CINÉMATOGRAPHE 

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Jean RENOIR
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La Grande illusion Fr. N&B 1937 113' ; R., J. Renoir ; Sc. J. Renoir, Charles Spaak ; Ph. Christian Matras ; Déc. Lourié ; M. Joseph Kosma ; Pr. Réalisation d’Art cinématographique ; Int. Erich von Stroheim ; (capitaine puis commandant von Rauffenstein), Jean Gabin (lieutenant Maréchal), Pierre Fresnay (capitaine de Boëldieu), Marcel Dalio (Rosenthal), Dita Parlo (Elsa), Julien Carette (Traquet, acteur de music hall), Gaston Modot (l’ingénieur du cadastre), Jean Dasté (l’instituteur).

   1916. Avant de rejoindre l'offizierslager de Halbach, camp d'officiers prisonniers au cœur de l’Allemagne, le capitaine de Boëldieu et le lieutenant Maréchal sont conviés à la table du capitaine von Rauffenstein, celui qui a descendu leur avion.
   La chambrée du camp des officiers se compose de Rosenthal, fils de banquier juif et propriétaire d’une maison de couture, d’un acteur des Bouffes du Nord, d’un ingénieur du cadastre et d’un instituteur. Rosenthal nourrit tout ce monde grâce aux somptueux colis touchés. Les nouveaux venus sont associés à un projet d’évasion au moyen d’un tunnel qu'on creuse sous le plancher. Pendant la revue de music-hall organisée par les prisonniers, Maréchal survient sur scène pour annoncer la reprise de Douaumont. Tous, Anglais compris, entonnent la Marseillaise tandis que les Allemands quittent la salle. Maréchal est jeté au cachot où il déprime. Il revient juste à temps pour l’évasion. Mais le jour fixé, les officiers sont transférés dans un autre camp.
   Après maints autres transferts en raison de tentatives d’évasion, Boëldieu et Maréchal sont détenus dans une forteresse commandée par Rauffenstein, affecté à l’arrière avec le grade de commandant en raison des nombreuses blessures qui le rendent inapte au combat. Ils y retrouvent Rosenthal. Malgré l’impressionnant appareil carcéral réputé infranchissable, Boëldieu imagine d’organiser à la tombée de la nuit une diversion qui permette à Maréchal et Rosenthal de s’évader en se laissant glisser le long des vertigineux ramparts à l’aide d’une corde fabriquée en douce. En trois temps : tous les prisonniers jouent de la flûte en même temps. Les instruments sont confisqués. Un quart d’heure plus tard, tintamarre avec des instruments improvisés.
   D’où rassemblement général dans la cour pour l'appel. Manque Boëldieu. Le son d'une flûte tombe d’une courtine élevée. Le projecteur dévoile le capitaine en gants blancs, jouant "Il était un petit navire". Pendant que les gardes se lancent à sa poursuite, de plus en plus haut, les deux compères s’évadent. Après sommations suppliantes, Rauffenstein tire sur l’aristocrate, un frère de caste. Lequel est mortellement blessé. Rauffenstein à son chevet s'excuse. Échange de civilités avec le moribond, qui "en aurait fait de même".
   Plus tard, épuisés et affamés, Maréchal et Rosenthal, qui a une cheville foulée, se réfugient dans une ferme montagnarde habitée par une jeune veuve de guerre mère d'une fillette. Elsa devient la maîtresse de Maréchal. Avant de partir, il promet de revenir. Les deux fugitifs atteignent la Suisse après avoir échappé aux balles d'une patrouille allemande.

   Beau succès que La Grande illusion, grâce probablement à la personnalité des acteurs, qui ne se fondent pas dans l’intrigue comme le voudrait Renoir, ainsi qu'aux bons sentiments et à l’académisme auxquels semble se résigner l’auteur malgré quelques expériences reprises de Toni et préfigurant La Règle du jeu.
   Pierre Fresnay (Galerie des Bobines) incarne le type de l’aristocrate pincé avec monocle, gants, fine moustache et ton péremptoire, à l’opposé du contre-emploi délibéré, totalement réussi, de Dalio. Le personnage joué par Gabin ne diffère guère de ses rôles ordinaires (Galerie des Bobines). Homme à femmes sur le point de rejoindre une certaine Joséphine au début et à qui revient d'endosser l’idylle du film, figure populaire et bon enfant gratifiée de traits pittoresques à la limite du tic : « Qu’est que c’est l’cadastre ?» ou « Qu’est-ce c’est qu'ton Pindare ? », etc. annonçant déjà le légendaire « t’as d’beaux yeux, tu sais ! » du Quai des brumes (1938). Dalio est plus spontané, plus adapté aux intérêts du film dans ce premier galop, libre relativement à ses autres rôles. Carette (Galerie des Bobines) serait tout à fait bien en bouffon si l’on pouvait avoir un moment un réel sentiment de danger. Non pour faire contrepoids mais, en jouant de la contradiction, pour ne pas verser dans le simplisme de genre.
   Stroheim enfin (Galerie des Bobines) est un acteur hors-pair, voire un monument écrasant de son poids ce film bien trop lisse.
   Certes, Renoir sait de quoi il parle, puisqu’il l’a faite cette guerre. En témoigne sa propre tunique d’officier d’aviation sur les épaules de Gabin. Il en a retenu l’aspect chevaleresque et l’existence de rapports humains entre adversaires. Mais au cinéma cela devient un mythe par trop émouvant. L’idée que l’ennemi puisse avoir des sentiments humains est follement tentante, elle répond sans doute à un principe régulateur de l’équilibre du moi. Elle permet de surmonter l’instinct de fuite. Or dans la réalité, le soldat ennemi, même officier, peut cacher toutes les variétés possibles d’homme civil. Un officier allemand qui aide le manchot Maréchal à manger, des rapports presque tendres avec les gardiens, l'auteur du coup de feu mortel s’excusant auprès de sa victime, tout cela est unilatéral, quasi sentimentaliste et surtout contradictoire avec les idées mêmes défendues en général par Jean Renoir. Il en résulte un éthos mou, un défaut de vitalité qui se traduit dans des disparités de facture.
   Car il y a deux phases. Celle,
au camp d’Halbach, du plan-séquence avec son hors-champ. Celle du montage classique et de la musique d'accompagnement ensuite. Même si dans les deux cas, les intérieurs suréclairés sont une faute impardonnable, ôtant toute crédibilité aux décors authentiques, la première partie fait autour de l’action principale sa part au foisonnement environnemental. Soit que le plan séquence ou la profondeur de champ attrape un événement adventice, soit que les actions s’enchaînent sans coupure du champ au hors-champ et réciproquement, le hors-champ étant de toute façon richement meublé par les divers sons caractéristiques d’un camp militaire. Mais dans la deuxième partie, à quelques exceptions près, on éprouve un sentiment de paresse filmique fortement favorisé par l’appoint systématique de la musique "de fosse" (qui élimine donc les sons environnants), surtout, musique sentimentale (violons saluant l'agonie de Boëldieu, thème lyrique puis élégie de l’idylle).
   Il serait injuste de ne pas saluer des moments saillants, où l'on reconnaît la meilleure patte de Renoir. Citons le plan-séquence soudain totalement silencieux où une caméra souple en pano-travelling attrape en les ponctuant par une légère déviation les visages figés successifs des détenus avant de découvrir le jeune militaire métamorphosé en femme pour le spectacle. Et, dans un autre registre, les officiers anglais ramassant leurs affaires, dont des raquettes de tennis, pour l'affectation dans les chambres.
   Ce qui fait l'art n'est pas, cependant, l'émergence de quelques pics isolés, mais l'aptitude de toutes les données à renforcer le jeu interne capable d'éveiller un questionnement inédit. 28/09/09 Retour
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