CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Robert BRESSON
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Une femme douce Fr. couleur 1969 80' ; R., Sc. R. Bresson, d'après La Douce de Dostoïevski ; Ph. Ghislain Cloquet, Emmanuel Machuel ; Déc. Pierre Charbonnier ; M. d'écran, Jean Wiener ; Mont. Raymond Lamy ; Eff. Son. Daniel Couteau ; Pr. Parc Film, Marianne Productions ; Int. Dominique Sanda (Elle), Guy Frangin (Lui), Jeanne Lobre (Anna), Claude Ollier (le médecin).

   À Paris, une jeune femme se suicide par défenestration. Le corps repose au domicile, veillé par la bonne Anna et le mari, un prêteur sur gage, qui, cherchant vainement le sens de cet acte, se remémore, off, ou s'adressant à Anna, ou encore par flash-back, leur courte histoire depuis la rencontre. 

   La mort d'Elle est ici toujours déjà inscrite dans la négation par Lui de l'altérité. Se contenter de narrer serait peu de chose au regard de la complexité humaine dont les mille chemins enchevêtrés seraient dissociés chacun couché dans sa catégorie par la mise en ordre discursive. Seul peut convenir un dispositif filmique en tant que fondé sur la sensation et non l'intelligence, émancipé des contraintes cognitives : principe d'identité, causalité linéaire, tiers exclu, unité spatiotemporelle, etc.
   Ainsi, le monde intérieur fait du bruit. Le ronflement d'une voiture passant hors champ coïncide avec une pensée suscitée par l'événement visible. D'incommodes vrombrissements de 2cv Citroën surtout, revenant inlassablement comme de gros insectes vainement chassés marquent les progrès de l'irréversible crise.
   Des figures de la mort physique s'insèrent de façon plus ou moins évidente dans le corps du film. La plus explicite : celle des squelettes fossiles du Museum d'Histoire Naturelle que visite le couple. Un bref instant la caméra vient ostensiblement cadrer l'ossature de mains humaines bizarrement intrusives dans une vitrine parmi les fossiles, figure particulièrement sensible vu l'importance des mains dans le filmage des corps, jusqu'à celles, croisées, de la défunte. De courts poteaux coiffés d'un pommeau de laiton et supportant des chaînes censées contenir le public y répondent nettement aux pommeaux des montants du lit de mort. Les chaînes traduisent ici dans un raccourci fulgurant le lien fatal entre le servage marital et la mort. Au domicile, le piano à queue est saisi à la dérobée de façon à préfigurer le cercueil à venir. Plus secrètes encore comme effets d'écriture affranchis des rapports cognitifs du récit, sont les métaphores visuelles latentes, tels ces volets métalliques interdisant provisoirement l'accès au vide fatal. Ils sont percés de courtes fentes horizontales parallèles, verticalement alignées comme des vertèbres. Ou encore sur la façade du cinéma les lettres lumineuses "Paramount Elysées [=Enfers]" agrémentées de courbures ornementales parallèles rappellant les côtes thoraciques du saurien géant admiré au musée. Même effet à l'agence de voyage pendant le suicide, de la maquette d'avion par la ligne vertébrale des sièges dans la longueur de la coque de plexiglas.
 
   La négation de l'altérité ne saurait être plus sensible qu'à travers l'effondrement de la vitalité de l'Éros. L'amour d'Elle est inséparable d'un investissement du corps. La lutte qui s'est engagée dans le couple, lutte à mort marquée par l'épisode du revolver, devient inégale dès l'épouse chassée du lit conjugal, au prix d'une grave maladie.
   L'érotisme est magnifié d'autant que la mort en est l'enjeu. Plus les figures en sont prégnantes, mieux la mort déploie son aile. Le lit de mort est aussi celui de l'amour, et le pommeau de laiton aux quatre coins se fait pomme d'Eve, voire pointe phallique. Choses et lieux s'imprègnent de signaux de la passion des corps. Lui venant prendre l'étudiante à la faculté, le break Citroën sortant du champ laisse
en un éclair entrapercevoir une couette déployée à l'arrière. Le jeu "quadratique" des arabesques de la rampe d'escalier n'insiste pas sans évoquer le serpent de la Tentation, dont la peau écailleuse vient comme tapisser le sol de ciment guilloché du hall d'entrée. Tout transit par l'escalier est donc figure du désir. Mais la salle de bain en est l'insigne métonymie, dont la porte galbée donnant sur la pièce principale participe du champ dominant.
   Une courte séquence confinant à l'obscénité la consacre. Attiré là par le choc sonore d'une savonnette projetée au sol, l'homme trouve sa femme au bain face à lui, la jambe droite passée sur le rebord de la baignoire mais le reste hors champ, dans un cadre encore décent. Au creux de la main tendue vers lui, il glisse le petit pain de savon humide qui reste un instant entre leurs deux mains. Elle lui lance sans ciller un regard en biais, insistant. Généralement, la porte entrouverte sur la salle de bain éclairée à l'arrière-plan joue l'invite permanente des sens, si bien qu'à l'abstinence forcée correspondra une salle de bain obscure.
   Les initiatives sexuelles de la jeune femme soulignent le profond malentendu du couple. Elle rêve d'autre chose, en rapport avec sa vérité propre tragiquement méconnue. L'image des jeunes couples impose un stéréotype auquel elle voudrait en vain échapper. C'est boulevard Lannes que l'âne se laisse si aisément persuader qu'il n'y a rien entre elle et l'homme sur l'épaule de qui elle s'abandonnait dans la voiture où sa jalousie les surprend. Ce mari a l'esprit aussi creux que sa voix caverneuse. Ses gestes maniacs quand il verrouille les portes en faisant cliqueter son trousseau, ou éteint systématiquement les lampes en sortant, et son rapport cynique à l'or ("L'or m'intéresse", prononcé d'une voix métallique) qui le rend à ses propres yeux propriétaire de son épouse, autant d'indices de l'abîme qui le sépare de celle qui s'"en fiche" de l'argent et, naïvement, voudrait venir en aide à ces pauvres venus gager un objet.
   Rien n'est jamais vraiment montré à cet égard. Ce sont les indices qui construisent sourdement le drame. Benjamin ou les mémoires d'un puceau, le film à la projection duquel ils assistent au Paramount Elysées présente le caractère de facticité des chefs d'œuvre français (jeux théâtraux, décors calqués sur les peintres d'époques, etc.). Au théâtre où l'on joue Hamlet, les acteurs vocifèrent malgré les indications expresses de la pièce, censurées dans cette mise en scène. Dans les deux cas, la complaisance pour la facilité à travers le regard d'Elle le stigmatise Lui. La façon dont il avale son potage traduit en contrechamp le dégoût qui s'est emparé d'elle. Le point de vue, complaisant pour soi, du veuf déroulant sa plainte devant la bonne Anna est démenti par les silences et les regards pleins de reserve de celle-ci. L'unique chaussure perdue à deux reprises, dans la chute mortelle et alors que le mari porte la femme en larmes du fauteuil au lit, affirme qu'il n'est pas ce prince mérité. Lui ne peut être comparé qu'à Procuste étirant ou raccourcissant ses victimes pour satisfaire au bon format. Au musée, l'espèce de scie circulaire du mobile fascine la victime comme l'expression de l'indéchiffrable énigme de son calvaire. En lui baisant les pieds sur son petit lit pliant, il repousse légèrement de ses mains les extrémités, celles qu'on verra pourtant déborder irrésistiblement du lit de mort. Par un faux-raccord, Elle étant assise sur le bras du fauteuil qu'occupe le mari, une manche vide du gilet passé sur ses épaules vient frôler celui-ci. Et la tête qu'il soulève hors du cercueil est comme séparée du corps.
   Le caractère indissoluble de cet ensemble symptomatique, c'est le montage qui le préserve en brouillant les frontières qui définissent l'espace-temps de la condition naturelle. Les pas sonores hors champ, Lui sorti du cadre dans une scène d'avant le suicide, se prolongent par-dessus la collure autour du lit de mort. Ou réciproquement. La déconstruction de l'absolue frontière entre vie et mort entraîne quelque délectable jeux. Émerge du bord inférieur sous lequel repose le corps une main qu'on croit appartenir à celui qui le veille. Il se redresse mais la main reste. Ce qui a pour effet d'égaliser aussi les valeurs, avec l'humour décapant propre à l'auteur, en anticipant par exemple sur le lit de mort la bande-son du plan où Elle, en vie, écoute l'enregistrement d'un orchestre exubérant. La structure d'ubiquité qui en résulte évacue le délai qui nourrit toute méconnaissance comme mode de régulation de la violence du réel, comme le souligne un frappant faux-raccord, boulevard Lannes, où, assis sur un banc dans la lumière du jour, le mari observe quelque chose de l'autre côté du boulevard : un immeuble, au crépuscule, dans le contrechamp.
   Nulle complaisance, comme toujours chez Bresson. Son premier film en couleur se contente d'une gamme neutre où dominent verts, beiges et bruns. Aucune qualité extrinsèque, ici, celle de la pellicule, ne doit venir perturber l'intégrité d''un tel dense univers. Toute la musique est d'écran. La voix off est en réalité celle du mari en diégèse. Point de principe surplombant donc, qui soumettrait le spectateur aux valeurs morales d'un point de vue transcendantal. L'on a affaire non à une vérité instituée mais à une suite d'événements qui questionnent. Ce pourquoi les modèles (les acteurs) n'illustrent rien. Ils sont la matière visible et audible, attrapée par la pellicule où viennent s'inscrire magnifiquement, sur la base d'une entente profonde avec "le metteur en ordre", des émotions qui ne prennent sens qu'en relation avec un univers en gestation, toujours renouvelé, postulant une lecture libre. 17/10/11
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