Le Détroit de la faim
(Kiga kaikyo)
Jap VO N&B 1965 183' ; R.
T. Uchida ; Sc. Naoyuki Suzuki, d'apr. r. de Tsutomu Minakami ; Ph
. Nanjiro Nakazawa ;
Mont. Yoshiki Nagasawa ; Déc. Mikio Mori ; M. Isao Tomita ;
Pr. Toei ;
Int.
Rentano Mikuni (Inugai/Tarumi), Sachiko Hidari (Yae Sugito), Junzaburo Ban (Yumisaka), Susumu Fujita
(le commissaire), Ken Takakura (Ajimura), Yoshi Kato (le père de Yae), Koji Mutsui (Motojima), Akiko Kazami
(Toshiko).
Septembre 1947, à Iwanai sur l’île de Hokkaido, le prêteur sur gage
Sasada meurt dévalisé avec sa famille, trois cadavres, dans l’incendie allumé par les deux voleurs, rejoints dans leur fuite par un troisième
individu. Attisées par un typhon, les flammes détruisent une grande partie de la ville, les
intempéries entraînant de plus le naufrage d’un ferry venant du port de Hakodate, où se rendent justement par
rail les trois fugitifs pour franchir le détroit de Tsugaru.
Le déploiement considérable des forces de secours permet à ces derniers de subtiliser un bateau de pêche réquisitionné pour les sauvetages. Le
décompte des victimes du naufrage révèlera deux noyés de trop.
L’inspecteur Yumisaka du commissariat de Hakodate, en charge de l’affaire, est informé par un collègue de Sapporo
enquêtant sur le drame Sasada, que deux évadés de la prison Abashiri, Numata et Kijima, auxquels s’était
joint un barbu d'un mètre quatre-vingts, avaient séjourné dans la même station thermale
que les Sasadi trois jours avant le crime. Le grand avait rempli le registre au nom d'Inugai Takichi. Le collègue ajoute
qu'on a signalé le vol d'un bateau de pêche le jour du naufrage. Yumisaka suppose que le trio n'a pu, dans ces conditions
difficiles, que faire la traversée du détroit la plus courte, jusqu'à Shimokita. Justement un feu a été vu sur
la rive escarpée de Shimokita, durant la nuit succédant aux opérations de secours. Yumisaka y retrouve des cendres,
dont il prélève un échantillon dans son mouchoir. Supposant le bateau hissé puis brûlé à cet endroit par les trois
voleurs, il espère trouver des traces de leur passage plus avant dans les terres, à Ominato, dans les maisons de passe.
Entretemps, épuisé et affamé, le dénommé Inugai erre à travers la montagne où il surprend dans une masure
une vieille femme évoquant un mort, qui le terrifie. Ce qu’on appelle une Itako, figure traditionnellement
censée provenir du proche Mont-Effroi. Il parvient à attraper en marche un petit train de bûcherons muni d'un wagon de voyageurs, qui mène à Ominato et dans
lequel une jeune femme lui offre à manger. Elle lui raconte que son père avait payé une Itako pour entendre la
voix de sa défunte mère. À Ominato, bien que censé quitter la ville, il la
rejoint dans la maison de passe Hanaya dont elle est pensionnaire sous le nom de Chizuru, pseudonyme de
Sugito Yae. Il s'empresse de s'y raser la barbe. Au cours de leurs jeux amoureux, la jeune femme effraye Inugai en imitant par jeu l’Itako.
Le Mont-Effroi est du reste visible depuis l'établissement. En partant il lui laisse, en plus des cinquante yens
du montant de la passe, une grosse somme enveloppée
dans un journal. Ce qui témoigne d'une grande délicatesse. Non pas l'importance de la somme, mais
le fait de la dissocier de la vénalité. Très amoureuse, elle conserve de lui, l’ayant manucuré, une rognure
d’ongle dans du papier de soie, dont elle se fait un fétiche érotique. Parvenu le lendemain à la maison Hanaya,
Yumisaka retrouve la trace de la
prostituée. Il remonte jusqu’à elle qui, partie en cure thermale avec son père, veut rembourser les
dettes de celui-ci et refaire sa vie à Tokyo avec un travail honorable. Aux questions du policier elle répond de façon à
le détourner de la piste d’Inugai, ajoutant maladroitement. « Vous savez, je ne mens jamais. Mentir, ça ne
rapporte rien, n’est-ce pas ? » Protestation gratuite, qui ouvrira les yeux de l'inspecteur, et l'incitera
à aller enquêter à Tokyo.
Alors que, bredouille, Yumisaka prend un savon de son chef, il tombe sur les
photos de Numata et Kijima transmises par le commissariat de Sapporo. Les corps exhumés des deux victimes
inconnues correspondent aux photos. Une nouvelle hypothèse s’impose à l’inspecteur : Inugai a occis ses
complices jetés à l’eau, puis traversé le détroit. Il a hissé seul le bateau par petits morceaux pour le
brûler avant de s’enfoncer dans la péninsule de Shimokita. Le policier comprend alors que le fugitif avait trouvé
asile auprès de Yae, qui s’est trahie en déclarant sans nulle nécessité ne pas mentir. Yumisaka va enquêter à Tokyo en
vain. L’ayant repéré, Yae avait su lui échapper. Elle retombe dans la prostitution quand le bar qui
l’employait et la logeait est investi par la police comme enjeu territorial de bandes
yakuzas rivales.
Dix ans plus tard, exerçant dans une maison de passe de Tokyo sur le point de fermer en raison de
l’abolition de la prostitution (1957), elle tombe sur un article de journal à la gloire d'un certain Tarumi
Kyoichiro, riche industriel de Maizuru, généreux mécène pour la réinsertion des prisonniers. Sur
la photo qui l’accompagne elle reconnaît Inugaï. Elle fait le voyage jusqu’à Maizuru pour s'en assurer et
remercier son bienfaiteur. Il feint
de ne pas la reconnaître mais son pouce mutilé le trahit. La nuque brisée, elle succombe en souriant dans ses
bras puissants la tenaillant de façon ambiguë, à la fois pour l’étreindre et la faire taire, en disant tendrement
par un déni révélateur de sa double identité :
"je suis Tarumi". Puis il étrangle
son secrétaire, Takenata, qui l’a surpris éploré sur la morte. Les deux corps à la mer avec la coupure de
journal restée dans une poche de la jeune femme sont retrouvés.
La police de Maizuru conclut d’abord, contre toute évidence, au suicide de deux amants. Mais un
faisceau d’indices invalide cette
hypothèse. Les deux prétendus amants n’ont jamais été vus ensemble. L’inspecteur Ajimura, après
une visite à Tarumi, qui soutient la thèse du suicide et prétend ne pas connaître Yae, le suspecte. Convoqué,
Motojima, le patron de la maison de passe de Tokyo, révèle que sa pensionnaire devait voir quelqu’un pour la
conseiller
sur son avenir après la fermeture de l'établissement, possiblement le mécène de la coupure de journal,
qu'il savait en possession de Yae. Il ajoute qu’elle ne pouvait se suicider vu la forte
somme restée dans sa chambre, fruit de ses économies. En même temps convoqué, le père de la morte se souvient que
dix ans auparavant un
inspecteur de Hakodate nommé Yumisaka cherchait à joindre Yae, en tant que susceptible d’avoir été en rapport avec un
homme de grande taille recherché.
On en déduit au commissariat de Maizuru que Yae avait bien rendu visite à Tarumi dix ans après.
L'inspecteur Ajimura retrouve Yumisaka reconverti dans le gardiennage de la prison à Hakodate suite à son renvoi de
la police en raison de son échec. Celui-ci reconnaît Inugai en la photo de Tarumi. L’ancien inspecteur demande à Ajimura de l’emmener à
Maizuru pour le démasquer. Convoqué au commissariat de cette ville au titre officiel de témoin du double suicide requalifié
en meurtre, Tarumi nie avec autant d'arrogance que d'aplomb avoir connu Yae, s’obstine à appeler suicide ce
qu’on lui rappelle être classifié meurtre, et à la question de Yumisaka de savoir s’il ne ment pas, répond :
« Mentir ça ne rapporte rien », dans les termes exacts utilisés par Yae en réponse autrefois au
même. Puis il prend congé tranquillement. Les enquêteurs, qui pensent que Tarumi est l'assassin incendiaire
des Sasada et dix ans plus tard le meurtrier de Yae et Takenata, sans aucune preuve, entendent maintenant, avec l’aide de
Yumisaka, s’employer à prouver la double identité de Tarumi.
Parmi les affaires demeurées chez le père de la
morte sont retrouvés le journal relatant le naufrage et l’incendie, dans lequel était enveloppée la liasse de
billets remise par Inugai à Yae à Ominato, et la rognure d’ongle. S’y ajoute l'échantillon d’écriture d’Inugai trouvé dans le registre d’inscription de la
station thermale d’Asahi. À l’interrogatoire qui suit, Tarumi ne s’inquiète guère de l’examen graphologique,
mais, bouleversé à la vue du morceau d’ongle avant même de savoir qu'il était dans les affaires de Yaé, il perd
ses moyens. Reconnaissant alors connaître Numata et
Kijima, il détourne l’attention des enquêteurs de ses propres crimes en révélant qu’il ne les avait rejoints
qu’après le massacre des Sasada et, qu’en légitime défense pendant la traversée, il avait précipité dans les flots
celui qui, après avoir éliminé l’autre, s'en prenait à lui. L’argent trouvé au fond du bateau devait lui servir à sortir de sa
condition misérable, à entretenir sa vieille mère, et œuvrer pour le bien général.
Il n’y a toujours pas de réelle preuve. Après une pause-thé durant
laquelle certains se prononcent pour la manière forte, Yumisaka exprimant un point de
vue humain et social, entreprend une démarche énigmatique. « Rendre », selon ses propres mots, à Tarumi dans sa
cellule les cendres du bateau conservées chez lui dans son mouchoir depuis 1947, en évoquant Yae qui, vivante ne l’aurait
jamais trahi. Après son départ, hurlant de rage, Tarumi abat son poing à coups redoublés
sur le petit tas de cendres. Yumisaka accouru
se voit implorer à genoux de l’emmener avec lui, pour des raisons incompréhensibles ("Hokkaido sait tout de moi..."), à Hokkaido
à son retour chez lui.
Dès le lendemain, flanqués de l’équipe
du commissariat, ils prennent le train puis le ferry. Au cours de la traversée du détroit, Yumisaka désigne à Tarumi les
montagnes de Shimokita, le pays de Yae, où se détache le Mont-Effroi, puis sort deux bouquets de
fleurs, proposant de chacun rendre hommage à Yae en tant que les deux seuls ici à l'avoir connue. Il
s’approche du bastingage pour lancer son bouquet à la mer et réciter des sutras. Tarumi écrase une larme, puis
après un temps, lui emboite le pas
mais s'élance soudain et, comme entraîné par son bouquet, saute dans les eaux du détroit pour ne plus remonter.
Le style reportage inauguré sous voix off, use d'accessoires
d'enquête tels que plans, schémas, tableaux noirs, dossiers, et même, inserts de photos fixes dans l'évocation du
passé ; sans compter une géographie
rigoureuse appropriée aux investigations, l'énigme incessamment relancées, le jeu serré
du chat et de la souris des interrogatoires, une caméra
portée attentive et suiveuse voire fureteuse, des flics bien campés, travaillant même la nuit en plein été,
véritable performance du genre policier que tout cela, sans compter les clichés dédiés au genre : plan serré sur les bielles
de la loco, gros plan sur le téléphone
sonnant, ventilateur électrique des interrogatoires, caméra hyperexpressive, comme ce travelling avant
tourmenté sur les ruines
fumantes d'Iwanai, et accords musicaux choc ou d'ambiance hollywoodiens selon le cas.
Ceci n'est pas un polar
Et pourtant, ceci n'est pas un simple polar. C'est aussi un
film moral, social et historique, brossant en arrière-plan, dans la première partie, le tableau d'un Japon
d'après-guerre en ruine et famélique dans des villes sujettes aux coupures de courant. Les petits
métiers, comme on peut en voir autour de la gare tokyoïte d'Ueno,
et la prostitution prolifèrent. Une vieille femme ramasse un mégot dans le petit train, à l'instar d'un quidam
aux
pieds
de Yumisaka arrivant à Tokyo. Des enfants pieds-nus se réchauffent à un feu de débris de bois au bord de
l'eau. Yae fond
en larmes, éperdue de reconnaissance pour le bordel de Tokyo qui l'engage sans sa carte de rationnement.
La population
est en effet astreinte au carnet de rationnement. Pourtant Yae a laissé le
sien à sa famille. De même qu'elle rembourse les dettes du père. Car la misère se combat surtout à l'aide des
ressources morales. Yae nourrit l'affamé du petit train, lequel a donné un paquet de cigarettes à la vieille femme
qui ramassait un mégot. Les vertueux
comme Yumisaka, qui est à-demi poitrinaire, préfèrent crever de faim avec les rations officielles,
plutôt que de profiter du marché noir.
Tarumi a toujours pris soin de sa mère. Il ne fume ni ne boit, répand le bien
autour de lui, est follement généreux avec Yaé. Yumisaka, qui dit haïr Tarumi pour ses actes criminels, n'a de cesse, avec
empathie, d'en rendre la misère responsable, évoquant "les actes désespérés des pauvres face à l'argent. [car] Il faut
avoir connu la misère pour les comprendre."
C'est aussi, jusqu'en avril 1952 la tutelle américaine, et l'acculturation
subséquente. Tokiko, l'amie Tokyoïte autrefois consœur de Yae sort impudemment de sa barraque de bois
sur fond de paysage de ruines, mastiquant - comme Machida, le chef Yakuza - du chewing-gum, en combinaison légère occidentale dont une bretelle
tombe. Situation que reflètent les enjeux politiques par le biais des affiches
de propagande pour la démocratie et des
manifestations de Tokyo contre les conservateurs.
Dans la deuxième partie, en 1957, le pays s'est spectaculairement redressé. La prostitution est abolie.
Les villes sont reconstruites
et le fils de Yumisaka, tout en méprisant sa pauvreté, est en mesure de donner de l'argent
à son père pour payer son voyage à
Maizuru. Petit détail révélateur, il y a soudain profusion de ventilateurs électriques au commissariat,
au bordel, chez Tarumi.
Mais c'est aussi un film subtilement psychologique, jouant sur les signes impalpables du monde intérieur des
personnages. Yoyez Tarumu trahissant son désarroi lors de la visite de Yaé, à ramasser une poussière
imaginaire sur le tapis. Ou au commissariat agitant inutilement son éventail à
proximité du ventilateur électrique. Et Yaé qui ment à Yumikasa en mâchonnant une fleur pour se donner contenance.
Un non-polar non-moraliste
Le récit policier est donc solidement implanté dans un contexte psychologique, économique, social, historique,
contexte
qui en retour perturbe la stricte causalité policière. La misère est historiquement déterminée. Ce qui, avec
le concours d'une culture de l'altruisme contribue à élever le débat sur le crime, au-dessus du manichéisme du
genre policier. Autrement dit le côté moral du film, qui pourrait paraître naïf, débouche sur l'éthique. À la
question du commissaire "Que pensez-vous de sa [celle de Tarumi] déclaration ?" Yumisaka qui vient de
goûter le thé préparé par son chef répond : "Il est très bon." Comme si le par le texte advenait ce que le récit ne
peut dire sans se contredire. Ce qui nous indique que le récit n'est pas le tout du film.
Par conséquent, rien n'est encore résolu. Le Détroit continue
d'irradier de sa composante énigmatique.
Peut-être n'a-t-on pas assez pris au sérieux certaines ambiguïtés susceptibles d'ébranler
cette belle construction. À commencer par le personnage de Tarumi, aussi timide, peureux et impressionnable que
plein d'aplomb. Aussi sincère que menteur, bien que souvent maladroitement. Quand le commissaire lui demande
s'il connaissait Sugito Yae, il répond : "Takemata ne m'en a pas parlé". Aussi sûr de lui soit-il, il se trahit. "Vous êtes originaire d'Ominato?" demande-t-il à Yaé survenue chez lui et
qu'il n'est pas
censé connaître. À la lecture d'un compte-rendu de presse du naufrage,
le meurtrier verse des larmes au souvenir de la mort dans les eaux de l'un des deux complices.
Mais comme dit un policier : "À quoi pouvait penser un homme né dans une telle misère ?
Il ne peut pas avoir un sens normal du bien et du mal." Les enquêtes de
la police sur son passé
sont d'ailleurs plus élogieuses qu'accablantes. On ne peut davantage prétendre cerner Yaé, qui ne se contentant
pas de mentir à Yumisaka, collectionne les mensonges. Selon un rituel dont je n'ai pu retrouver la
trace, la poupée reçue (en cadeau ?) à l'occasion de chaque
nouvel an, en remplacement de celle
de l'an précédent, fait disparaître les mensonges de l'année, Mais Yaé, elle, les conserve. Cinq
années de prostitution à Tokyo = cinq poupées.
Non-polar non-récit
C'est surtout le récit même qui se remet en cause
par un jeu mettant en abyme son caractère indécidable. On ne saura jamais comment Yaé a pu récupérer
la rognure d'ongle et le journal laissés dans sa chambre, quittée brusquement lors de la descente de police.
A-t-elle même récupéré son argent ? Il semblerait que non à considérer qu'elle se résigne à retomber dans la
prostitution. Et pourtant au bout de cinq ans ses économies sont étonnamment substantielles...
Le motif du mensonge lui-même prend
une dimension textuelle.
Les protestations de mensonge de Yaé puis de Tarumi s'énoncent identiquement ainsi : "Mentir ça ne rapporte
rien.", à respectivement
54' et 2h.09 à peu de choses près, alors qu'il est impossible que le
second l'ait entendu de la première à s'en tenir au récit. On peut passer d'ailleurs abruptement
du mensonge à la vérité. "La fille a dit la vérité" se dit Yumisaka. Mais aussi sec : "C'est elle !"
De même que le faux-nom semble vouer
le récit à se perdre lui-même dans les défilés de son dispositif. "Dis-moi ton nom. Ton vrai nom, dit Yaé à
Inugai. Ne mens pas comme les autres clients." Le commissariat de Tokyo, en
prenant la suite de l'enquête de Yumisaka, craint déjà de ne pas retrouver Yaé, aiguille dans la botte de foin du
peuple des prostituées. Que sera-ce avec un faux-nom en plus, s'inquiète la police. Yaé en écho : et "si Inugai est un
faux-nom ? Il y a, par cette surenchère de la non-identité, une sorte de dérision invitant
à ne pas prendre la
fable à la lettre. Le monteur a beau insérer des photos fixes à l'appui du récit oral par Tarumi de l'épisode
de la mort de ses complices dans les eaux du détroit. Car une question vient aux
lèvres, qui fait du procédé un piteux simulacre : "mais qui a pu prendre ces photos ?" Les fugitifs
n'étaient pourtant pas
censés trimballer un appareil photographique...
De sorte qu'au-delà de la dimension sociologique du film,
qui met l'accent non sur les fautes mais sur ce qui les conditionne dans la société, se pose un reste
indécidable, part irréductible, inaccessible au jugement, du sens des actions. Les policiers ont beau
être convaincus d'être en face du meurtrier de Numata et Kijima, les voilà sans voix, prêts à
douter d'eux-mêmes, lorsque Tarumi leur reproche de ne pas croire sa version des faits. "Rien ne
prouve
qu'il ment" avancera même Ajimura au cours de la pause-thé.
Nombre de fausses pistes élargissent ainsi la juridiction du récit à l'espace d'un non-récit mettant en
crise le récit. Ainsi du briquet de Tarumi, le non-fumeur, qui apparaît soudain sur un mode l'associant à
l'incendie d'Iwanai. Selon les images illustrant son récit en voix off adressé aux policiers, Tarumi découvre le magot Sasadi dans une
musette (gros-plan plongée) au
fond de la barque. La
caméra le cadre accroupi s'inquiétant d'être pris pour un voleur. Il se retourne à sa droite comme pour vérifier
que personne ne le regarde. Un léger recadrage dévoile le briquet sur le plancher de la barque (à 2h 32'30"), que son corps
cachait. Il s'en saisit dans une main en prononçant off : "on
allait me soupçonner". Puis, détruisant par le feu les débris de la barque, il commente off : "pour commencer
une nouvelle vie, il me fallait me débarrasser de mon passé." Il ramasse le briquet posé sur un
rocher, mais tenté d'abord de le remettre dans sa poche, le jette au fond de l'eau. "Mon [je souligne]
briquet doit encore se trouver au fond de l'eau", assure-t-il aux policiers. Tout y suggère la pièce à conviction à éliminer accusant l'incendiaire. Et
pourtant c'est en contradiction avec le récit, selon lequel, avec images à l'appui, Tarumi attendait Numata et Kijima à la
gare, avant de les suivre dans leur fuite criminelle. Mais surtout, dans le train qui les emmène à
Hokodate,
presque deux heures et demie avant la barque, le briquet est entre les mains de Numata
donnant du feu à Kijima (à 5'28"). Cependant, cette version des faits du suspect Tarumi au commissariat,
exposée avec tous les traits physiques de la sincérité, omet les fractures crâniennes. Pire, point de fracture
non plus sur le front du complice se noyant évoqué par Inugai en larmes quand il tombe sur le récit du naufrage
dans un journal chez Yaé. Ce qui laisse encore un
doute considérable pour autant que les blessures ont le même caractère que celles infligées aux Sasadi ; par
Numata, selon le sous-directeur
de la prison, les blessures étant identiques à celles pour lesquelles il avait été condamné. Et pourtant,
c'est Kijima qui garde farouchement par devers lui la musette contenant le magot, et dans le récit de Tarumi à l'interrogatoire,
c'est Kijima qui attaque Numata. Sa violence et la façon dont il s'approprie le trésor de guerre ne laissent pas de l'accuser du crime.
Pourtant le montage désigne Tarumi en faisant se succéder directement la mention des crânes amochés
des deux voleurs repêchés, au même constat sur les Sasadi. Le seul point du récit
de Tarumi conforme au récit principal, est sa présence à l'intérieur de la gare d'Iwanai derrière la vitre quand les deux
autres déboulent après leur forfait. Même dans le train, il semble découvrir que ses compagnons ont commis le
triple meurtre. Mais ce sont des leurres du récit,
lequel ne cadre pas avec le fait que le comportement de Tarumi suppose la préméditation, à dissimuler la
rencontre avec les victimes à la station thermale en s'y inscrivant sous le faux-nom d'Inugai. Le récit ment aussi.
On pourrait croire à de faux-raccords involontaires. Mais la rigueur du système des détournements nous en
détrompe. Le bordel de Tokyo a toute les apparences d'une maison où les filles font
partie de la famille. Pourtant le patron en accueillant Yaé manie un pilon dans un mortier invisible, de façon
obscène, stigmatisant à sa manière le maquereau derrière le chef de famille. Lorsque le même
réunit ses ouailles autour d'une
table pour leur prodiguer de paternels conseils quant à leur avenir suite à l'abolition de la prostitution,
un ventilateur occupe l'avant-plan comme dans l'interrogatoire policier.
Du détroit de la faim au détroit de la mort
Bref, l'inflexible rigueur logique supposée de l'enquête se dissout dans le flou de l'insondable
âme humaine. Portée à la dignité de preuve par Ajimura, et de pièce à conviction par le commissaire, la
rognure d'ongle qui fait basculer le
récit en même temps que Tarumi, ne saurait être une preuve sans une analyse ADN, alors inconcevable. Elle
pourrait provenir de n'importe qui, vivant ou mort. Tarumi
n'est pas confondu par une preuve mais par l'enjeu affectif d'une pièce n'ayant aucune
valeur probatoire. Exactement comme les cendres. Nous y reviendrons.
Ce qui censément sous-tend toute l'architecture de la fable, en définitive, c'est la faim.
La faim comme l'indique le titre, dont la traduction est conforme à l'original. Le Détroit de la faim c'est celui
que doivent franchir les affamés d'Hokkaido dans l'espoir de trouver du travail sur Honshu,
économiquement beaucoup plus développée. C'est si vrai que Numata et Kijima étaient certains de n'y être pas
embauchés en raison de leur casier judiciaire. Mais cela va beaucoup plus loin, comme s'il était vain de
trouver des causes tangibles à la déshérence humaine, vain de compter sur le miracle économique pour
éradiquer l'injustice sociale.
L'hécatombe du naufrage indique que la traversée de la faim encourt un risque mortel massif.
Lequel est naturel dans un premier temps. Mais cela tourne au surnaturel dès la rive de Honshu abordée. Shimokita est le siège de
phénomènes
qui terrifient Inugai-Tarumi. Le détroit de Tsugaru s'apparente à la rivière qui mène à l'au-delà, au "chemin
sans retour" évoqué par les Itakos. "En traversant le détroit je suis mort une fois. Quitter Hokkaido,
c'était renaître" confie Tarumi à l'interrogatoire. Natif de Honshu, il a d'abord traversé
dans le sens Honshu-Hokkaido, exile de la
misère. Renaître en traversant dans l'autre sens, c'était s'affranchir de la misère grâce aux nouvelles
possibilités offertes par l'île principale, auxquelles donnent accès le produit du vol. Or ce qui terrifie
Tarumi ce sont les lueurs
aveuglantes du tonnerre attribuées aux forces surnaturelles d'outre-tombe du Mont-Effroi, dont les Itakos
sont les messagères. "Mort une fois" implique la survenue d'une deuxième mort associée à Honshu. La solarisation
de certaines images accompagnées de chœurs lugubres, dès la rive de Shimokita abordée, évoque en effet l'explosion nucléaire.
Elle rappelle que la grande
mutation sociale et économique du Japon a pour prologue Hiroshima et Nagasaki. Le visage de Yae
est illuminé soudain par un éclair tonnant au moment où elle découvre le pouce mutilé de Tarumi. La fin
de celle qui était associée déjà au Mont-Effroi et à l'invocation des morts est ainsi rapportée en sous-main à la catastrophe nucléaire.
Métonymie de cette dernière, les cendres de Shimokita,
incluent la défunte Yaé. Yumisaka se fait un devoir de restituer ce redoutable symbole à Tarumi comme lui revenant
de droit. Le suicide de l'assassin de Yaé est la seule réponse
possible au désastre. En rejoignant ainsi
cette dernière dans l'au-delà, il renoue avec sa condition véritable, qui avait été dévoyées par les mirages
d'un monde
susceptible de dévaster tout ce qui n'entre pas dans ses intérêts.
Que de faux aura-t-il fallu décliner pour toucher au vrai ! 26/09/25
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