CINÉMATOGRAPHE 

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Jacques RIVETTE
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Ne touchez pas la hache Fr.-It. 2007 137’ ; R. J. Rivette ; Sc. Pascal Bonitzer et Christine Laurent d’ap. Balzac, La Duchesse de Langeais (1834) ; Ph. William Lubtchansky ; Mont. Nicole Lubtchansky ; M. Pierre Allio ; Pr. Roberto Cicutto, Marine Marignac, Luigi Musini, Ermanno Olmi, Maurice Tinchant ; Int. Jeanne Balibar (Antoinette de Langeais), Guillaume Depardieu (Armand de Montriveau), Michel Piccoli (vidame de Pamiers), Bulle Ogier (princesse de Blamont-Chauvry (Galerie des Bobines)), Anne Cantineau (Clara de Sérizy), Mathias Jung (Julien), Julie Judd (Lisette), Marc Barbé (marquis de Ronquerolles).

   Dans l'aristocratique faubourg Saint-Germain de la Restauration, la duchesse Antoinette de Langeais rencontre dans un salon le général Armand de Montriveau, héros impérial rétabli dans ses prérogatives et recherché d'autant plus par le monde, que ce sombre boiteux jure quelque peu avec le décor. 
Antoinette piquée lui fait savoir qu'elle le recevra tous les soirs en son boudoir. Le rude soldat s'éprend vite de la grande dame qui, flattée, l'aguiche et se dérobe tour à tour. Après quelques mois de régime tantalien, il se révolte, l'avertissant qu'elle "a touché la hache", métaphore du jeu dangereux auquel elle s'est complu, par allusion à la hache qui trancha la tête de Charles 1er d'Angleterre. Il fait enlever l'allumeuse dans le but de la guérir de sa cruauté en lui marquant le front au fer rouge. Elle donne alors une si belle preuve d'amour en acceptant la sentence qui la liera à jamais à son bourreau, que celui-ci fait grâce.
   Mais la situation s'est renversée. Antoinette désire Armand qui reste invisible. Après maintes lettres d'amour qu'il n'a pas daigné décacheter, le général se trouve conduit à en lire une ultime où la duchesse déclare prendre le voile s'il ne la rejoint à une heure donnée. À cause d'une pendule défaillante le rendez-vous est manqué. Elle disparaît de la capitale. On fouille en vain tous les couvents d'Europe et d'Amérique. Cinq ans plus tard Armand la retrouve par hasard dans un Carmel à Majorque. Avec d'intrépides compagnons il escalade la falaise pour l'enlever. Mais elle vient de mourir. Ils emportent le cadavre qui sera largué en mer.


   Exercice casse-gueule que l'adaptation. Non seulement en raison de l'hétérogénéité absolue du littéraire et du filmique (question que j'ai abordée mille fois ailleurs), mais aussi parce qu'elle répond le plus souvent à des motivations étrangères à l'art : faire d'un grand texte littéraire un spectacle de masse (Madame Bovary de Renoir ou de Chabrol, Germinal de Claude Berri) ou, au prix de la méconnaissance de la profondeur littéraire du modèle, en fétichiser l'apparence pour la délectation à bon compte du fin lettré fatigué.
   C'est cette dernière catégorie qui me paraît correspondre à Ne touchez pas la hache. On pourrait en comparer le travail d'adaptation à celui du chat qui dévore le poisson dont il dépiote méticuleusement l'arête. Sauf qu'il se garde bien de confondre déchet et friandise.
   Ne subsistent en effet de La Duchesse de Langeais de Balzac que l'action, les dialogues, costumes et décors, mais nécessairement lacunaires étant donné la condition du cinéma, encore qu'avec une désinvolture parfois qui confine au contresens.
   Quand d'abord un détail est privé du jeu qui lui donne sens dans le livre. La tabatière de la princesse de Blamont-Chauvry est, chez Balzac, mentionnée à trois reprises, deux fois directement, une troisième par la métonymie des brins de tabac, avec un effet d'humour marqué qui complète le portrait grotesque décrivant la "figure semblable à un vieux gant blanc", d'un "poétique débris" (La Duchesse de Langeais, chap. 3) de la cour de Louis XV. La tabatière apparaît ici au contraire avec un sérieux littéral, comme un simple attribut réaliste de la princesse, trahissant une lecture pressée du texte. Cela retentit donc sur la totalité du personnage, privé de ce relief malicieux qui jetait une vive lumière sur la réalité sociale du temps.
   Il y a, du reste, contradiction entre ce besogneux respect de la lettre et des libertés inconsidérées prises avec le physique et le comportement des personnages. La sylphide de vingt quatre ans d'une suprême élégance, au teint diaphane, devient une brune quadragénaire sans grâce, affublée de robes qui pourraient à la rigueur convenir à l'illusion théâtrale, mais dont l'œil impitoyable de la caméra dévoile le tissu bon marché et la façon grossière, ceci souligné en contraste par certains décors intérieurs authentiques.
   Mis en valeur sans complexe par la prise de vue, le jeu raide et appliqué de Jeanne Balibar achève le désastre de fausseté, nonobstant la belle sobriété de Depardieu, fils s'entend. Fausseté devant beaucoup aussi à ce que la littérature et le théâtre y priment le cinéma. Le respect du texte induit une diction déroulante et compassée malgré le vain gommage des imparfaits du subjonctif du texte original. Les cartons balzaciens mettent en exergue le beau style littéraire tout en épargnant l'effort d'imagination filmique des enchaînements.
   La référence au théâtre est d'ailleurs explicite dans la façon dont les pas résonnant sur les planches occupent immodérément la bande-son. On a même rajouté librement un petit intermède de fricotage dans les cuisines entre la femme et le valet de chambre dans le goût de la comédie classique, jusqu'à affubler la jeune femme, Suzette dans le roman, du prénom de Lisette. Encore un contresens s'agissant du faubourg Saint-Germain balzacien où la domesticité, "les gens", sont voués à l'invisible, autant du point de vue de leurs maîtres que pour des besoins d'économie d'écriture.
   Surtout, le récit de Balzac, lieux, personnages, comportement, sentiments, ne sont que l'émergence d'enjeux formidables : géographiques, historiques, économiques, politiques, sociaux. La duchesse n'est qu'un spécimen de la femme du faubourg Saint-Germain, lui-même au confluent de forces qui transcendent les faits et potentialisent les personnages et leurs actions. Ce qui n'empêche les individus d'être par eux-mêmes plus grands que nature, sujets à des chocs et soumis à des contradictions titanesques. C'est la vitale chair des profondeurs qui fait ici surtout défaut au squelette.
   La cinématographie proprement dite quant à elle, si elle présente ici un intérêt, c'est dans le montage rhétorique pour autant qu'il concrétise le rapport des deux protagonistes. Notamment le comportement d'évitement de la duchesse qui, sortant du plan où elle se trouve avec le général, passe dans un autre plan où finit par la rejoindre le boiteux précédé par les chocs de la claudication hors champ. Une métonymie plus hardie anticipe les cris des mouettes du Carmel pendant qu'Armand reconduit Antoinette après le rapt. Mais limité à ces effets dramatiques détachés, le hors-champ n'a aucune consistance sonore. La caméra, elle, se contente platement de seconder l'action quand elle ne surcommente pas les mouvements de l'âme par des tracés ostentatoires (voir le pano-travelling tarabiscoté autour du général assis au début dans la chapelle carmélite).
   Rien pour la "surprise" en tout cas, comme marque de la vérité au cinéma (Bresson : "que l'effet précède la cause"). Y compris en raison du visage des acteurs trop connus, éternelle cause précédant dès la ville l'effet à l'écran. Ainsi, M. Piccoli a-t-il préséance sur le vidame de Pamiers, personnage nécessaire à l'esprit et à l'action. C'est avant tout l'acteur que l'on accueille et dont on s'enchante, mais, si excellent fût-il, voire, en raison de cela
même, il interdit de croire au personnage.
   Plutôt qu'adaptation donc, académique a
ffadissement, pour ne pas dire imposture. 27/07/09 Retour titres