ comme dans une zone de paix.
   Deux grandes forces sont invoquées : l'amour et la paix, qui se rejoignent dans la même formule : "à jamais".
La guerre s'oppose à l'amour comme le viol au désir, et la victoire est assimilée au mariage. Idylle amoureuse et paix participent des mêmes valeurs. Y sont associés les petits animaux. Le montage parallèle fait se communiquer les deux amoureux pour ainsi dire sans qu'ils le sachent eux-mêmes. Il suffit que le plan serré où Douglas dans sa tranchée tourne la tête gauche-cadre soit suivi de celui de Mary face, les yeux au ciel en prière au village.
   La paix procède de la haine de la guerre. D'où le schématisme du conflit par lequel les Américains sont venus pacifier les mauvais Allemands. Von Strohm,
à l'image du Kaiser dont il fait un éloge inconditionnel, est la figure de l'affreux prédateur, qui s'en prend même à la pure Mary car dit-il "seul le pouvoir crée le droit". Ceci non sans une certaine ironie tenant à la ressemblance du nom avec celui de l'assistant von Stroheim. L'ironie permet en fait de contourner la haine véritable. "Von Strohm et ses amis, aidés par des artistes, décrivent l'enfer de la vie des tranchées aux officiers supérieurs". Or ce carton commente une scène de spectacle de cabaret de campagne qui se termine en orgie, sexualité sans amour. 
   Ironie n'hésitant pas, paradoxalement, à cohabiter avec un brin de propagande. Sanglé de neuf, Douglas est présenté comme un guerrier héroïque, dont on montre bien la décoration dans un contexte où le Stars and Stripes, le défilé de victoire des troupes américaines, et même le portrait du président Wilson, sont au premier plan.  
   Au total, il y a un certain flottement dans l'instrumentalisation de l'art, qui est contraire au tempérament véritable de Griffith. Une séparation entre les images de guerre, du reste censurées pour ne pas effrayer, et celles d'une intrigue vivante, bien insérée dans un contexte villageois qui ne doit rien aux studios. On escamote ainsi dix millions de morts en faveurs d'une vision quelque peu frelatée de la providentielle Amérique.  4/03/18 
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