CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE





László BENEDEK
liste auteurs

L'Équipée sauvage (The Wild One) USA VO 1953 79' ; R. L. Benedek ; Sc. John Paxton, d'après The Cyclist de Frank Rooney ; Ph. Hal Mohr ; Déc. Walter Holscher ; M. Leith Stevens ; Mont. Al Clark ; Pr. Stanley Kramer/Columbia Pictures Corporation ; Int. Marlon Brando (Johnny), Mary Murphy (Kathie Bleeker), Robert Keith (Harry Bleeker), Lee Marvin (Chino), Jay C. Flippen (le shérif Stew Singer), Ray Teal (oncle Frank Bleeker), William Vedder (Jimmy), Hugh Sanders (Charlie Thomas), Peggy Maley (Mildred), John Brown (Bill Hamegan).

   La bande du Black Rebel Motorcycle Club écume les routes du week-end. Chassés par la police d'une course de motos qu'ils perturbaient, les trublions débarquent en pétaradant dans une petite bourgade voisine, menés par Johnny, le chef, un trophée dérobé à la course dressé sur le phare de sa moto. Un des motards renversé par une voiture doit se faire soigner une cheville. La bande investit le café Bleeker où sert la jeune Kathie, nièce du patron et fille du policier local. Attiré par la jeune fille, Johnny lui offre en cadeau le trophée, qu'elle refuse.
   Entre-temps débarque une horde concurrente de motards issue d'une scission du même club et commandée par Chino. Celui-ci s'empare du trophée, ce qui entraîne une bagarre entre les deux chefs au milieu de l'attroupement des leurs. Partisan de la manière forte, le citoyen Charlie Thomas, forçant le passage au volant de sa voiture renverse un motard. Chino s'en prend au chauffard.
Le policier voudrait les mettre aux arrêts mais des compatriotes le dissuadent pour ce qui concerne Charlie. Johnny intervient pour dénoncer l'injustice, en vain, car il faudrait pactiser avec le flic, chose si impensable qu'il décide même d'oublier la fille. Ayant neutralisé le téléphone local en effrayant l'opératrice, les deux bandes conduites par Johnny vont dénicher Charlie à son domicile pour le fourrer en prison à la place de Chino. Mais les hommes du village délivrent leur concitoyen, qui les persuade de s'emparer de Johnny.
   Celui-ci a pris Kathy en croupe pour la soustraire au harcèlement des garçons de la bande. Kathy est troublée par cette chevauchée en duo, mais par la suite, le cavalier se montre maladroit au flirt. Elle s'enfuit. Johnny est intercepté sur sa moto alors qu'il cherchait à la rattraper. Kathy requiert son père. Tous deux trouvent la milice improvisée en train de tabasser le jeune homme. Parvenu à s'échapper sur son engin, Johnny tombe sans connaissance, atteint à la tête par un démonte-pneu. La machine sur sa lancée écrase mortellement un citoyen. La police du comté arrive enfin en force. Toutes les apparences sont contre Johnny. Il est sauvé par Kathy et par l'oncle, qui témoigne. Le shérif débarqué chasse la bande de la ville. Johnny revient pourtant chez Bleeker où il commande un café. Pendant que Harry détourne l'attention du shérif à l'extérieur, Johnny remet le trophée à Kathy, enfourche sa Triumph et disparaît dos-caméra en profondeur de champ.

   Contrairement aux apparences, ce n'est nullement un film engagé, qui dénoncerait le comportement populiste de l'Amérique profonde, avec ses milices et ses lynchages. Nulle véritable dimension politique. Il faudrait pour cela un état des lieux véridique de la crise, mis en perspective par un éventail des possibles, avec ses implications éthiques. Tout cela sur la base d'une filmicité véritable, c'est-à-dire d'une pensée sensorielle liée à un langage spécifique avec son matériau propre, capable de questionner le discours dominant.
   Or le tableau ici dressé de la société est faux : pittoresque, fétichiste, caricatural, mythique : réduit à un spectacle coupé de la réalité. Les motards n'ont pas d'existence concrète. Ils surgissent de nulle part chevauchant de rutilantes machines. Quels sont les soubassements économiques et sociaux d'un tel phénomène ? Il n'est pas permis de le savoir, sommé que l'on est de se réjouir à des pitreries de potache d'un côté, à frissonner de l'autre sur les figures monolithiques, tout aussi abstraites, des citoyens adultes (rien évidemment sur le maccarthysme !), ce qui évite justement tout questionnement.
   Le complément nécessaire de ce genre de nourriture frelatée est un filmage surindicatif, ne laissant aucune latitude au spectateur. L'arrivée de la bande prise en plongée-grue inclut l'enseigne du café Bleeker. Ou bien le trophée se dresse comme par hasard à
l'avant-plan dans les premiers tête-à-tête. Tout cela dûment assaisonné de pléonasme musical.
   Mais la véritable clé de cet anesthésie organisée, c'est le star-system. L'émotion, et le filmage, se rapportent toujours au héros du film. À Kathy les
plongées de modestie. 
À Johnny les belles lumières et les contre-plongées. Les filles n'ont d'yeux que pour lui, les garçons l'admirent et lui obéissent, les réfractaires (Chino) n'étant là que pour mettre en valeur l'incontestable supériorité de Johnny-Brando, et les citoyens ne pouvant passer leur colère qu'à ses dépens. Il ne fallait pas non plus que Kathy fût trop belle. Mary Murphy a le visage grave, à peine maquillé, et la tenue sobre, contrairement aux autres jeunes filles : Mildred, digne de son salon de beauté, ou Britches, dont le prénom évoque Bitch, "garce" ou pire, exhibant sous le pull moulant une paire de ballons captifs prêts à s'envoler si le plan n'abrège. Kathy représente bien la bonne épouse de western, éternellement au foyer, son homme étant à ses exploits. Ce "cow-boy solitaire loin de son foyer" c'est celui-même que l'on voit de dos sur sa monture en plein élan au dernier plan.
   En définitive tout ne pouvait que rentrer dans l'ordre sous l'autorité du shérif campé
par Jay C. Flippen, fort des figures positives incarnées dans deux westerns d'Antony Mann : le sergent Wilkes de Winchester 73 (1950) et Jeremy, le chef de la communauté des fermiers, des Affameurs (Bend of the River) (1952), le C.V. de l'acteur épargnant donc de longues explications. Les policiers sont, du reste, les seuls en dehors de Johnny à avoir droit à la contre-plongée, au besoin sur fond de bannière étoilée. Il n'y avait donc ni conflits ni contradictions majeurs. Il fallait juste un peu d'autorité. Le monument aux morts surmonté de l'Aigle patriotique, au premier plan dans la scène finale, énonce le règne de l'ordre. Ce n'est pas par hasard si parmi les citoyens mâles partisans de la justice expéditive, figure ostensiblement l'acteur John Brown, un sosie de Truman, que l'on a déjà vu en tant que tel dans Strangers on a train de Hitchcock (1951).
   S'il y a quelque chose d'authentique pourtant dans ce film, c'est la frustration sexuelle des jeunes dans une société ultra-puritaine, dont il est l'involontaire témoignage : le sujet n'a vraiment été traité que huit ans plus tard par Kazan dans La Fièvre dans le sang (Splendor in the Grass, 1961). C'est bien ce qui agite véritablement les garçons dont le courage avec les filles ne se peut que collectif. Les allusions à la masturbation comme substitut sont claires. Seul face à Kathy, Johnny a un vrai comportement de puceau : une bonne prise de catch tient lieu de câlin. La jeune fille quant à elle est plus directe, nonobstant les euphémismes d'usage à l'époque : "Je voulais vous toucher, voir comme ce serait avec quelqu'un...", dit-elle en passant une main caressante le long de la fourche de la motocyclette. Le trophée qui lui est confié, phallus à peine déguisé, sonne plutôt comme un gage de chasteté jusqu'au retour improbable d'un Johnny plus mûr. Le film a donc manqué son sujet véritable.
   Je n'ai pas dit que Brando (Galerie des Bobines) n'était pas le plus grand acteur du monde, ni que le film était dépourvu de tout intérêt ! On se souvient du fameux premier plan fixe de la route en grande profondeur de champ, la meute motorisée croissant peu à peu jusqu'au premier plan. Mais que de tels atouts sont mis au service d'une pauvre cause : celle du divertissement facile, alors qu'il y avait amplement, entre matière et moyens, de quoi dessiller le spectateur en quittant les sentiers battus. 01/10/08 
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