CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Robert BRESSON
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Le Diable probablement Fr. Eastmancolor 1977 90' ; R., Sc. Dial. R. Bresson ; Ph. Pasqualino De Santis ; Déc. Eric Simon ; Son Georges Prat ; Mont. Germaine Lamy ; Pr. Sunchild, GMF ; M. Monteverdi, Ego Dormio, Mozart, concerto pour piano et orchestre n° 23 ; Int. Antoine Monnier (Charles), Tina Irissari (Alberte), Henri de Maublanc (Michel), Lætitia Carcano (Edwige), Régis Hanrion (le psychanalyste), Nicolas Deguy (Valentin), Geoffroy Gaussen (le libraire). 

   Après la découverte du corps de Charles, vingt ans, avec deux balles dans la tête, la presse annonce que le "suicidé" du Père-Lachaise a été assassiné. Le récit en flash-back reconstitue les antécédents.
   Parmi un groupe d'amis, Charles assiste à une réunion gauchiste où est proclamée "la Destruction". Déçus ils prennent le large. Avec ses amis, qui appartiennent à l'Association pour la Sauvegarde de l'Homme et de son Environnement, Charles sera confronté à d'autres débats d'idées où éclate la mauvaise foi. Ils montent le commentaire
off d'un film sur les méfaits de la pollution de la planète.
   Partagée entre Edwige et Alberte, sa vie amoureuse est d'autant plus compliquée que les jeunes femmes, au lieu de revendiquer l'épanouissement amoureux, raisonnent au nom des idées nouvelles, et que d'autres liaisons ne sont pas exclues : Charles a une passade avec une bourgeoise fortunée et Edwige, qui a fait une déclaration à Michel, couche avec le libraire pendant que Charles patiente dans la rue, tandis qu'Alberte finira dans les bras de Michel. Mais c'est avec cette dernière qu'il est d'abord en ménage. Elle a quitté le domicile familial tout en continuant à puiser au frigo. Il va ensuite vivre chez Edwige, le martyre pour Alberte, qui avait voulu se montrer compréhensive ("il sera beaucoup mieux chez elle"). Charles qui n'est pas aussi délicat a offert à sa première compagne les chocolats fins, cadeau de fin de passade. Michel la console en ami après qu'elle ait refusé l'aide financière pleine d'arrière-pensées du libraire.
   Survient un ami toxicomane, Valentin, que Charles et Edwige hébergent et dont ils prennent grand soin. Charles et Valentin vont passer la nuit dans une église avec leurs sacs de couchage à écouter Monteverdi sur un électrophone. Valentin en profite pour fracturer les troncs avant de disparaître. Charles se retrouve au commissariat sous interrogatoire musclé. Le petit groupe veut protéger Charles contre ses idées de suicide. On le dirige vers un grand psychanalyste, un âne qui lui donne naïvement le mode d'emploi du suicide romain par le truchement d'une main esclave ou amie. Charles ajoute ironiquement aux 200 F d'honoraires en billets un pourboire signalé par le seul tintement de la monnaie. Le soir, il court se procurer un revolver puis requiert de Valentin ce service contre une somme rondelette. Le contrat, déguisé en suicide, est honoré la nuit même au Père-Lachaise. 

   À défaut de recours aux ressources positives de l'esprit (critère éthique(
1)) et de fonctionnement ludique de la figure (critère symbolique(2)), le principal intérêt du film réside dans le travail investi sur la puissance de la poussée du destin, déterminé par l'état d'un monde malade, même si l'expression de celui-ci relève par trop d'une démarche argumentative, voire persuasive, source de clichés (assassinat des bébés phoques) et totalement étrangère à l'esprit bressonien.
   Tout se résout finalement dans la marche forcée, la syncope, le rythme voire le télescopage, traduisant la puissance du mal. Tant au niveau de la violence des enchaînements, que de l'application obsédante des bruits intempestifs émanant notamment des moteurs de voiture ; ou encore du système de cadrage, qui évite le centrage anthropométrique en faveur du lieu géométrique de l'action des mains et des pieds : pieds qui entraînent à la catastrophe, mains et objets solidaires (rampes d'escalier, poignées de porte, poches dans lesquelles les mains engouffrent l'argent).
   On a dit à ce sujet que la caméra cadrait laidement aux hanches. Cette méthode n'est pas nouvelle chez Bresson : voyez
Pickpocket, pourtant tenu pour son chef-d'œuvre. Car les hanches sont au niveau de l'action de la main. L'image est donc à lire en réseau, depuis le geste d'amour jusqu'au revolver en passant par l'argent (ou les chocolats). Ce qui importe pour Bresson, c'est que l'image se transforme au contact avec les autres. J'ajouterai que la "beauté" en général ne vient pas de la soumission de l'image à un concept préexistant (ici, l'anthropométrie), mais de son utilisation comme élément de signifiance, autrement dit quand l'écriture l'emporte sur la représentation(3).
   La laideur peut être belle, ce qui n'est pas étonnant chez un auteur qui préfère les images "nécessaires" aux belles images(
4). L'univers de la main, en l'occurrence prend un relief saisissant. L'organe de préhension est entité concrète et non composante d'un schème abstrait préexistant. Ici cependant, ce principe est au service de la seule dimension narrative dont il dope l'élan ravageur dans une vision des plus noires, compromettant la vitalité de l'esprit propre à l'art.
   À l'exception de quelques instants de grâce, dont ceux qui ralentissent superbement les derniers instants de Charles : séparées par le petit verre d'alcool du condamné avalé dans un café, deux brèves échappées sur une espérance déjà hors de prise : la porte du métro est ouverte prématurément durant le freinage à la station
Invalides - allusion à la privation d'un organe, qui peut aussi bien être spirituel. Le quai en mouvement doucement décroissant avec son décor d'affiches défile alors indéfiniment dans l'intervalle déterminé, sous un éclairage d'un vert-bleuté accompagné d'un souffle s'achevant en soupir pneumatique. Puis sur le chemin du Père-Lachaise, dans la rue déserte, l'étroit entrebâillement des volets et d'une fenêtre du rez-de-chaussée, laisse apparaître un bout d'écran de téléviseur où s'affichent en camaïeu lumineux de vagues mouvements chorégraphiques, en même temps que s'échappent les sonorités étrangement présentes de quelques mesures du concerto pour piano et orchestre n° 20 de Mozart. Pendant que Valentin s'éloigne (changement de plan et d'intensité du son), Charles hésitant s'attarde un instant (retour au plan et à l'intensité précédente) puis rattrape Valentin (décrue jusqu'au silence de la musique).
   Mais il ne suffit pas d'additionner de tels moments pour atteindre au miracle artistique, qui est, rigoureusement, affaire de globalité. 6/07/05
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