CINÉMATOGRAPHE 

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Akira KUROSAWA
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La Légende du grand judo (Sugata Sanshiro) Jap. VO N&B 1943 80' ; Sc., R. A. Kurosawa, d'après la biographie romanesque homonyme de Tsuneo Tomita ; Ph. Akira Mimura ; Son Tomohisa Higuchi ; Mont. A Kurosawa, Toshio Goto ; M. Seiichi Suzuki ; Pr. Keiji Matsuzaki/Toho ; Int. Susumu Fujita (Sanshiro Sugata), Denjiro Okochi (Shogoro Yano, maîte de judo, école Shodokan), Takashi Shimura (Hansuke Murai, maître de jiu-jitsu, école Ryoi-Shinto), Ykiko Todoroki (Sayo Murai, sa fille), Yoshio Kosugi (Saburo Monma, maître de jiu-jitsu, école Shimmei Kassatsu), Ranko Hani (Osumi Monma, sa fille), Ryunosuke Tsukigata (Higaki Gennosuke, maître de jiu-jitsu), Kodo Kokuten (le bonze).

   Tokyo, 1882. Après avoir assisté à la défaite de son équipe de jiu-jitsu dans un
guet-apens inégal à plusieurs contre Shogoro Yano, l'inventeur du judo, Sugata Sanshiro passe à l'école de celui-ci. D'abord indiscipliné, il préfère courir la castagne de hasard. À son retour, Shogoro l'aguerrit en le laissant une nuit entière dans un étang vaseux agrippé par obstination juvénile à un pieu, "le pieu de la vie" selon le bonze attaché au dojo. C'est en voyant éclore un lotus avant l'aube que Sanshiro comprend devoir se soumettre. Il progresse alors de façon remarquable et remporte tous les combats.
   Le maître Shogoro le désigne pour représenter son école au tournoi d'arts martiaux de la police, dans l'initiative duquel trempe Saburo Monma, le maître de jiu-jitsu dont la défaite inaugure le film et qui pense y trouver sa revanche. Mais il est mortellement vaincu par Sugata au premier combat. Le maître de jiu-jitsu Higaki Gennosuke, personnage inquiétant, comparé à un serpent, lance un défi au disciple de Shogoro mais, plus ancien, un certain Hansuke Murai a la préséance au tournoi. Entre-temps, profondément humiliée, Osumi, la fille de Monma, tente de poignarder le vainqueur de son père. Sugata en est si affecté qu'il en perd ses moyens, mais à force d'échecs à l'entraînement, il se ressaisit.
   Cependant le prochain combat lui pose un cas de conscience car il a vu Sayo, la fille de Hansuke, dont il est épris sans le savoir, prier avec
ferveur pour la victoire de son père. C'est le bonze qui lui redonne assurance en lui rappelant la nuit du lotus sur le pieu de vie. Sugata devient l'ami de Hansuke après l'avoir vaincu. Higaki cependant s'obstine. Avec un seul témoin ils se livrent un duel à mort sur une plaine ventée tragique. Sur le point de succomber à un étranglement, Sugata retrouve soudain dans un nuage la configuration de la fleur de lotus. Il reprend le dessus et emporte le combat. Higaki survit et se transforme moralement. Sentimentalement perturbé, le champion décide de voyager. Hansuke insiste pour que Sayo l'accompagne en train jusqu'à Yokohama. Au cours du trajet, la jeune femme souffre d'une poussière dans l'œil. Il s'apprête à la soigner, puis comprenant que la douleur n'est pas uniquement physique, la rassure en souriant : "je reviendrai vite". 

   Ce premier film est déjà le récit initiatique d'une âme envisagée dans sa totalité, inséparable d'un contexte évolutif moral, social, affectif. Sa force tient à ce que la représentation
(1), autrement dit la naïve imitation d'une chimère - conjecture de ce qui serait supposé se dérouler sous nos yeux dans la réalité si l'intrigue appartenait au monde réel -, cède le pas à une démarche consciente de ce qu'en art, la vérité ne saurait procéder d'autre chose que des artifices du langage, mieux, de ceux qui, négligeables au point de vue de la stricte fonction de communication, sont les véritables interlocuteurs de l'esprit humain.
   Ainsi, l'hyperbole vient au secours de l'impossibilité de traduire à l'image la force dramatique des combats, en donnant une ampleur surhumaine aux mouvements. Mais elle ne consiste nullement à fétichiser le signifié en présentant des effets spéciaux pour eux-même. Bien au contraire, elle fait littéralement le langage cinématographique rendre gorge de solutions inouïes. Le cadrage, le son, le découpage, sont les véritables opérateurs de la sensation qu'un regard superficiel croit devoir attribuer à des performances profilmiques.
   Violemment projeté par Hansuke, Sugata sort du champ par la voie des airs. Plan large de l'assistance, puis dans un troisième plan raccordé dans le mouvement au premier, Sugata se reçoit souplement sur les pieds. C'est l'hiatus du montage, en interposant un hors champ indéterminé dramatisé par le regard des spectateurs, qui constitue la véritable figure filmique. Dans le premier combat, le vol plané de Monma signant la victoire de Sugata se distribue en un découpage complexe. La projection elle-même est en plan rapproché cadré aux épaules.
   Cette contraction anormale de la cause physique donne une force énorme à la libération dans le plan suivant du corps projeté sur champ initialement
vide. Puis changement de plan cadrant la tribune où trônent notamment les deux futurs adversaires de Sugata. Tout à coup retentit un violent choc sonore hors champ suivi d'une coupure du son qui va durer 31 secondes, d'abord meublées par un long panoramique gauche droite de 180° (se terminant donc sur le mur en face) sur les spectateurs se levant au fur et à mesure le cou raidi à droite. Tous muscles tendus vers le hors champ droite-cadre, les cinq derniers spectateurs forment un groupe à part dont la composition en diagonale - coin inférieur gauche/coin supérieur droit - crée une tension vers le lieu où gît Monma au pied d'une cloison de bois laminée par le choc. Un recadrage serré sur le corps inerte à plat-ventre saisit la pénétration au ralenti dans le champ de haut en bas et verticalement d'un carreau de velum qui, détaché de la cloison, s'abat sur la tête de Monma.
   Outre le ralenti, presque naturel d'être approprié à la légèreté extrême du matériau, cet effet saisissant, dramatisant la mort, tient à ce que le panneau est à sa place au plan précédent, qu'on ne le voit pas se détacher de son cadre et qu'il surgit du hors-champ par le haut-cadre dans le plan montrant le corps. Suit un recadrage large en plan fixe englobant le groupe de cinq à gauche et, dos-caméra, Sugata à droite, totalement immobiles, dans un suspens généralisé que vient briser hors champ un cri suraigu provoquant un mouvement de
tête de Sugata : celui d'Osumi Monma, la fille du vaincu. En réalité, le cri est la conséquence directe du choc. Entre les deux, une bonne demi-minute de silence absolu figure le trou noir de la stupeur.
   Par conséquent, la déconstruction du référentiel spatio-temporel au moyen du cadrage, des mouvements d'appareil, du montage et du son, redistribue les données de l'action dans une configuration filmique à haute tension dramatique.
   Par ailleurs, le déroulement du récit est court-circuité par la mise en réseau de figures. Le mode d'emploi en est fourni d'emblée par le motif des
ghetas (socques de bois surélevées). Sugata abandonne les siennes pour mieux tirer par dévotion le pousse-pousse du maître de judo à la place du conducteur qui, terrorisé par le get-apens a pris la fuite. Mais c'est aussi une façon de renoncer à la tradition du jiu-jitsu et à la société sclérosée en faveur d'une société nouvelle. N'oublions pas qu'en 1943 nous sommes sous un régime autoritaire allié au nazisme. Le contraire de l'ère Meiji qui prête son cadre à l'intrigue. L'itinéraire d'une des ghetas abandonnées occupe la séquence suivante comme figure du temps écoulé. Un chiot sous la pluie s'en fait un jouet, puis on la retrouve plantée sur les pointes acérées d'une grille, ensuite entraînée par le courant après avoir été retenue par des pieux (lien avec l'épreuve initiatique du pieu de vie) bordant le fleuve, elle suit le cours d'eau jusqu'à ce qu'un panoramique la laisse à son destin fluvial pour cadrer la maison de plaisir où l'on retrouve Sugata défiant tous les hommes.
   Cependant, c'est la
gheta brisée de Sayo qui constitue le déclencheur de la rencontre lorsque Sugata, croisé justement sur l'escalier du temple, se propose de la réparer. Mais d'apprendre ensuite qu'elle est la fille de son adversaire au tournoi, ce sont les siennes qui sonnent avec un martèlement quadrupédique sur les marches dévalées en hâte. Il est exemplaire que la gheta s'associe à deux ordres d'initiation d'abord divergents (la maison de plaisir, et peut-être un Japonais pourrait-il être saisi à son insu par le jeu de mots gheta/geisha, sorte de raccord implicite), puis parallèles pour finir convergents : le judo et l'amour, de même que la formation médicale de Yasumoto dans Barberousse est inséparable de la construction de sa vie amoureuse.
   Le nénuphar impliqué dans l'accomplissement du judoka est, du reste, clairement une métaphore de l'amour. C'est ici une concrétisation de la condition énoncée par le maître pour devenir un vrai judoka : connaître la voie de l'Homme, sinon "c'est comme si on donnait un couteau à un fou".
   Le processus symbolique
(2) dont nous venons d'avoir un aperçu est ce qui donne au film sa profondeur artistique(3). On peut donc lire les images autrement, libérées de la contrainte narrative, comme nous y incite le lien métaphorique entre le feuillage et le tissu imprimé du kimono de Sayo, révélé par un enchaîné représentant la pensée de l'homme amoureux.
   Voyons à cet égard le réseau des personnages principaux. Le dédoublement du père et de la fille : Hansuke Murai et Sayo en Saburo et Osumi Monma, purifie l'amour en projetant à l'extérieur la haine qui mélangerait l'idylle. Comme dans une déception amoureuse, Sugata est anormalement affecté par le geste meurtrier d'Osumi, jusqu'à devenir provisoirement inapte au combat. En même temps, on imagine bien le poignard d'Osumi dans les mains de Sayo qui, non seulement fait preuve d'une inquiétante obstination en répétant "papa gagnera", mais de plus n'est pas sans ambiguïtés. Le "serpent"
Higaki adopte avec elle une attitude de propriétaire, s'étalant impudemment dans sa maison, secouant la cendre de sa cigarette sur une fleur (profanation et antagonisme du nénuphar), et venant y faire une scène de jalousie.
   Ce genre de clivage assez coutumier chez Kurosawa relève typiquement de l'art parce qu'il fait éclater l'ordre cognitif, qui se redistribue dans le système d'ubiquité du film, épargnant les longs cheminements justificatifs de l'intrigue, ici, une dialectique de l'amour et de la haine qui devrait trouver sa résolution dans l'un ou l'autre des termes en conflit. Ce premier film révèle donc déjà pleinement le génie de son auteur.
30/05/04 Retour titres