CINÉMA ARTISTIQUE 

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Kenji MIZOGUCHI
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Femmes de la nuit (Yoru no onna tachi) Jap. VO N&B 1948 73' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. Yoshikata Yoda d'ap. Joseimatsuri de Eijiro Hisaita  ; Ph. Kohei Sugiyama ; Mont. Tazuko Sakane ; Déc. Kiyoharu Matsume, Sûekichi Yamaguchi ; M. Hisato Osawa ; Pr. Sochiku ; Int. Kinuyo Tanaka (Fusako Owada), Sanae Takasugi (Natsuko Kimishima), Mitsuo Nagota (Kenzo Kuriyama, le patron, amant des deux sœurs), Tomie Tsunoda (Kumiko Owada), Heinpei Tomimoto (beau-frère de Fusako).

   Vivant chichement avec sa belle-mère, son beau-frère semi-chômeur au noir qui passe son temps à s'alcooliser et Kumiko sa jeune belle-sœur ouvrière d'usine, Fusako perd son bébé tuberculeux après un mari des suites d'une blessure de guerre. Kuriyama, patron d'une entreprise couvrant un trafic d'opium, l'engage comme secrétaire de direction pour la mettre dans son lit. Il est accueilli en effet dans l'appartement où elle est installée. Rapatriée de Corée où elle était réfugiée avec leurs parents récemment décédés,
sa sœur cadette Natsuko est entraîneuse dans un cabaret. Fusako disparaît après l'avoir surprise avec Kuriyama dans l'appartement qu'elle s'est senti à sa demande contrainte de partager. Entretemps Kumiko fugueuse, valise à la main, débarque : "je veux voler de mes propres ailes" s'entend dire Natsuko, qui désapprouve. La jeune fille s'enfuit éperdue.  
   Dans le contexte trouble du Japon d'après-guerre, en raison du goût effréné des hommes pour le sexe vénal au mépris du droit des femmes, c'est le début de la descente aux enfers de trois jeunes femmes. En quête d'un refuge pour la nuit, Kumiko est violée par un faux étudiant puis dépouillée par une meute de pilleuses. Fusako, trahie, s'est rabattue par dépit sur le trottoir. Prise dans une rafle de filles en la recherchant dans les bas quartier, Natsuko est,
à la visite subséquente, diagnostiquée syphilitique et enceinte de Kuriyama. Elle y retrouve, comme elle infectée, Fusako, qui s'évade et va tapiner pour contaminer les hommes par vengeance. Natsuko a été libérée sous la caution de Kuriyama. Il exige l'avortement avant d'être arrêté comme trafiquant d'opium. Totalement démunie elle se met à la merci des hommes en cédant à la boisson. Fusako survient afin de l'emmener de force dans une maison d'accueil pour femmes en détresse où elle est traitée pour son infection, mais accouche d'un enfant mort-né. Dans une rue nocturne les prostituées appellent à "bizuter" une nouvelle dans un terrain vague. Fusako suivant le mouvement reconnaît Kumiko. Comme elle décide d'abandonner le métier pour ramener sa belle-sœur à la maison, elle est soumise à une cruelle correction en règle. Mais une partie d'entre les filles, touchées par les vérités crues proférées en retour quant aux effets de l'injustice de leur condition, se retourne contre le groupe afin de les laisser partir en paix.   
 
  
   L'option réaliste, qui consiste à rendre compte de ce qu'il est en général malséant d'exposer, est ici un mode d'engagement socio-politique en faveur de la condition des femmes réduites à la prostitution. Cette méthode repose sur le principe selon lequel exposer le malheur résultant d'une injustice doit inciter à la combattre. Corollaire : plus c'est violent, plus notre conscience est ébranlée et plus nous sommes enclins à la lutte pour améliorer le sort des victimes d'un système redevable à la domination masculine. Principe contestable, ne serait-ce d'abord que parce que la violence, surtout la violence associée au sexe, relève d'un spectaculaire propre à un certain genre cinématographique. Quant à la violence réaliste, en agressant le spectateur, elle suscite des défenses qui inhibent toute réflexion. Mais surtout, la description de la violence n'a aucun pouvoir moral par elle-même. L'auteur en est si conscient qu'il intercale des leçons de morale dans la bouche du médecin de la maison d'accueil et même, aussi angéliques qu'inanes, dans celle de son factotum : "Vous devez, dit celui-ci aux deux sœurs, devenir de nouvelles femmes. Vous devez non seulement préserver votre corps, mais aussi contribuer à créer un monde où tous seront heureux." À moins que la dénonciation du mal ne s'exprime dans le comportement des figurants. Au tabassage de Fusako par ses consœurs, la scène étant hors-champ, un groupe resté en retrait affecte des expressions horrifiées habilement soulignées par la composition et les éclairages. Davantage, le réalisateur en personne se réserve le privilège du dernier mot dans l'ultime plan. Au son d'un accordéon sympa inspirant l'empathie, les deux sœurs qui se trouvaient, en plongée serrée, affalées au pied du vitrail d'une église chrétienne en ruine, se redressent accompagnées par le cadre, qui reste focalisé sur le vitrail tandis qu'elles contournent à droite le mur qui l'enchâsse. Deux ombres passent de droite à gauche à travers la verrière. Un panoramique bas-haut dévoile le sujet du vitrail : une vierge à l'enfant. En s'élargissant le cadre attrape les décombres parsemés alentour de prostituées meurtries, tandis que la sombre réorchestration de la 5e de Beethoven entendue au générique de début chasse peu à peu l'accordéon auquel elle s'est mêlée. Cette vision édifiante et cette insistance sur les ravages matériels relèvent de la surenchère qui semble tenter le Mizoguchi de la dernière période. Alors qu'il a su donner la preuve, notamment dans Conte des chrysanthèmes tardifs (1939) de sa capacité à la retenue la plus subtile. 
   Un crédit total est ainsi accordé au contenu profilmique ayant primauté sur la logique de l'image filmique, comme s'il s'agissait de réalité directe et non de la fabrication d'une réalité interprétée. Le médium cinématographique doit alors s'effacer le plus possible en tant que tel tout en mettant en valeur les aspects les plus saillants du contenu.  Or, l'art c'est au contraire ce qui en assumant l'artifice, transfigure le matériau initial.
   Ce qui n'empêche que le naturalisme de la grande ville à la fois animée et partiellement en ruines est indispensable à la crédibilité de la fable, qui s'appuie en l'occurrence sur les caractéristiques d'une époque. La profondeur de champ superpose deux ou trois actions ou situations indépendantes simultanées dans une illusion de spontanéité, de caractère non téléologique de l'existence,
tandis que le panoramique y imprime un régime de la découverte urbaine en déjouant la prévisibilité du travelling. Ceci, dans le meilleur des cas, en relation symbolique avec le drame. Quand Natsuko est embarquée avec les prostituées, le panoramique épousant par l'arrière le démarrage du camion se poursuit légèrement à gauche de l'axe du mouvement pour s'arrêter sur une épave de voiture en amorce. C'est bien ainsi, dans la transformation du matériau s'offrant au filmage, que s'annonce le cinéma véritable. Un coup de klaxon coïncidant avec une certaine action, ou la sirène annonçant un train dont le fracas empli l'espace sonore au bon moment, comme en produit le film, constituent par dramatisation une forme d'accentuation dans l'immanence, soit, non-dogmatique, contrairement à la musique auxiliaire qui est une forme de clin d'œil, voire d'injonction au même titre que les leçons de morale du dialogue ou le "dernier mot" de l'auteur. 24/10/21 Retour titre