Ghost Dance GB 1984 94' ; R. et Sc. K. McMullen ; Ph. Peter Harvey ; M. David Cunnigham, Michael Giles, Jamie Muir ; P. Ken McMullen/Looseyard LTD ; Int. Leonie Mellinger (Marianne), Pascale Ogier (Pascale), Robbie Coltrane (George), Jacques Derrida (lui-même), Dominique Pinon (vendeur high tech et guide du mur des Fédérés), John Annette (professeur américain), Barbara Coles (voix off), Ken McMullen (voix off).
Doctorante en anthropologie ayant également suivi des cours avec Derrida, Pascale est censément, avec sa complice Marianne, soumise à la logique des fantômes telle que la définit le philosophe de la déconstruction, qui en témoigne en personne dans le film. Il s'agit selon lui de "la mémoire d'un passé qui n'a jamais eu la forme de la présence". Elle s'apparente au deuil pathologique. Lequel, impuissant à pacifier la mort de l'autre en l'intériorisant par introjection, en prolonge la souffrance en se l'incorporant.
Ce qui est ainsi absorbé est évidemment un simulacre de vie. Simulacre unheimlich qui n'a jamais eu la forme de la présence comme tel ! Par un truquage de composition à partir d'une photo grandeur nature placardée au mur, Marianne semble avoir fait son lit sur la tombe de Marx : indécidabilité entre vie et mort. Les phares des voitures dans la ville nocturne sont autant de regards de l'au-delà. Les machines de télécommunication véhiculent les voix d'individus physiquement impalpables, dont la présence nous est dérobée. C'est pour s'en libérer que, d'entrée de jeu, Pascale tente de revendre tout un arsenal technologique au magasin. Le vendeur lui fait savoir que ce matériel n'a de valeur que dans le sens marchand-client. Il le démontre sous les yeux de la jeune femme en pulvérisant rageusement l'un des appareils.
Ainsi abstrait de sa condition marchande, l'objet désormais voué à une forme d'existence fantomatique s'ajoute aux friches industrielles et autres dépôts de résidus en déshérence constituant le décor dominant du film. Et le vendeur high tech se retrouve significativement guide touristique du Mur des Fédérés au Père-Lachaise. S'ensuit un nouveau jeu d'inquiétante indécidabilité. Des photos grandeur nature de cadavres des Fédérés de la Commune de 71 dans leur cercueil ouvert sont affichées au mur. Marianne vient par superposition se substituer un instant à l'un d'entre eux au cours d'un travelling arrière à partir d'un plan serré.
Les deux jeunes femmes sont en outre identifiées aux peuples aborigènes. Ceci en rapport avec la thèse de Pascale sur le culte du Cargo. Ses rites attribuent un sens imaginaire au monde inconnu d'où, transportés par cargos, affluent les biens de consommation des colons occidentaux. Bientôt avatars de la transformation d'un oiseau géant sous la forme de sauvageonnes dotées de pouvoirs magiques, elles sont confrontées au monde animique, dont des fantômes incarnés en rats. Les rongeurs s'incorporent aux humains pour les dévorer de l'intérieur comme le mauvais deuil. Passant son temps à faire dialoguer sa batterie avec la voix météo de la radio, leur ami George, un moment livré à la danse rituelle du serpent, oscille entre plusieurs identités comme autant d'apparitions.
Les rituels de conjuration semblent la seule réponse possible. L'homme qui au pré-générique, en profondeur de champ, fonçait face- caméra le long d'une galerie industrielle inondée, marche à la fin comme le Christ sur la même eau puis rampe sur sa surface figée en haletant. Marianne va encastrer dans la boue la série des photos plaquées sur une falaise face à la mer mugissante. Sur la plage elle recouvre de sable les photos des Fédérés morts, qui seront emportées par la marée.Le récit procède d'un montage rompu, ostensiblement excentrique et commenté par l'étrangeté obsédante de l'accompagnement musical plus ou moins traité électroniquement et largement rythmé de percussions diverses. Swing/rock lent ressassé, basse en palm mute, à quoi s'ajoutent des effets sonores par nappes vocales, ou ensemble de gongs, ainsi que des orchestrations et des chœurs d'un exotisme réputé primitif enrichi de cris de faune tropicale. Ponctué en outre d'appels ou d'avertissements menaçants de sirènes, le film surjoue, avec la mise en question de la candeur ontologique du cinéma dominant (de sa croyance en la valeur de vérité de la représentation), sa propre hantologie. Laquelle prétend parcourir un répertoire exhaustif de toutes les thématiques susceptibles de s'apparenter à la spectralité, alors que celle-ci, au contraire, devrait être traitée comme fait de structure. "Il faut distinguer cela de la structure de part en part spectrale de l'image cinématographique" (Derrida, "Entretien" in Les Cahiers du cinéma n° 556, p. 77). Structure fortement liée à la nature du médium. L'évident souci de démonstration, la tendance de l'image à illustrer platement les paroles, la surenchère des effets inquiétants, surtout sonores, autant de façons de brouiller la vraie question de la spectralité, qui n'est pas évidente, reconnaissons-le, et demanderait quant au cinéma à être encore minutieusement interrogée.
Outre l'omniprésence écrasante de la musique auxiliaire, il y a le dédoublement censé désapproprier l'action par les voix off, masculines et féminines. Au niveau diégétique, l'élément liquide à l'écran voudrait s'affirmer comme réserve indifférenciée de formes encore inassignées, surtout la mer écumante au générique, venant d'un fond illimité face caméra, ponctué d'appels répétés de sirènes distantes. Au générique, elle fait revenir indéfiniment en mugissant l'objet flottant que Marianne s'évertue à vouloir mettre à flot. Au final elle réabsorbe la fantomalité photographique. C'est encore supportable tant qu'on est dans le registre tropique de l'insondable maritime. Mais avec, notamment, les remous du canal soulignés de sons instrumentaux ad hoc au moment précis où Marianne prononce le mot fantôme, on tombe dans la redondance appauvrissante, qui est dans l'art du cinéma le prix à payer de tout excès d'intention.
Sans doute l'intérêt de ce long métrage se trouve-t-il pour lors incidemment résider dans le pouvoir de faire apparaître, avec la prometteuse Pascale Ogier qui, à ne guère survivre au film, ne joua hélas que trop bien son rôle, ce revenant quand-même peu ordinaire et même extraordinaire nommé Derrida. 06/03/21 Retour titres