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Dominique ABEL, Fiona GORDON et Bruno ROMY
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La Fée Bel.-Fr. 2011 couleur 94' ; R. S. D. Abel, Fiona Gordon, Bruno Romy; Ph. Claire Childeric, Jean-Christophe Leforestier ; Son Fred Meert ; Déc. Nicolas Girault ; Mont. Sandrine Deegen ; Cost. Claire Dubien ; Pr. Courage mon amour ; Mus. Duke Ellington ("Blues in Orbit"), Dinah Washington ("What a Difference A Day Made"), Kurt Weil ("Youkali", interprété à l'écran par Anaïs Lemarchand)  ; Int. Dominique Abel (Dom), Fiona Gordon (Fiona), Bruno Romy (patron de l'Amour Flou), Philippe Merz (le client de l'hôtel), Vladimir Zongo, Destiné M'Bikula Mayemba et Willson Goma (Noirs clandestins), Anaïs Lemarchand (la chanteuse Dieselle).

   Au Havre, une femme plutôt échevelée débarque un soir sans bagage dans le petit hôtel une étoile à unique client, interdit aux chiens, un sujet britannique accompagné d'un chien dissimulé appelé Mimi. Se déclarant fée sous le nom de Fiona, elle propose à Dom, le veilleur de nuit, d'émettre trois vœux. Ce sera un scooter avec carburant à vie, la formulation du troisième vœ étant indéfiniment différée, subterfuge de relance, actif de bout en bout car non résolu. Une idylle naît qui passe par un rendez-vous au bar de l'Amour Flou, dont le patron est affligé de myopie aiguë, et se "conclut" dans la soirée par un bain de mer amoureux sous forme de loufoque ballet subaquatique tandis que trois clandestins noirs, résidents d'une épave de voiture, volent le costume de Dom. 
   Prévenu par un messager volant missionné par Fiona,
Dom enlève cette dernière, d'ores et déjà fort enceinte, de l'hôpital psychiatrique où elle se trouvait internée. Sur la terrasse de l'hôtel, elle accouche d'un petit Jimmy. Les clandestins rappliquent pour la récompense offerte pour Mimi qui, malencontreusement, avait été balancé dans les égouts par Dom. Lequel récupère son costume, en piteux état. Les sauveteurs du chien demandent à l'Anglais, moyennant une somme rigoureusement identique à la récompense, de les conduire en Angleterre au volant de l'épave remise en état.
   Ayant piqué du carburant dans la citerne du port pour le voyage des clandestins, la fée est poursuivie par des flics. À l'Amour Flou, quinze Rugbywomen dont une chanteuse calment le bébé qui s'endort sans être incommodé par la nuit endiablée qui succède à une double tournée générale offerte par les parents, à laquelle participent les clandestins et leur chauffeur, pour cause de faux départ. Au matin tout le monde étant schlass, le patron à moitié aveugle et sans permis prend le volant de la voiture, dans le coffre de laquelle s'engouffrent les clandestins, pour se rendre au bord de la falaise où il doit louer une caravane à Dom et Fiona. Ceux-ci suivent en scooter en tentant périlleusement de récupérer le bébé laissé par mégarde sur le coffre de la voiture. Ils précèdent les flics à vélo toujours à la poursuite de
Fiona. Au bord de la falaise, l'Anglais qui somnolait à côté du chauffeur bigleux tire le frein à main et Jimmy est projeté dans le vide, suivi par les parents en scooter. Après un bain forcé où le bébé a été récupéré, Dom se retrouve en taule, Fiona en psychiatrie. 
À la sortie de prison de son bien-aimé, Fiona s'échappe. Tout se termine par une cavalcade mêlée de fous, de psychiatres et de flics aux trousses du couple à la poussette qui, comme en rêve, les distance. Les clandestins demeurent, face à la mer intraversée.


   Décors, objets et gens simples sans distinction de couleur. Deux héros laids, infiniment gracieux. Plans-fixes, dialogues minimalistes, musique principalement in, tout cela nous délivre du star-system et requiert des spectateurs sujets. La fée n'est pas épargnée par les vicissitudes de l'existence. Ses pouvoirs bancals requièrent des compléments pratiques. Entre prodiges, filouteries et psychiatrie, les dons extraordinaires de Fiona sont tempérés par des traits réalistes. Elle chaparde  habits et souliers dans les magasins. 
À l'hôpital, en guise de traitement, elle doit récrire indéfiniment sur un tableau "Les fées n'existent pas". Le carburant à vie provient d'un arrangement frauduleux avec les gardiens de la citerne. Le miracle du scooter et de l'homme volant sont donc hypothéqués par trop d'éléments triviaux. Car les mésaventures exigent de faire face avec des moyens rationnels, ce qui est essentiel à la condition burlesque. Si Fiona a pu faire voler un homme pour joindre Dom, comment n'a-t-elle pu user de ses pouvoirs pour s'évader Il faut savoir de soi-même, avec les moyens du bord, se tirer des situations limites, principe des gags, mais de plus dans un environnement flou, qui n'offre a priori aucune prise.
   Un Anglais qui ne comprend pas le français au début puis parle couramment, c'est assez flou. Un chien enfermé dans un sac promené en laisse, c'est à la fois visible et invisible, c'est-à-dire flou. Qu'il soit au même statut que les Sans-papiers, c'est vraiment flou. Que le même toutou soit expulsé de l'égout en même temps que Jimmy de l'utérus,  aussi flou
toujours. Que le patron de l'Amour Flou voie flou, encore davantage. Le ballet aquatique métaphorise l'étreinte d'amour fou dans un monde flou, où se confondent fée et lée. Le flou n'est pas l'indistinct mais la primauté de la puissance sur l'être. Monde à prendre, non à subir. Fiona commande chez le marchand une paire de chaussures puis des baskets, lesquelles lui donnent des ailes pour esquiver la caisse. Du flou fou, de plus élastique : identité indécidable des choses, plancher des vaches tridimensionné, espace-temps ubiquisé. Attention ! Un gant de caoutchouc peut se muer en mamelle pour la tétée. De la terrasse de l'hôtel à la falaise, on est toujours au bord de l'abîme, surtout le bébé, la plus fragile des choses soumises à la pesanteur. Le décor définit un espace du vertige que pointe un objet tel le stylo Tour-Eifel. Et le stationnement même semble concerner la 3e dimension, un  pigeon s'étant posé effrontément sur le panneau d'interdiction. Vous pouvez aussi sans le savoir vous trouver tout à côté de votre correspondant téléphonique, comme, à l'Amour Flou, Fiona appelant le patron au sujet de la caravane, etc. Il devient donc possible sans nulle magie de se glisser entre les mailles de l'étoffe du réel. Dom parvient à tromper la vigilance de l'infirmière en quittant l'hôpital, l'énorme Fiona cramponnée à lui sous son imperméable, vaste intentionnellement. 
À l'opposé, ce qui habituellement s'y dérobe peut ici venir de soi-même coïncider avec l'action. C'est sur cela que se joue l'acrobatie. À l'hôpital, le corps léthargique de Fiona en chute arrière est rattrapé in extremis par un autre pensionnaire qui le renvoie directement dans l'imperméable que lui tend in extremis Dom.
   Flou fou élastique, mais de plus non-sens, relevant du précognitif. Causalité circulaire : l'argent de la récompense est emprunté à la caisse de l'hôtel par l'Anglais qui le remet aux clandestins, qui en rémunèrent leur convoyeur, à savoir l'Anglais, qui en règle sa note d'hôtel : retour à l'envoyeur. Causalité comme agencement machinique (Deleuze) : le poids de la femme enceinte brise le bâti de bois de la chaise-longue dans lequel le géniteur se prend l'index (on n'a pas osé risquer autre chose mais c'est flagrant). Si bien que les douleurs de l'enfantement sont partagées pour des raisons respectives incommensurables, quoi que... Causalité mécaniste : les cris de douleur incommodent le client de l'hôtel (l'Anglais) qui réclame poliment moins de bruit. Ils obtempèrent comme si l'on pouvait à volonté contrôler
l'intensité de la douleur à laquelle les cris sont proportionnés. Causalité inverse : le bébé dort à poings fermés au milieu du vacarme d'une équipe de rugby féminine éméchée.
    Bref, il y a perversion des valeurs structurant notre perception de la réalité. Mais l'enjeu du burlesque consiste à savoir tirer parti d'un tel monde erratique. L'énorme abdomen n'empêche absolument pas une Fiona si
aérienne dans la chorégraphie de la terrasse. Le ballet relève, du reste, d'une logique de la coordination qui pourrait bien correspondre, en général, au rapport fusionnel, précognitif, entre l'enfant et la mère.
  Surtout point
de burlesque filmé, mais filmique. Autrement dit, ne préexiste pas à son enregistrement la scène burlesque en soi. Mais décors, éclairages, son, cadrage et montage appartiennent en droit à la matière même du burlesque, que le film revendique d'ailleurs par des citations telle la course-poursuite de deux voleurs, Fiona : de robe et souliers et Fred Junior, le Noir : d'un chapelet de saucisses, et dont les parcours coïncident sur un bref segment avant de diverger, le temps de faire connaissance (citation du Cirque de Chaplin), ou la palpation par le flic du tuyau de distribution de la citerne coulant à flot pour remonter à la vanne d'arrêt (cit. des Vacances de Monsieur Hulot).
   Existe
-t-il une filmicité burlesque ? Si le burlesque est bien, comme je le pense, affaire de gestuelle, et de sons inarticulés sur la base d'un rapport au monde précognitif, précisément cette élasticité folle, floue, absurde dont je parlais, quels en sont les réquisits proprement filmiques ? 
   La course-poursuite est accompagnée en travelling arrière, mais faux ralenti : ce sont les personnages qui ralentissent leur corps et non la caméra : ralenti ludique et non technique. La chute de la falaise n'est, du reste, qu'une gestuelle de chute sur place, donc en plan-fixe, avec déplacement d'air par
ventilation ascendante et défilement vertical ascendant de l'arrière-plan par rétroprojection. Cependant, la gestuelle filmique suppose le plan-moyen fixe où corps et environnement matériel sont à même échelle de lisibilité, et le mouvement est circonscrit dans le cadre, qui en constitue ludiquement la contrainte spatiale, un peu comme la bordure circulaire d'un cirque est incluse dans la piste. Le cadre fait partie du décor, par ex., un surcadre est formé d'un encadrement de porte combiné avec un bord-cadre, et ce n'est pas un hasard si, reconstruit après la guerre, Le Havre géométrique de Benjamin Perret, décor éminemment lisible, s'accorde si bien avec la logique du cadre. Le jeu est donc poussé jusqu'à l'abolition de la frontière entre image et écran matériel. 
   Cependant des variations de grosseur et d'angle, ou l'accentuation par surcadrage, construisent une vision elle-même ludique, ménageant une distance qu'on peut qualifier de dénégatrice. Car le rire peut se comparer à un réflexe de désolidarisation sur fond d'identification : "non ce n'est pas moi (et pourtant... je sens que mon propre rire m'en dédouane...) qui suis aussi maladroit, c'est ce pitre à l'écran". Voyez la séquence du sandwich, la façon dont le surcadre de la porte, alterné avec des changements d'angle stigmatise l'enjeu presque tragique du bouchon de Ketchup. Puis le plan de coupe, général en extérieur-nuit, rapetissant vertigineusement la silhouette qui gesticule dans la lumière derrière les rideaux aux proportions d'un jeu d'ombres lilliputien sur décor géant. Le décadrage inclut de plus nécessairement le hors champ dans le jeu. Dom, en plan-épaules, frappant à coups redoublés sur le flacon de ketchup renversé, la main gauche active est au ras du bord inférieur, si bien qu'on ne sait
pas d'abord ce qu'il manigance. Suit un plan-taille où l'on peut voir le bouchon atterrir sur le sandwich. Plan surcadré à travers la fenêtre (tuyau de gouttière extérieure le long du bord droit-cadre) dans le coin inférieur gauche de laquelle est calée la petite télé, le coin supérieur gauche (formé par le montant gauche de la fenêtre et le bord-cadre supérieur) étant occupé par la suspension qui servira de repère dans les recadrages (=lisibilité). Par quoi l'on peut se convaincre que le cadre et ses propriétés ne sont pas séparables du champ ! Puis plan serré, complémentaire rejetant hors champ ce que montrait le plan précédent, sauf la main gauche, en plongée sur le sandwich où le bouchon est noyé de sauce. Ensuite il fait demi-tour avec l'assiette à la main. Changement d'axe à 45° sur plan-moyen niveau siège avec raccord mouvement et nouveau surcadrage par la porte qui sépare la cuisine de la réception, la suspension étant dans le coin supérieur droit de l'encadrement. Dom décadré en fin de demi-tour s'assoit de profil gauche dans le fauteuil orienté gauche-cadre, en direction du petit écran qu'il allume à l'aide de la télécommande, et va pour porter le sandwich à la bouche. On sonne. Il tourne la tête vers la caméra, éteint le poste, pose son assiette à sa droite. Recadrage large incluant à droite de la porte surcadrante le comptoir à hauteur anticipant le redressement du corps. Le jeu se poursuit, l'angle se modifiant de façon à ce qu'on se trouve un moment à 180° du plan surcadré à travers la fenêtre, Dom lui tournant le dos, de sorte que l'espace est lisible sous toutes ses faces. En fait le cadrage a une fonction dynamique. Il module le mouvement en jouant du cadre et du hors-cadre, des changements d'échelle en rapport avec la qualification de l'action, et même ici en présentifiant la verticalité : il suffit d'une rampe d'escalier traversant un coin du cadre au moment où l'ascenseur va déposer Fiona qui vient secourir Dom en train de s'étouffer avec le bouchon.
   En définitive ce film n'a pas eu le succès qu'il méritait. Se pourrait-il qu'il n'ait pas
été compris ? "Une enfilade de vignettes peu réussies" estimait dans "Le Nouvel Observateur" du 3 mai 2011 Bernard Achour, qui semble rechercher une logique cognitive dans ce qui y est par essence étranger. "'Je suis resté de marbre" renchérissait gravement Thomas Sotinel dans "Le Monde" du 13 septembre. On peut se demander si dans cet univers en soi tragiquement burlesque qu'est le nôtre, le sens du burlesque ne s'est pas, quelque part, dissous.  23/04/14 Retour titres