CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

 

 

 

   Second long métrage sorti en salle en 1953 et dernière œuvre en noir et blanc de Jacques Tati à laquelle succèdent des films qui ont fait date dans l'histoire du cinéma, Les Vacances de Monsieur Hulot est une exception cinématographique, toujours aussi vivante et forte plus de quarante-six ans après.
     On peut trouver à cela maintes explications. Trois nous retiendront. D'abord le caractère pathétique d'un burlesque échappant ainsi à la farce
(2). Ensuite les effets cachés, si l'on admet que l'art est justement ce qui ne déballe pas tout sous nos yeux mais joue essentiellement de la puissance de suggestion. Enfin, le lien socio-historique profond et révélateur avec l'époque de l'après-guerre. Trois axes inextricablement mêlés dans le travail filmique latent.
     Par conséquent, ne cherchez pas ici les raisons directes de votre rire ému, elles s'embusquent entre les images (comme on dit "entre les lignes").
     Car on peut considérer deux sortes de données de l'image. Celles nécessaires à l'intelligence du récit filmique, et perçues dans le mouvement qui l'emporte. Et les autres, gestes, événements ou détails rejetés comme accessoires par l'attention du spectateur au défilement séquentiel, mais sûrement essentielles pour une approche de l'écriture, qui est sans doute la véritable condition de l'art.
     Elles génèrent de véritables poussées moléculaires, latentes mais parfaitement captées par notre système de perception qui, on le sait, est loin de se réduire à cette vision
frontale(3) attelée à la flèche narrative. Dans Les Vacances, le motif de la disparition parmi d'autres s'impose par son insistance particulière.

LA DISPARITION QUI DISPARAÎT
   Il ne s'agit pas seulement des invisibilités de la personne du héros, que cherchent partout la vieille-fille anglaise entichée ou le gamin admiratif et qui, entraîné par son énorme sac à dos, disparaît aux yeux des campeurs, ou manque à table aussi bien qu'au départ du pique-nique. Pas seulement de l'escamotage du malheureux passager du spider, mais aussi des figures multiples autant que variées qui s'y apparentent, comme la substitution : celle subreptice, car latérale, de la guimbarde de Hulot à la 203 de Schmutz stationnée devant l'hôtel, ou du canoë de Hulot au voilier du sportif à la faveur d'un raccord qui est donc volontairement faux. S'y ajoute l'ambiguïté existentielle résultant d'une discordance entre l'image et le son : le mouvement du voilier s'accompagne d'un bruit de moteur, l'aspiration bruyante du buveur de thé en plan rapproché s'avère après élargissement être le ronflement d'un pensionnaire assoupi dans son fauteuil. Le motif de la fuite participe du même imaginaire : fuite réitérée de Hulot, à la suite de la mise à flot accidentelle du bateau, du coup de pied au cul de Schmutz ou de l'incident du spider, autant qu'évacuation générale de la plage au signal du déjeuner.
     Surtout pullulent les nombreuses figures de l'informe et de l'impalpable qui sont comme des états préalables de la disparition.
     Métaphores sonores de l'informe par les sons modulés des chants d'oiseau, du sifflement des ondes radiophoniques, de la vibration d'un ressort de porte ou d'un câble d'acier tendu, de la résonance élastique de la chambre à air pleine heurtant un objet dur, du choc fugué des vagues, voire des timbres de voix et des variétés d'accents (individuels, sociaux, régionaux ou étrangers) étirant la langue en tous sens ; ou par les matières déformantes comme la guimauve, les toiles de tente à moitié montées, la capote de voiture affaissée, les valises de toile visiblement vides de Martine,
la chambre à air se dégonflant. La sensation de matière indécise de la plume chatouillant les mentons au cimetière participe du même effet. 
     À travers tout ceci s'affirme l'importance à la fois invisible et audible des substances aériennes en mouvement. Subreptices compagnons, les courants d'air suivent, précèdent ou accompagnent Hulot. Le rôle de tous ces éventails et paravents s'en trouve malicieusement défini par la fonction autant que le jeu de mots implicite. Les gymnastes mêmes semblent se vider d'air en
fléchissant les jambes au son du sifflet. À moins que ce ne soit l'air qui alimente le sifflet. On pourrait croire que le sportif qui mouline des bras en trottinant sur la plage ne respire si profondément que pour contribuer à la nécessaire circulation de l'élément gazeux dont témoigne aussi bien le feuillage toujours mouvant des arbres inclus dans le champ. Invisible courant qui néanmoins se signale sur le mode sonore en traversant encore nombre de sifflets, sirènes, cornes, trompes et autres pouet-pouet ponctuant la piste sonore.
   Autres variantes, la forme intempestive des gaz détonants de la voiturette et du feu d'artifice, ou celle visible de la vapeur qui s'échappe de la locomotive comme de la mansarde de Hulot. Le bruit des vagues évoque même la modulation d'un jet de vapeur, et pour cause : c'est ainsi qu'il furent effectivement produits en post-production.
     Enfin, ces effets de matière totalement impalpable : non seulement l'onde radiophonique émanant de nulle part, mais encore le rayon solaire qui en traversant la loupe va cuire l'épiderme de l'estivant croyant devoir écarter de la main une mouche imaginaire.

DISPARITION ET BURLESQUE
   Le thème de la disparition est structurellement lié au burlesque. L'un des secrets du risible réside dans la fonction de défense du rire, renversant l'affect négatif en positif. Et l'on sait qu'il n'y a pas de véritable comédie sans drame, qu'il faut bien que l'insupportable fasse rire pour être vivable : "rien n'est plus drôle que le malheur(4)" !
     Cependant le tragique associé au burlesque est bien spécifique : il concerne l'enfance, s'il est vrai que l'univers burlesque n'est rien d'autre que de l'infantilisme suggéré, incompatible avec la socialité péniblement acquise au prix du refoulement de l'enfance précisément. À travers cette maladresse de l'adulte, c'est de l'enfant que vous riez pour vous dissocier de celui qui est en vous, car il y aurait danger de folie ou de délinquance à se laisser doucement bercer par la dépendance irresponsable des débuts de la vie. Il faut donc maintenir ce refoulement dont le tragique réside d'abord dans la perte sans retour d'un âge d'or. Les mésaventures des personnages burlesques en général proviennent bien du conflit entre leur immaturité et la trop belle ordonnance du monde adulte.
     Or dans Les Vacances, cela va plus loin. Car le tragique de l'enfance perdue outrepasse sa fonction, jusqu'à déteindre sur la pellicule. Ce qui donne au film cette qualité unique de burlesque poignant.
   Tout se passe en fait comme si des résidus du monde enfantin le plus archaïque débordaient le cadre suffisant du risible.
   Un aspect du drame qui sous-tend le film en l'imprégnant d'amertume est l'obsession secrète de l'abandon et de la mort, qui se confondent pour le petit totalement dépendant des autres. Car le burlesque de Tati étend son champ à ce dont devrait rire l'enfant lui-même pour réguler son propre malheur. On sait en effet que la disparition est un motif précoce du rire infantile : la ressource des coucou !... et autres fort da(5)l'on cache pour faire réapparaître choses ou personnes est inépuisable... et se prolonge fort tard dans les jeux de cache-cache. 

POÉTISATION ET BURLESQUE
   Retenons ceci, que notre film développe un imaginaire original puisé aux sources profondes du burlesque excédant dès lors le champ du risible.    
   Un univers de nourrisson se développe par la modalité des formes d'abord, qui semblent procéder de l'univers précognitif : plasticité de la matière, "immatérialisations" ou indécision, jeux d'anamorphose, causalité décalée, permutation des propriétés, substitutions magiques, non conservation de la matière, surgissements du néant et retours à lui. L'artiste met ici en scène un stade imaginaire du monde rationnel en train de s'élaborer (dans une perspective constructiviste). Ce faisant, il poétise
l'univers du film en l'émancipant du lien syntagmatique(6) : le flottement de la matière et de ses éléments remontant à un stade archaïque de l'intelligence constitutif de la structure burlesque devient un principe de liberté à la base d'un régime filmique unique.
   Mais si poésie des images il
y a, son caractère indécidable n'est pas gratuit. Car l'état ectopique(7) des choses et du langage se met au service du sens plus profond de la mort, forme extrême de l'abandon qui est le tragique de l'enfance.
 L'enterrement au beau milieu du film n'est que l'émergence narrative de ce qui ne cesse de courir sous les images. Un cimetière se profile au bout d'une rue dans le premier village traversé où est remisée, semblable à un corbillard, une charrette jouxtant la façade décorée de croix de faïence d'une boutique évoquant les pompes funèbres. La voiturette de Hulot fait penser par sa forme et sa capote à un landau funèbre, dont la calandre sombre est ornée d'une croix oblique que les hasards de la perspective parfois redressent comme une anamorphose picturale. Une rangée de telles croix de "Saint-André" ceinture la maison de la belle Martine ainsi interdite comme royaume de la Mort.
   Tout en l'héroïne indique le personnage disparu depuis des lustres. Princesse d'allure moyenâgeuse(8), captive du manoir que contrefait la villa estivale, irradiant une irréelle lumière phosphorescente, elle observe de sa tour le montage d'une tente agitée de l'intérieur comme un fantôme. Son lit aux montants "en bâtière" surmontés d'une croix oblique, plus élevé au chevet qu'au pied, affecte la forme d'un tombeau monumental sous le renfort en croix de la porte à l'arrière-plan. Les manifestations de l'invisible déjà signalées sont comme autant de spectres saturant cet univers. L'un deux par le "guili-guili" rigoureusement coordonné du chant des oiseaux au cimetière, taquine les mentons d'une plume de chapeau provoquant des rires sacrilèges aux vraies condoléances. Sur l'air nostalgique du film, Hulot en corsaire d'antan fait son apparition et entraîne dans une valse funèbre sa dame surgie au souffle mugissant d'un vent coulis. Ils sont tous deux marqués d'inquiétantes figures noires tentaculaires : crabe au dos de l'homme, motif étoilé enserrant la robe par la taille. L'idéal de la belle impénétrable est une figure maternelle. C'est par rapport à la mère que le thème de la disparition est vraiment tragique. Hulot endosse sans doute plusieurs stades de l'enfance, imprimant à un corps trop grand des mouvements trop appliqués pour être bien coordonnés, incommodités névrotiques soulignant sa position en porte-à-faux mais tellement révélatrice du monde social auquel il est confronté.
   Martine domine la plage du surplomb de l'
oriel(9), exposant ses dessous comme la mère à la progéniture. Son attitude à l'égard de Hulot se démarque nettement de celle de tous les autres "adultes" : coquetterie d'une part certes, notamment de le faire attendre dans son salon, mais surtout, amusement et tendre indulgence de celle qui pardonne à l'enfant.
   Mais ce comportement maternel associé au sentiment de la mort souligne cruellement un manque qu'exprime un véritable rébus : tandis que,
tristement désœuvrés, les enfants endimanchés se lancent mollement du sable avant de quitter le lieu des vacances, le premier plan est occupé par les deux couvercles ronds de la glacière ambulante munis en leur centre d'une poignée en forme de mamelon. À l'arrière-plan flottent des fanions dont certains noirs marqués d'une croix de Saint-André blanche comme les tibias en sautoir d'un pavillon pirate. Le coffret vitré oblongue à cornets de glace complète par l'idée du reliquaire.
     Seins nourriciers associés à la glace de la mort, dont le 
litron frais tiré de la glacière se substitue au lait. Un avatar moléculaire des dômes de vapeur de la locomotive dédiés à l'impalpable du monde des esprits. 

DU BURLESQUE CRITIQUE
 Le thème de l'abandon maternel recoupe celui de l'exclusion sociale. Hulot se trouve à la fin rejeté de tous. Sauf de sa dulcinée certes, mais la société barre le chemin de sa chambre en faisant corps.
   Cependant, l'inadaptation de Hulot comme type de névrosé fixé à la mère de l'enfance est, associée au recul de la mort, un formidable révélateur. Elle n'est pas en effet assujettie aux valeurs du microcosme petit-bourgeois d'une station estivale en 1953 où l'on s'empresse de panser les plaies encore vives de la guerre, davantage pour l'oublier et jouir de la douceur trompeuse de ce qui subsiste que d'inventer un monde meilleur. Les souvenirs de guerre en des extérieurs rappelant le Débarquement, l'impératif des affaires (Schmutz), les biens matériels qu'emblématise le décor un peu prétentieux des intérieurs, les mielleuses politesses échangées, l'américanomanie ou inversement un certain extrémisme politique assez formel (le jeune militant) constituent l'essentiel des préoccupations des estivants. Hulot, qui ne s'intéresse à rien de tout cela, inaugure, tout en rêvant d'un amour impossible, une étonnante technique de
tennis donnant un aperçu de l'inventivité que réclame toute perspective nouvelle. "Le tennis, c'est pas ça !" s'exclame le commandant avec des gestes de démonstration aussi gracieux que vains.

    On voit donc que la poésie la plus libre n'exclut pas les sommations de la réalité la plus pressante, mais que la souffrance d'amour est peut être le tribut à payer à la lucidité.
   Occasionnel en général et ne s'exprimant au mieux que par le gag en fiction, le rire se trouve ainsi élevé au principe d'une opération de longue haleine sans nul doute digne du nom d'art.


2) Les plus grands films burlesques de l'époque du muet ou des débuts de la sonorisation ont tous une dimension tragique. Voyez les Charlot. Retour
3) L'œil a un champ de vision de 180 degrés. La vision frontale, focalisant en fonction de l'intention qui la commande, n'utilise qu'une infime partie de ce champ. Retour
4) Samuel Beckett. Retour
5) Fort da : en allemand, "là loin", célèbre expression d'un petit patient de Freud, par laquelle il scande la figure d'apparition-disparition qui rend supportable l'absence de sa mère en faisant osciller d'avant en arrière une bobine au bout d'une ficelle. Retour

6) Syntagmatique : de "syntagme", principe de continuité linéaire du récit assurant sa cohérence. Retour
7) C'est-à-dire relatif à l'émanation visible du corps du médium dans les séances de spiritisme. Retour
8) Par le costume et la coiffure. Retour
9) Fenêtre en encorbellement faisant saillie sur un mur de façade. Retour




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