CINÉMATOGRAPHE 

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Josef von STERNBERG
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Les Damnés de l'océan (The Docks of New York) USA Muet N&B 1928 75' ; R. J. von Sternberg ; Sc. Jules Furthman, d'après The Dock Walloper de John Monk Saunders ; Ph. Harold Rosson ; Pr. Paramount ; Int. George Bancroft (Bill Roberts), Clyde Cook (son copain), Betty Compson (Mae), Mitchell Lewis (le quartier-maître), Baclanova (son épouse), Gustav von Seyffertitz (le pasteur). 

   Chauffeurs sur un cargo, le colosse Bill et son fluet comparse Clyde bénéficient d'une escale de nuit à New York. Bill sauve la prostituée Mae, qui voulait mettre un terme à ses jours dans les eaux portuaires. Malgré l'opposition des tenanciers, il la porte inanimée dans un hôtel borgne au-dessus d'une taverne. Là se trouve déjà Andy, le chef d'équipe qui leur mène une vie d'enfer aux
chaudières. Il a levé une fille, mais tombe sur sa propre épouse délaissée depuis trois ans, en galante compagnie également, ce qui les refroidit tous deux. Celle-ci va soigner la désespérée, la déshabillant, la réchauffant et ordonnant au sauveteur de lui apporter une boisson chaude. Les vêtements de Mae étant inutilisables, Bill force la porte du Mont-de-piété, fermé à cette heure-ci, et se sert.
   La jeune femme, qui aurait préféré mourir, se déride pourtant et ne peut s'empêcher de dresser l'oreille aux boniments du bourlingueur. Elle le rejoint dans la taverne où il la défend aux poings, notamment contre Andy, qui est rossé. Un peu par jeu, elle s'affiche à ses côtés avec un soupçon de
défi au public masculin, puis fait allusion au mariage. Bill la prend au mot. Blasée quant à l'amour, la fille consent sans trop y croire ("Qui voudrait d'une fille comme moi?"). On fait venir le pasteur de service qui, pour calmer un remuant public, finit par accepter la célébration sans la licence officielle, que Bill promet pour le lendemain matin. Les nouveaux-mariés passent la nuit de noces à l'étage, mais à l'aube, l'époux s'esquive avant le réveil de la mariée, laissant une somme d'argent sur la table de nuit. Il descend dans la salle où est attablé son chef qui le licencie après lui avoir fait la morale, ce qui ne l'empêche pas de monter dans la chambre de Mae.
   Il cherche à la détourner de Bill à son profit. Mais son épouse l'a suivi en douce. Un coup de feu retentit. La police arrête Mae pour meurtre d'époux. Se ravisant, Bill intervient, sans objet puisque la veuve se
livre. Son copain le pressant, il prend congé avec des regrets dans les yeux. Les chauffeurs reprennent la mer, mais allergique à l'autoritarisme du nouveau chef, Bill regagne le port à la nage, pour y apprendre que Mae est en prison. Il ne lui reste qu'à se rendre à l'audience de justice nocturne où elle doit comparaître. On la condamne à trente jours de prison pour vol de vêtements. Il se dénonce et, en ayant pris soixante, s'enquiert de savoir auprès de Mae relaxée si elle sera patiente. Elle pourrait l'attendre une éternité

   Histoire des frustrations de la vie en mer, source d'illusions engendrant le monde des bars enfumés, de l'alcool, de la prostitution, du désespoir et du suicide, mais qui pour une fois va préparer le chemin de l'amour.
   Obscur, compliqué, foisonnant, impénétrable, le décor des docks suggère une puissante
emprise sur les âmes. En intérieur, les jeux de miroirs permettent de juxtaposer plusieurs plans en un seul, de sorte que la scène principale entre les deux protagonistes interfère toujours avec le contexte violent et enfiévré de la taverne. Ou bien un travelling arrière partant des mêmes, montre d'autres conflits étagés dans les plans successifs jalonnant la trajectoire de la caméra. L'insert répété en plan serré du clavier mécanique en action figure une sorte de démission humaine en rapport avec le geste désespéré qui inaugure l'intrigue. Préfiguré dans l'hyperbole du largage de l'amarre cadré en plongée vertigineuse, celui-ci est dramatisé de se limiter à un simple reflet dans l'eau suivi de quelques éclaboussures.
   Personnage secondaire, la femme du chef joue pourtant un rôle central en exprimant les contradictions et les enjeux de la situation. À savoir, que le droit à l'épanouissement affectif est interdit aux parias sociaux. "Crois-tu que le mariage la rendra décente ? Moi j'étais décente avant le mariage" grince-t-elle avant de se délivrer de ce cynisme par un rire
hystérique. Mais après les paroles rituelles du prêtre, elle écrase ses lèvres sur celles de Mae puis un gros plan frontal révèle des yeux pleins de larmes. Ce mariage lui met sous les yeux sa vie ratée, et son crime est une forme de sacrifice, comme pour racheter le geste de Mae. C'est pourtant l'amertume qui l'emporte finalement : en montant dans le panier à salade elle lance à Mae : "j'espère que tu seras plus heureuse que je ne l'ai été. Mais j'en doute!"
   Ce doute appartient aux contradictions qui sauvent le film des embellissements de conte de fées. Jusqu'au dernier moment pèse l'incertitude quant au dénouement. Le côté sombre coexiste avec des images d'espoir comme la présence des oiseaux sur la fenêtre au matin de la nuit de noces. Un couple
de mouettes assiste même sur la galerie au départ en catimini de Bill. Façon de condenser des valeurs opposées comme cela se produit volontiers dans le film : en guise de pupitre le pasteur pose sa bible sur un tonneau identique à celui que brandit Bill dans l'exaltation du whisky lui coulant à flot au fond du gosier. Aux paroles consacrées, le public tumultueux de la taverne semble un moment se recueillir et communier dans l'émotion pure avant de se déchaîner à nouveau. Plus subtilement, après le départ de Bill, l'eau frémissante de la mer se surimprime à l'image de Mae. C'est en apparence une figure du désespoir : la mer comme rivale et moyen de disparaître à la fois. Mais cette image si fugace, comme d'un nuage noir que l'on chasse, est empreinte en même temps d'un tel lyrisme, que le désespoir est dépassé. D'autant que le personnage s'est transformé. D'abord ironique et amer, la femme tâte le bras musclé en experte, puis peu à peu devenue grave, semble s'humilier devant la grandeur de sentiments inconnus qu'elle sent remuer en elle.
   Le vrai naturalisme, du reste, ce n'est pas le pittoresque du décor, mais la mise en jeu de forces dépassant l'individu, l'instabilité de l'instant et l'incertitude du dénouement, comme dans la vie. Le flegme même de Bill est un leurre. Alors qu'il paraît solide et rassurant, on sait que la puissance que dégage tout son être n'est qu'au service du plaisir facile, et que son comportement est d'un caïd de la jungle portuaire. "Tu savais que je n'étais qu'un sale chauffeur", ainsi justifie-t-il son abandon après avoir affirmé que rien ne pouvait le garder à terre.
   Cependant les plans serrés sur le visage démentent les paroles. La direction d'acteurs est extrêmement cohérente dans sa volonté de rendre compte des sentiments les plus secrets. Betty Compson excelle à exprimer une émotion contenue, non sans le concours du cadrage et des éclairages. Il n'est que de voir pour une même situation (Mae assise dans son lit), autant de facettes différentes de la même personne, de la pute rouée à l'ange
auréolé. En l'occurrence, la beauté de la femme est tellement sublimée par la composition et la lumière, qu'il ne peut s'agir que d'un plan subjectif, grâce auquel on pénètre dans la conscience intime de Bill. Mais quelques moments forts impliquent directement le spectateur dans l'état amoureux. Le soir des noces avant de gagner la chambre, Mae attire doucement son époux sur la galerie surplombant la mer. Ils y restent un moment, retranchés dans leur monde au milieu du grouillement invisible de la faune portuaire. La scène des adieux où Bill, dont la chemise déchirée doit être réparée, se charge d'enfiler l'aiguille parce que les larmes de Mae brouillent les détails, est d'une puissance inégalable à cet égard.
   Au total, une ode à l'amour, évitant le mythe lénifiant en le traitant dans le vif de ses enjeux les plus contradictoires. Sternberg au sommet. 11/12/04
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