Robert CAHEN
Liste auteursLe Deuxième jour Fr.-USA vidéo 1988 8' ; R. R. Cahen ; Ph. Stéphane Huter ; Mont. Ermeline Le Mezo ; Eff. sp. Stéphane Huter ; Eff. oscilloscope Jean-Pierre Mollet ; M. John Zorn "Godard ça vous chante" ; Pr. Kitchen/Ex-Nihilo/INA/KTCA ; Int. Norisa Hui, Barbara Osborn, Sébastien Nahon.
Une Chinoise à New York, c'est simple à dire à s'en tenir à l'information de la chose, aux généralités, aux apparences, à la froide approche cognitive. Mais que l'on fasse droit à la sensibilité, qui n'a pas comme la raison les moyens par elle-même de filtrer la masse des implications du fait brut afin de se garder de l'immersion dans l'irrépressible flot des impressions, alors c'est impossible à conter.
Il y faudrait un matériau non soumis aux lois du discours, modalité d'expression bien trop grossière, ne pouvant guère qu'additionner interminablement les données les unes aux autres. Ce matériau, Cahen se l'approprie en le façonnant afin de s'affranchir de l'impuissance à rendre compte des univers cachés derrière cet événement tellement banal : la rencontre d'une jeune femme asiatique et de la Grosse Pomme.
Image et son : musique de Zorn et voix chinoise pour celui-ci ; quant à l'image ou plutôt la conception visuelle, elle comprend le voyage, la Chinoise, la ville. Au besoin anamorphosée électroniquement, la bande sonore s'offre, elle, sous la forme de plusieurs compositions distinctes caractérisées par la formation instrumentale, à travers une série de registres appropriés à diverses postures narratives. S'y mêle tout registre de voix, sous la forme de chants, de bribes indistinctes de commentaires, de rumeur des foules, auxquels se superpose le monologue féminin méditatif, parlé ou chuchoté en chinois et associé, sans être forcément synchrone, à l'apparition du gracieux personnage.
L'image s'ordonne à la musique en variant avec les changements de partition ; non sans proposer un parcours identifiable dans les grandes lignes tout en étant brouillé par l'état de perpétuelle instabilité des images, dont la trame se creuse et se vaporise, bouillonne se plisse et ondule ou clignote en lien avec les modulations musicales. Ou bien par la composition dynamique des surimpressions, les images s'entre-frottent, glissent, se confondent et se dissocient, se brisent et se recomposent, tandis que le ralenti, voire le rebours du mouvement des personnages suggère une discordance entre mobilité extérieure exacerbée et mouvement intérieur de la conscience.
C'est ainsi que se dramatise la collision des cultures tandis qu'un chemin trouble se fraye dans l'enchevêtrement des manifestations sensibles se croisant avec un monde intérieur. La réalité de celui-ci s'affirme non seulement par le monologue ou par telle image de désolation, un cadavre dans Central Park, un paysage stérile, jurant avec le feu d'artifice des sensations de la vivante cité, mais par la structure en boucle du film.
Inauguré par un kayak traversant le lac de gauche à droite, en accéléré comme le désir, il s'achève par la métamorphose de la mégapole dans la même image de traversée, mais en passant par un cercle de rides concentriques qui la résorbe en se mourant.
Il y a donc bien voyage mais surtout voyage intérieur, c'est-à-dire confrontation (des lieux, des cultures), suscitant les sentiments les plus contradictoires, allant du désir à l'angoisse sans exclure pourtant la joie. Car le voyage véritable suppose le branle des habitudes. Il ne cesse d'être voyage au sein même du séjour. Dans la moitié droite du cadre, le gratte-ciel se fait soudain étroite fenêtre de train où se penche un contrôleur en uniforme d'autrefois dans l'attitude de celui qui s'assure que personne ne monte ou ne descend au moment du départ. Le registre burlesque de la musique renforce l'image du passé qui étend le voyage à la dimension du temps. Puis les immeubles de la moitié gauche fuyant dans le hors champs gauche-cadre font place à la totalité du wagon, qui occupe alors toute la surface de l'écran. On rebascule ensuite, avec le changement de musique, dans une autre vision de la ville, etc.
Il aura suffi de huit minutes pour arracher un événement quelconque à l'insignifiance en déployant sa puissance émotionnelle propre. 11/03/07 Retour titres