Le Duel silencieux (Shizukanaru ketto) VO N&B 1949 95' ; R. A. Kurosawa ; Sc. A. Kurosawa, Kazuo Kikuta, Senkichi Taniguchi ; Ph. Sôichi Aisaka ; Son Mitsuo Hasegawa ; Mont. Masanori Tsujii ; M. Akira Ifukube ; Pr. Kaiei ; Int. Toshiro Mifune (Dr. Kyoji Fujisaki), Takashi Shimura (Dr Konosuke Fujisaki), Miki Sanjo (Misao Matsumoto), Kenjiro Uemura (Susumu Nakada), Noriko Sengoku (Rui Minegishi).
1944, un hôpital militaire de campagne. En opérant à mains nues pour aller plus vite, ayant une coupure au doigt, le chirurgien Kyoji Fujisaki est contaminé par le soldat syphilitique Nakada. Il pense avec amertume à sa fiancée Misao. Quatre ans après la guerre, l'infection persistant, il exerce dans une clinique assez misérable avec son père gynécologue. Sans en donner à sa fiancée la raison afin qu'elle ne gâche pas sa jeunesse en attendant la guérison, l'"innocent" syphilitique la tient à distance. Mais elle ne renonce pas à travailler bénévolement à la clinique. La jeune stagiaire infirmière Minegishi, qui a été sauvée du suicide par le chirurgien, surprend celui-ci s'administrant une piqûre contre la syphilis, alors maladie honteuse.
Le père informé malgré lui par un échange surpris de paroles entre Kyoji et Minegishi, est rassuré par le fils sur l'origine de sa maladie. Minegishi, qui écoutait à la porte, change alors totalement d'attitude : elle décide de passer l'examen d'infirmière, comme Kyoji en vain l'y encourageait, et d'assumer le bébé dont il refusait de la débarrasser. La jeune femme est amoureuse, jusqu'à proposer avec tact au docteur de le soulager sexuellement, ce qu'il décline avec énergie. Après l'accouchement, le gynécologue ne cesse de dorloter le nouveau-né.
Appelé au poste de police pour un policier blessé en service, Kyoji reconnaît en l'agresseur la personne de son contaminateur Nakada. Ce dernier, qui ne s'est pas soigné, va être père. Par ailleurs, Kyoji a enfin convaincu Misao d'en épouser un autre. Mme Nakada accouche d'un enfant mort-né. Le mari vient faire un esclandre. Mais la vue du petit cadavre est un choc : la maladie s'empare de son cerveau. Kyoji continuera à se donner corps et âme à son métier avec l'assistance dévouée de Minegishi. "S'il avait été heureux, conclut son père, il serait peut-être un homme ordinaire".
On voit que la structure du récit relève d'une économie dramatique appropriée au cinéma, bien que le scénario s'inspire, paraît-il, d'une pièce de théâtre à succès. Sous l'apparence de rôles secondaires, Minegishi et Nakada ont une fonction cruciale. En le méprisant d'abord, l'infirmière valorise la fermeté puis sa volte-face assortie d'une métamorphose destinale fait éclater la haute sagesse morale du chirurgien. L'enfant qu'elle finit par accepter, et dont s'occupe le grand-père substitutif, est le pendant tragique : de celui que n'auront pas ensemble Misao et Kyoji, et du mort-né, lui-même figure du "non-né" voire, comme produit macabre du tréponème, déplacement allégorique du deuil d'un grand amour. Nakada est l'instance trouble qui éclaire la bonté du chirurgien, voire la face démonique de l'ange, Kyoji étant seul responsable de sa propre contamination. Minegishi en effet ne comprend pas pourquoi il ne se venge pas contre cet irresponsable qui se montre de plus en plus odieux.
Tourné en décors de studio bâclés jusqu'à la désinvolture, le film repose à la fois sur le refus de l'illusion romantique donc de toute concession faite au désir infantile de happy end, et la célébration d'une belle âme. Autant de faux retranché à la représentation, autant de vrai dévolu aux enjeux spirituels : une dimension tragique, qui ne va pas sans quelques pincées de burlesque, conjure à peu près tout bon sentiment. Avec une direction d'acteurs qui oriente le jeu dans une temporalité suspensive, non téléologique, faisant droit au mystère du présent, c'est surtout à ce mélange des genres que nous devons d'être quittes de la morne représentation de l'Idée. Ce qui ne va pourtant pas jusqu'à l'écriture, cette redistribution proprement langagière, émancipée de l'ordre cognitif - logique intrinsèque et non extrinsèque.
Car on ne trouve ici aucune des grandes audaces filmiques de la plupart des films tournés jusqu'à Barberousse en 1965. Un an après l'étonnant, bien qu'inégal, Ange ivre, on ne peut s'empêcher de subodorer le prête-nom, ce dont semblent être les symptômes certaines réminiscences d'Ozu (utilisation de la profondeur de champ, ou présence d'un hibachi - récipient en poterie faisant office de chaufferette, sorte de signature du premier Ozu - dans le décor) ainsi qu'un renfort musical abusif et stéréotypé, dispositif sonore à réinjecter les bons sentiments.
Mais le montage-son, qui fait se correspondre allégoriquement des faits indépendants (rythme obsédant d'une fuite du toit recueillie dans une gamelle pendant l'opération fatale, sifflement de train au départ de Misao, etc.), la façon dont les postures muettes et l'interaction des corps renvoient à la douleur intérieure d'un personnage donné, les métaphores subreptices comme cette blouse stérile du médecin bâillant dans le dos, ou cette lampe de bureau évocatrice qui, par Kyoji pressée machinalement du doigt sur la tige flexible, se redresse d'elle-même légèrement, les figures atmosphériques d'ambiance (la pluie), tout cela ajouté au mélange des genres authentifie rigoureusement la signature du film. 21/09/13 Retour titres