CINÉMATOGRAPHE 

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Karl GRUNE
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Grisou (Schlagende Wetter) 1923 Muet colorisé 63' (version courte reconstituée) ; R. K. Grune ; Ph. Willi Lehmann, Karl Hasselmann ; Déc. Karl Görge ; Cost. Ernö Metzner ; Int. Liane Haid (Marie), Hermann Vallentin (père de Marie), Eugen Klöpfer (Thomas), Leonhard Hasket et Adele Reuter-Eichberg (parents de Thomas), Walter Brügmann (George).

 
  Chassée par son père, seule dans la nature avec son chien, Marie donne naissance à un garçon. Grâce au chien qui cherche à attirer son attention, le mineur Thomas découvre la malheureuse sans connaissance et la recueille avec le bébé chez ses parents. Il offre sa paternité pour la déclaration de naissance. S'ensuit un mariage fondé sur une tendre confiance. Mais le contremaître George, le père biologique, refait surface et, Thomas étant à la mine, harcèle Marie sous le prétexte de voir son fils. Torturé de jalousie et moqué de ses camarades, Thomas un jour le surprenant le pourchasse jusqu'au fond de la mine où un coup de grisou provoque incendie et effondrements. Malmené, George succombe en se fourvoyant dans un boyau en feu. Marie est alertée par les sirènes. Les cages étant en surcharge elle rejoint par les échelles Thomas, qui lui pardonne. Tous deux sont bloqués avec un des mulets d'attelage par un éboulement trois jours et trois nuits durant, à bout de forces. Des coups retentissent sur la paroi effondrée. C'est l'équipe de secours conduite par le père de Thomas. Le fils n'a pas la force de lever sa pioche pour répondre aux signaux. Mais la mule frappe le sol du sabot. Un trou se forme dans la paroi laissant passer une main, celle du père que saisit Thomas. 

   Le film se subdivise en cinq actes pouvant s'intituler : 1) Abandon de Marie enceinte.  2) Sauvetage par Thomas de Marie maintenant mère. 3) Mariage et conflits passionnels. 4) Harcèlement de Marie et vengeance de Thomas. 5) Sauvetage du couple réconcilié. Mais ce n'est que le niveau superficiel du film. Sur fond de reconstitution minutieuse de la vie des mineurs, qui n'exclut pas les hyperboles sur la pénibilité du travail, l'amour humain va tracer un chemin de salut dans la dure condition qu'aggravent les conflits passionnels.
   Comment le cinéma s'y prend-il sachant que ses moyens sont totalement étrangers aux phrases qui décrivent ici l'intrigue ? Il faut non seulement donner forme au monde intérieur, mais surtout que l'action prenne consistance filmique. Monde intérieur : au sentiment d'aliénation s'oppose et peut y suppléer l'humanité des âmes. Pénitents à la démarche pesante coiffés d'un sac noir, les mineurs sont des pantins mus par ficelles tels les habits hissés au plafond par un système de fils et de poulies. Y fait écho la machinerie des cages au bout de leur câble, manœuvrée par un gaillard bien propre trônant sur son fauteuil comme un démiurge, que suggère bien un raccord par surimpression. 
   Ni outrance des gestes ni grimaces ici comme généralement dans le muet de l'époque. Grâce à la forte sensibilité de la direction d'acteurs l'humanité, au-delà de la référence évidente à la Nativité, peut se lire sur les corps et les visages. Mais elle prend surtout des formes extérieures inattendues : le burlesque du père opposé à la rigueur de la mère et l'innocence animale, ignorante des rapports de classe. Le père, le chien et le mulet délivrent de la servitude, d'autant mieux qu'ils ne sont pas sérieux. Les animaux se comportent comme des animaux de cirque. Le chien berce le bébé. Au sérieux de la mécanique productive s'oppose celle dédiée au mariage. Le père, contre-pouvoir du machiniste de la mine, renclenche le limonaire dont l'interruption a suspendu les gestes des danseurs, soumis ici encore à une machine mais pour la bonne cause. Ou bien à l'aliénation s'oppose le jeu de colin-maillard, qui trouble les repères et entraîne la décision, même s'il semble de prime abord une figure de l'aliénation.
   
La force de l'art réside cependant dans l'assomption d'un paradoxe du cinéma. Si crédible que soit rendu le drame humain dans son contexte sociologique, il ne peut atteindre au vrai qu'à ne pas dénier l'artifice qui le rend possible. La beauté ce n'est pas le mimétisme de plateau mais l'économie de l'artifice. C'est-à-dire la manière dont le cadrage et le montage intègrent de plein droit l'ellipse - qui est structurelle puisque l'image relève du découpage - dans l'univers du film. Le plan est donc prélèvement mais sur quoi ? Sur le libre univers des possibles où le film trace son chemin. Le monde comme devenir ou plutôt futurition est dans le hors-champ. Les regards, les paroles, les gestes s'adressent d'abord à un bord-cadre avant que le plan suivant ne leur donne sens. Deux façons d'entrer dans la maison : en en respectant l'intimité, sur trois plans successifs, porte franchie de l'extérieur par le personnage qui paraît à l'intérieur par un changement d'axe à 180° en raccord mouvement dans un plan qui se limite à la zone de la porte, puis pénètre au cœur du foyer par la médiation d'un troisième plan. La pénétration sur deux plans est en revanche une forme de violence.
   La logique du jeu entre images et hors-champ présente l'avantage sur celle de la représentation directe, de l'épargne psychique. Un algorithme iconique constitué de quelques localisations remarquables vaut pour la totalité de l'espace dramatique. Pour s'en tenir au monde de la surface : la maison, intérieur et extérieur, la place du village, cheminées d'usine à l'arrière-plan, l'allée rectiligne conduisant au porche du domaine minier, une esplanade à traverser pour atteindre le bâtiment du puits, le local d'accès à la cage d'ascenseur, la salle des machines et d'autre part l'intérieur (bar et salle des fêtes) et l'extérieur de l'auberge. La topographie n'étant pas donnée, les lieux remarquables sont déconnectés et soumis à l'inconnue du hors-champ.
   Aussi les raccords sont-ils plus libres que pour un monde continu. Lors de la poursuite de George par Thomas en quatre temps sur deux séquences distinctes, une pour chacun, car Thomas retenu par Marie et son père est en retard sur le fuyard, les plans se succèdent ainsi : extérieur de la maison (à l'arrière pour George sorti par la fenêtre, à l'avant pour Thomas sorti par la porte), course dos-caméra du protagoniste en plan d'ensemble le long de l'allée dans l'axe de la caméra, esplanade en très large plan d'ensemble, cage d'ascenseur en plan moyen. Entre l'allée et la cage l'angle du plan de l'esplanade a changé et la direction du mouvement s'est inversée à 180°. Le fuyard dans la première série puis son poursuivant dans la deuxième, surgissent du bord-cadre supérieur en plongée aiguë et sortent par le bord inférieur. Ce viol du continuum pousse à l'extrême l'effet de violence.

   Extrême de l'emportement d'une autre façon, les attelages à quatre chevaux des équipes de secours virent en plein élan à angle droit dans l'allée en enfilade au sol gelé, venant du hors-champ droite-cadre à l'avant plan. Manœuvre périlleuse d'autant que la masse en mouvement écrasant l'avant-plan est grossie démesurément d'excéder le cadre, et que l'équipe se tient debout en fragile équilibre sur le plateau sans ridelles de l'attelage.
   Le hors-champ pourtant n'est pas que relatif aux bords. Il s'étend encore derrière l'écran où se tient le père dont le trou percé dans la paroi laisse passer la main, réminiscence du Dieu de la chapelle Sixtine, s'opposant à la démiurgie infernale du puits. Le hors-champ s'affirme donc vraiment comme fonction latente et d'autant propice à l'émotion. Mais arrêtons-nous là de peur de faire honte aux Oscars et autres Palmipèdes du 21e siècle. 31/10/17 Retour titres