CINÉMATOGRAPHE 

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Lars VON TRIER
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Dogville couleur Dan.-Sue.-NL.-GB.-Fr. -All. VO (anglo-am.) 2003 170' ; R., Sc. L. von Trier ; Ph. Anthony Mantle ; M. Vivaldi, Albinoni, David Bowie ; Pr. Zentropa Entertainments ; Int. Nicole Kidman (Grace), Harriet Anderson (Gloria), Loren Bacall (Ma Ginger), Tom Edison (Paul Bettany), Mrs. Henson (Blair Brown), Chuck (Stellan Skarsgard), Martha (Fallon Hogan), Lis Henson (Chloë Sevigny), Vera (Patricia Clarkson), Bill Henson (Jeremy Davies), Jack McKay (Ben Gazzara), Thomas Edison (Sr Philip Baker Hall), Ben (Zeljko Ivanek), Olivia (Cleo King), Jason (Miles Purinton), Mr. Henson (Bill Raymond), June (Shauna Shim), le "parrain" (James Caan), le chauffeur au chapeau à large bord (Jean-Marc Barr), Le narrateur (John Hurt). 

 Récit en voix
off avec un certain détachement sarcastique souligné par un accompagnement de musique baroque.

   Pendant la Grande dépression, la bourgade de Dogville, isolée au bout d'une route perdue dans les Rocheuses, connaît un événement qui la tire de sa somnolence : l'arrivée de Grace, jeune beauté pourchassée par des gangsters. Y voyant un cadeau du ciel, Tom Edison Junior, qui a de grandes ambitions philosophico-littéraires et se proclame le guide moral de la communauté, réunit ses concitoyens pour les convaincre de protéger la fugitive. On décide de la mettre à l'épreuve pendant deux mois. En retour, elle offre ses services, mais il n'y a aucun besoin à satisfaire. On lui concède néanmoins une utilité dans la participation à ce qui n'est point nécessaire. Puis peu à peu, épaulée par Tom, elle parvient à occuper une fonction dans chaque foyer. Au bout de deux mois, pendant lesquels Grace s'est dépensée en gentillesse et douceur, le verdict est positif.
   Tout va pour le mieux, et le 4 juillet, Tom fait une déclaration d'amour à la jeune femme qui le paye de retour bien que de façon exclusivement platonique. Mais en venant placarder une affiche d'avis de
recherche relatif à la visiteuse, un shérif a mis le ver dans le fruit : bien que convaincue de son innocence, la population se comporte comme si elle était coupable. On exige d'elle deux fois plus de travail, qui plus est pour des tâches initialement tenues pour accessoires, et Chuck, jusque-là le plus réticent à son égard, la viole. Le comportement de Tom quant à lui s'avère assez ambigu. Devant cette situation intenable, avec l'aide de Tom, Grace soudoie le transporteur Ben pour qu'il la la mène loin de ce lieu de souffrance cachée dans son camion. Mais, de mèche avec les autres, Ben ne fait qu'un petit tour à George Town puis la ramène, non sans l'avoir violée également, en guise de surtaxe prélevée en raison des prétendus risques supplémentaires encourus en chemin.
   Astreinte désormais au collier de fer relié à clochette avertisseuse, elle sera enchaînée à une roue de fonte comme un chien, d'où "Dogville". Les femmes la persécutent, Martha surtout, l'épouse de Chuck, qui l'accuse d'avoir séduit son homme, et les individus mâles la violent régulièrement, sauf Tom qui en tant qu'amoureux a le privilège de l'abstinence. Le jeune penseur frustré se décide finalement à agir. Il téléphone au chef des gangsters, qui lui avait laissé sa carte. Des hommes en arme débarquent en force. Délivrée de ses chaînes Grace est introduite dans la Cadillac du "Parrain", qui se trouve être son père. Il lui propose le partage du pouvoir si elle revient à la maison. Après mûre réflexion et bien qu'elle n'estime Dogville guère pire que le domicile familial, elle conclut à la nécessité d'en débarrasser le monde pour le rendre meilleur. La petite cité est mise à feu et à sang avec une cruauté vengeresse, puis, cerise sur le gâteau, Grace supprime Tom de sa propre
main. "Il y a des choses qu'il faut savoir faire soi-même" conclut-elle à l'adresse de son père qui, dubitatif, rétorque ne demander qu'à comprendre.

   Tourné sur un plateau nu où est tracé le plan de l'agglomération, meublé toutefois de quelques éléments verticaux caractéristiques, pan de mur de planche, vitrine de boutique, clocher, arbre, etc. et pourvu d'un hors-champ référentiel d'où proviennent les échos du chantier d'un pénitencier, ce film s'apparente à un conte en raison de la profondeur de l'analyse implicite de la société humaine et de l'énigmatique morale contrastant avec la pauvreté étudiée du décor, laissé à l'imagination du spectateur sur la base de repères historiques précis. Deux dimensions se conjuguent donc, la fantaisie affichée du simulacre par la qualité littéraire et humoristique du commentaire en voix off, et la mise en évidence des plus profonds replis de l'âme humaine appuyée sur les références d'une réalité attestée.
   Contrairement à ce qu'on pourrait croire cependant, le versant irréaliste est ce qui évite de tomber dans le cliché en faisant droit au caractère invraisemblable de la réalité, qui non seulement ne consiste jamais en la seule apparence extérieure des choses, mais surtout ne saurait coïncider avec nos désirs que de façon tout à fait fortuite et précaire. Malgré son côté factice par conséquent, le massacre de la fin doit être tenu pour parfaitement cohérent avec tout ce qui semble relever de la vérité. Si Grace revêt l'apparence d'un ange providentiel, c'est parce qu'elle ne fait que jouer un rôle à elle dicté. Davantage, cette quintessence de la douceur marquée par une suavité filtrée à mi-voix, expression du consentement sans murmure à la plus dure condition, sont d'autant moins tenables que Grace n'est rien d'autre qu'un être humain.
   Ne commence-t-elle pas par ce péché originel consistant à frustrer Moïse (le chien) de son os, qui plus est à Dogville ? Ensuite elle blesse moralement l'aveugle en jouant avec légèreté du secret de son infirmité, écartant les rideaux pour faire entrer une vaine lumière. Surtout, cruauté suprême, alors qu'elle prétend l'aimer, elle maintient Tom dans l'abstinence, aggravant ce refus par des confidences intimes : "il n'est pas fort (strong)" glisse-t-elle dans une équivoque sexuelle, ajoutant, "il en a l'air mais il ne l'est pas" ; puis d'une épreuve digne de Tantale aux enfers : refuser à celui qu'elle aime ce que les autres s'octroient à discrétion.
   Surtout, les impairs de la jeune femme atteignent des êtres faibles, qui ont un pouvoir sur elle et vont en user pour se protéger. À commencer par Tom, personnage lâche et imbu de lui-même, principal coupable finalement de l'aggravation de la condition de Grace, et qui finit par la trahir au nom de son ambition littéraire. Le spectateur est informé de sa laideur morale par un petit détail : les bretelles pendouillant sur les
fesses. Mais ces "êtres faibles" appartiennent de plus à un monde dont la seule rumeur entendue est celle de la construction du pénitencier. Or, Dogville devient effectivement un pénitencier à pensionnaire unique.
   Finalement, la vengeance n'est q'une réponse proportionnée à la gravité de la blessure, qui se mesure aux trésors de patience dispensés par la prisonnière. Sa portée morale est digne d'un conte dans la mesure où, contrairement aux apparences, la vengeance n'est qu'un prétexte pour mettre en évidence la fragilité constitutive et l'impuissance de l'homme pris dans les contradictions de sa condition d'être social.
   Au total, la caméra hyperactive à l'épaule de von Trier lui-même, les acteurs se prenant visiblement avec plaisir au jeu, la nouveauté du décor synoptique, permettant des effets fort plaisants, comme les fesses nues de Chuck
tressautant au-dessus de Grace au milieu de citoyens vaquant paisiblement à leur ordinaire, tout cela ne permet guère d'éviter la précellence du texte sur l'image, comme en témoigne le présent commentaire dont la démarche est plus psychologique ou sociologique que filmique. 10/10/04 Retour titres