CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Gus VAN SANT
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Elephant (Elephant) USA VO 2003 78' ; R., Sc., Mont. G. Van Sant ; Ph. Harris Savides ; Pr. Dany Wolf/ Memo Film, Blue Relief ; M. Ludwig van Beethoven, Hildegard Westerkamp ; Int. Alex Frost (Alex), Eric Deulen (Eric), John Robinson (John), Timothy Bottoms (son père), Elias McConnel (Elias), Jordan Taylor (Jordan), Carrie Finklea (Carrie), Brittany Mountain (Brittany), Nicole George (Nicole), Alicia Miles (Acadia), Kristen Hicks (Michelle), Bennie Dixon (Benny), Nathan Tyson (Nathan), Matt Malloy (Mr Luce, le proviseur).

   Lycéens, Alex et Eric, commettent dans leur établissement un massacre minutieusement prémédité, inspiré du célèbre fait divers du lycée de Colombine. En un jeu narratif réitérant les situations sous des points de vue variés, le récit fait se croiser leur parcours avec ceux de dix autres lycéens, dont huit futurs cadavres, dans les heures précédant le drame. Les actions et comportements de chacun constituent à chaque fois l'émergence d'un monde singulier qui, interférant avec celui des autres, dessine une incroyable commune réalité.
   Michelle, adolescente disgracieuse en butte aux moqueries des filles, se voit sommée par la prof de sport de ne pas revenir sans le short réglementaire au lieu du pantalon qui la protège des regards. Dans ses moments de loisir, elle aide bénévolement le bibliothécaire. John arrive en retard parce que son père était soûl au volant. Ce dont il ne peut arguer à l'encontre de la retenue que lui inflige le proviseur. En rencontrant dans les couloirs Elias, qui le photographie pour constituer son portfolio dans le cadre du travail de classe, il croise sans la voir Michelle longeant le mur au pas de course. Elias se rend au labo photo pour développer sa pellicule. Venant du terrain de sport où se trouvait également Michelle, Nathan gagne les locaux où il a rendez-vous avec sa petite-amie Carrie. En passant dans un couloir près d'un groupe de trois filles, Jordan, Brittany et Nicole, son regard croise celui de cette dernière, qui visiblement le trouve à son goût. Nathan auquel s'est jointe Carrie passe au secrétariat au même moment que John, qui y dépose à l'intention de son frère les clés de la voiture dans laquelle leur père cuve son alcool. À bout de nerfs, John s'isole dans une salle pour pleurer. Sa camarade Acadia survient et le console d'un baiser puis va participer à une réunion de l'"alliance homo-hétéro". John en quittant l'établissement rencontre, lourdement chargés de toute sorte de sacs, Alex et Eric qui lui conseillent de filer et de ne pas revenir. Il les prend au sérieux et alerte ceux qui se dirigent vers l'entrée, sans grand succès.
   Dans un flash-back qui ne s'annonce pas, assis au fond de la classe de physique, Alex dessine sur son cahier. Il essuie une pluie de boulettes pâteuses maculant sa veste, sous les yeux de Nathan assis à côté du coupable.
   Les trois filles vont déjeuner à la cantine. Elles se félicitent de n'avoir plus qu'un an à tirer. À travers les fenêtres, elles remarquent John à l'extérieur avec un chien. Puis se querellent parce que l'une d'entre elles passe trop de temps avec Ben. Elles vont ensuite aux toilettes où on les entend se faire vomir de leur cabine respective.
   Un autre retour en arrière trouve Alex à son domicile jouant au piano une sonate de Beethoven. Avec son copain Eric en visite, ils prennent livraison d'un fusil qu'ils testent en tirant sur l'empilement de bûches au fond du garage.
   Au lycée les mêmes événements croisés sont repris sous un autre angle dans un autre montage. La séance de préparation sur plan est alternée avec des scènes anticipant les meurtres. Les deux complices se câlinent sous la douche, embarquent leur arsenal en voiture, et se rendent tranquillement sur le terrain de l'opération, croisant John à l'entrée. Tous deux s'avancent le long des couloirs pendant qu'en montage alterné John recherchant son père tâche de dissuader les gens d'entrer. Alex et Eric font irruption dans la bibliothèque. Attiré par un déclic d'armement Elias se retourne et prend ses meurtriers en photo. Michelle qui les interpelle est abattue la première. Seul Benny, le Noir, peut-être le Ben évoqué par les filles, fait front à contre-courant des fuyards affolés, mais il le payera de sa vie. Le proviseur est exécuté. Alex surprend dans les WC les trois amies après la séance de vomissement. Acadie, qui hésitait à abandonner le corps d'un ami, s'échappe, à l'incitation de Benny, par la fenêtre de la salle du débat. Cachés parmi les quartiers de bœuf dans la chambre froide, futurs frères, Nathan et Carrie tomberont hors-film sous les balles d'Alex qui vient de sacrifier son complice à la cantine. Sur le ciel nuageux verdâtre qui est un leitmotiv figurant l'état indécidable et menaçant de la matière, défile le générique de fin.

   Évacuant l'horreur et ses commentaires, par l'élision des détails du carnage autant que par la maîtrise d'une expression de la couleur
(1) et de la lumière réglant la dramaturgie, le film se concentre de façon indirecte sur le prix inestimable de la vie humaine, sur les ressemblances entre les bourreaux et les victimes, sur le caractère d'autant plus inéluctable du drame qu'il semble obéir à une nécessité étrangère à toute logique, dont l'intuition fantasmatique structure fortement le film comme quête du mystère d'un monde, le nôtre pourtant.
   Avec son T-shirt jaune frappé d'un taureau noir, blond jusqu'aux yeux, le minois angélique et son chien, John réunit en lui plusieurs figures conductrices, Thésée le vainqueur du Minotaure, l'ange gardien d'un père en déshérence, le pasteur, hyperbolisé de frondaisons d'arrière-plan aussi blondes que lui, s'efforçant de rassembler les
brebis. L'intérieur du lycée est filmé à la steadycam comme un labyrinthe que parcourent longuement les personnages, jeunes gens et jeunes filles voués comme dans la légende à tomber sur le monstre au détour d'un couloir. Le style souple, au seuil de l'instabilité, de la steadycam souligne le caractère énigmatique de la chose filmée, au contraire de l'impassibilité géométrique de la caméra sur rail qui se ferait transparence, fondrait ensemble filmage et chose filmée. Sur le point de partir au moment du déclenchement du carnage, Nathan et Carrie ne semblent pas trouver la sortie. Ils errent dans le labyrinthe pour finir dans le cul-de-sac fatal.
   Le jeu des changements d'axe et le double mouvement pivotant autour du sujet centré, jusqu'à l'axe inverse, qui fait passer, par exemple, Elias du cadrage dos en travelling avant au cadrage frontal en travelling arrière sur la même
trajectoire, épouse des torsions de Mœbius amorçant d'étranges coordonnées. Et même, machine suprasensorielle, la caméra ne distingue pas entre l'espace extérieur et l'espace intérieur. Serrant d'abord en travelling sur le dos du personnage en marche comme pour coller à sa conscience, elle se laisse distancer, ce qui ne l'empêche pas ensuite de l'interroger frontalement en plan serré, paradoxalement moins familier que de dos. Cependant le personnage est déjà relégué dans un autre monde par un reflet optique interposant un effet de séparation vitrée entre la caméra et son dos.
   Le changement de point de vue inclut parfois la vision d'un autre personnage. Tout près d'Elias et de John, le passage fugace et inaperçu de Michelle relève de la simple hâte. Il est, du reste, précédé de la stimulation possible du déclenchement de la sonnerie. Mais la même situation reprise à un autre moment du film en axe
inverse ajoute des informations sur l'état d'esprit de Michelle, qui infirment la première hypothèse : à la vue des deux garçons elle amorce un léger mouvement à gauche vers une encoignure comme si elle voulait s'y fondre, avant de se résoudre à courir. Elle n'est donc pas motivée par le signal de la sonnerie mais par sa peur des autres, autant des garçons que des filles, en concordance avec le fait qu'elle déteste le short et passe ses intercours à la bibliothèque.
   Cette investigation à points de vue multiples cependant ne relève pas de l'enquête méthodique mais d'une sorte d'intuitive palpation optique et sonore ouverte, se refusant au découpage catégoriel. Il ne s'agit pas de comprendre telle ou telle posture, conjoncture ou situation, mais d'esquisser les délinéaments d'un monde tout à la fois individuel et collectif, intérieur et extérieur, spirituel et matériel.
   Admirable collage de musique concrète presque infrasonore et de sons réalistes, la bande-son fait au plan sonore la synthèse du visible et de l'invisible autant que du subjectif et de l'objectif, comme si l'ampleur du traumatisme ne pouvait se décrire qu'à se tenir en retrait de l'état achevé de la Création. On peut y discerner une faune sauvage aussi bien que les balbutiements de la domestication du monde sonore de la culture. Le T-shirt de Michelle est frappé d'une tête de tigre. Cela pourrait paraître ironique, mais dans cet univers, toute force est émergence de fragilité. Pour les mêmes raisons cependant, le mot "triomphe" surmontant un arc de triomphe sur le T-shirt d'Alex est hautement ironique.
   Semeur de mort hantant les couloirs, celui-ci est arrêté un moment par un phénomène sonore incompréhensible à cet endroit : un bruissement liquide, comme la manifestation d'un infra-monde. Arrêté par un événement dont il ne peut déterminer la cause, il se contente de prononcer "fuck !", de passer outre, d'ignorer cette sollicitation qui dérange son projet mortifère. Alex est d'autant plus fragile que, glissant à la superficie, il se barre la profondeur des choses. Cette attitude de censure le rend vulnérable à toute réalité pour autant qu'elle est toujours susceptible d'être l'émergence de ce qu'il ne veut pas connaître. Ce que traduit l'objectivation du brouhaha de la cantine par la montée en puissance du son jusqu'à la stridence douloureuse, provoquant une posture identique à celle de
John en larmes.
   Car dans cet état généralisé d'inachèvement entraînant un degré zéro des valeurs, point de différence non plus entre les bourreaux et les victimes. Sur fond de mur portant une mappemonde indifférente à nos transitoires axiomatiques, monde transgéologique et même déstructuré pour des raisons didactiques, Elias braque son appareil
photo sur les fusils braqués sur lui. Comme Elias pour son portfolio, Alex dressant le plan de la cantine a l'air de faire ses devoirs, répondant à la question d'une fille intriguée par un simple : "tu verras" avec un petit sourire de bon élève sûr de son effet. Michelle voit John et Elie flous comme Alex ses victimes. La même peur semble les habiter. On ne s'attendait pas à ce que le tueur soit musicien et plasticien. Il peut aussi bien interpréter au piano la Lettre à Elise que s'adonner à un jeu vidéo de massacre dans sa chambre tapissée d'habiles dessins de son cru. De ce fait, la douceur circonspecte du piano est bien plus impressionnante que ne le serait une composition ad hoc. Rien en outre ne signale le criminel dans son apparence physique. Les participants du débat de l'alliance homos-hétéros ne parviennent pas à se mettre d'accord sur les signes extérieurs de l'homosexualité. Or, justement les criminels ont sous la douche une étreinte amoureuse. Les questions de ce débat font donc ressortir a posteriori que leur apparence est doublement neutre par rapport à leurs actions. En tout état de cause, ce qu'est vraiment Alex relève bien d'une fragilité proche de celle de Michelle ou d'un état conflictuel semblable à celui de John. Il suffit de voir chez lui le décor intérieur petit-bourgeois écrasé par un plafond bas, où résonne l'inévitable carillon "Westminster" de l'horloge hors-champ pour comprendre le degré d'étouffement familial.
   C'est pourquoi les catégories qui permettraient de poser un nom sur le crime sont ici abolies. Tout retourne au magma de l'impensé, que le poteau télégraphique du générique semble interroger, dressé vers les figures nuageuses dont les transformations au cours du film annoncent une conjoncture
néfaste. En s'avançant dans le couloir à contre-jour à la fin, Alex paraît constitué d'une matière indécise, qui se confond avec le décor ambiant et se dissout dans la lumière. À moins que, vêtu de sombre, le noir fusil à reflets bleutés braqué, il n'émerge à peine de l'ombre bleu-noir du fond. Dans cet état germinatif du monde, le logo de "lifeguard" (sauvegarde) frappant le dos de Nathan prend une valeur de dérision qui donne la mesure de la puissance de l'enjeu. Mais Alex est le jouet de cette force aveugle et son "triomphe" n'est guère que fantasmatique, alors que Michelle, qui semble interroger le ciel à l'instar du poteau télégraphique, savait mettre sa souffrance à l'écoute des rumeurs les plus obscures.
   Il est certain que le choix de porter l'accent sur le prix de la vie au lieu de tomber dans la complaisance du carnage est emblématique de l'art du film. Ce que la caméra capte de
l'improvisation des acteurs non-professionnels est incommensurable de justesse avec l'écœurante suffisance professionnelle ordinaire. La dispute des trois filles concernant la prévalence de l'amitié sur l'amour, notamment, par le caractère inimitable de la nature des valeurs affirmées et du ton qui les authentifie, est à des années-lumière des représentations bien-pensantes du monde dominant. On capte ainsi au passage un certain nombre de scènes comme littéralement prélevées dans la vie. Dès lors, la mort ce n'est pas le cliché de la boucherie (dont l'auteur semble du reste se moquer dans le dernier plan), mais la néantisation de la singularité humaine des existences. Ce que les tueurs, qui se croient encore dans un jeu vidéo, ignorent absolument. La mort d'autrui leur est abstraite, les victimes, à part Michelle - figure pivot à laquelle la disgrâce physique empêche le spectateur de s'identifier -, sont rejetées dans le flou de l'arrière-plan ou dans le hors-film. "Am stram gram..." égrène Alex avant d'abattre, hors film, Nathan et Carrie.
   Alors qu'au contraire, globalement, la mort est dramatisée par des figures de l'inéluctable. Certains faits d'action, de parole ou de filmage, prennent une valeur tragique à la lumière de l'ensemble. Pas seulement la fréquente expression "see you later" ou "see you" (à plus tard) mais aussi, l'ultime geste du photographe, réflexe absurde devant la mort, laissant trace de regard, qui survivra à l'organe qui l'a rendu possible. Nathan et Carrie sur le point de quitter l'établissement préviennent l'administration qu'ils seront de retour à 13h 30. Les filles quant à elles, on l'a dit, se réjouissent de n'avoir plus qu'un an à tirer. À propos du permis de conduire qu'elle doit passer, l'une prononce par plaisanterie des mots tragiquement prémonitoires : "Encore faut-il que je vive jusque-là !" Le gracieux trio est même déjà comme dans l'autre monde quand, avisant John flanqué de son chien derrière le vitrage de la cantine, il se demande si c'est bien lui. Des indices marquent qu'il s'agit exactement de l'instant où les tueurs arrivent : un camarade assis par terre caressant le
chien. Avant la séance de vomissement, la caméra serre sur le logo des toilettes dames, évoquant une cible d'entraînement, comme pour retenir cet instant et faire saillir son sens au futur antérieur. Elias est obligé d'accompagner ses parents au concert du soir. "Mes vieux me font chier" conclut-il. Même l'échange de regards - pris sous deux angles différents - entre Nathan et Nicole est lourd de possibles, le jeune homme fût-il déjà "casé".
   Autant de promesses, de projets, d'actions ébauchées, qui n'auront pas de suite, assortis de soulignements de l'inéluctable, dont le sens bascule, y compris chez les survivants, puisque l'évitement de la punition de John prend un tour tragique, relevant d'un retournement par lequel un mal s'avère rétrospectivement peccadille à l'instar du supplice de "l'année à tirer" des trois filles.
   On remarque pour finir que la construction ludique de l'espace et du temps : les liens sous-jacents entre les protagonistes, la façon dont les trajectoires se croisent, la confusion entre le passé proche de la préparation de l'opération et le présent du déroulement de la journée, la reprise des épisodes avec changement de point de vue, inscrivent le drame au moyen de courts-circuits, abolissant la durée chronologique naturelle en faveur d'un système d'ubiquité, qui fait tendre la nécessité du massacre vers un absolu. Des liens à distance reposant sur une
analogie configuratoire entre plans substituent à l'espace cognitif déjà bien malmené par le montage, un espace imaginaire tragique.
   Autant les données de l'intrigue sont déconnectées de leur valeur sociale, autant l'effacement de la durée, en supprimant la causalité dont elle est la condition, pose l'existence d'une vérité inavouable : capable du pire sans état d'âme, l'esprit humain n'est pas naturellement moral. D'où la grande leçon implicite : jamais de repos, prendre les dispositions pour prévenir ce qui menace toujours dans les profondeurs insondables du monde intérieur, par un travail incessant, par une guerre renouvelée à la passivité autant qu'aux germes destructifs en gestation. La menace latente transparaît, alors qu'à l'extérieur, lieu de sécurité, John tente de contenir le mouvement vers l'entrée, dans le cadrage lointain où se profile une guitare au manche dardé comme une
arme à feu.
   On pouvait croire de prime abord Elephant être un exercice de style, éthiquement vide. Désigner les responsabilités à l'inverse, c'eût été exhiber l'arbre qui cache la forêt. Ce film a beau puiser son inspiration chez Béla Tarr, il a en effet la puissance et la richesse brute d'une forêt primitive qui s'offrirait comme une sommation au dialogue avec les forces obscures qui nous gouvernent. 12/05/05 Retour titres