CINÉMATOGRAPHE 

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Béla TARR
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Damnation (Kárhozat) Hong. VO N&B 1987 115’ ; R. B. Tarr ; Sc. László Krasznahorkai, B. Tarr ; Ph. Gábor Medvigy ; Mont. Ágnes Hranitzky ; Déc. Gyula Pauer ; Son. Péter Laczkovich ; Pr. Jozsef Marx Hungarian Film Institute, Mokép ; Int. Miklos B. Szekely (Karrer), Vali Kerekes (la chanteuse du Titanic bar), Gyorgy Cserhalmi son mari), Hedi Temessy (la dame du vestiaire), Gyula Pauer (Willarsky).

   « Plus nous sommes désespérés plus il y a d’espoir » (Béla Tarr, à propos de Damnation, interview par Jonathan Romney, mars 2001)

   Dans un bourg industriel à demi ruiné, pluvieux en permanence, Karrer erre de bar en bar. Sa maîtresse, la chanteuse du « Titanic bar », mariée et mère d’une fillette, le repousse, même si elle se laisse encore séduire par sa forte rhétorique amoureuse. La dame du vestiaire est une espèce de Pythie vaticinant par poèmes. Elle le met en garde contre la chanteuse, sorcière selon elle. Pour retrouver la jeune femme chez elle, Karrer éloigne un temps le mari en l’adressant à Willarsky, patron de bar à la recherche d'un passeur de contrebande. Le trafiquant l'engage mais se plaindra d’avoir été quelque peu roulé. Au bal du Titanic bar, sous les yeux de Karrer, la chanteuse danse amoureusement avec son homme légitime, mais finit par partir avec Willarsky. Après les avoir dénoncés à la police, Karrer va défier victorieusement un chien agressif errant et devenir lui-même fouineur divaguant de ruines boueuses.

   Noir tableau et lamentable fin dira-t-on. Ce serait s’en tenir au récit et au titre alors que le film est bien plus que cela : un monde. De la matière inerte et vivante, des sons, une temporalité propre, des événements multiples, non fonctionnels, décalés, indifférents ou privés de sens apparent : événements physionomiques, posturaux, situationnels, mécaniques, atmosphériques, économiques, sociaux, animaux, voire non identifiables comme actions vides, scènes non fonctionnelles, sons continus ou rythmiques, cadre en mouvement par travellings, panoramiques ou volets, sans qu’on puisse toujours discerner la différence.
   Monde unitaire en tout cas, de par les caractéristiques : d'une photo n'excédant jamais les droits de la matière brute par l'abus de la lumière, du mouvement (de cadre et de champ), du son décrivant un site désenchanté mais vivant, c’est-à-dire pourvu dans la déchéance apparente, de ressources vitales. Comme si la noirceur de l’intrigue n’était que la contingente émergence de la puissance de vie.
   Ce qui procure cette sensation de puissance est la transfiguration qu’images et sons font subir aux matériaux puisés dans la réalité. Ceci au moyen de toute sorte de figures, même si (comme Tarkovski), Tarr refuse ce qu’il considère des artifices, prétendant aller directement à la vérité même de la vie. Or on sait bien que celle-ci ne peut se saisir sans le décalage qui la questionne, sous peine de n’être que pâle copie.
   Ce que l'auteur fait du reste à son corps défendant, au moyen de figures non pas rhétoriques mais poétiques. Ne relevant pas de la résolution discursive, celles-ci ne se subordonnent pas au discours pour mettre en relief des données narratives mais, opacifiant au contraire le récit, invitant à percer la surface intelligible du film, pointent directement l'inouï du dessein artistique. On peut donc distinguer :
   - L'antithèse : Quand le bal des moroses villageois commence au Titanic, un homme seul effectue des figures chorégraphiques endiablées sur une piste extérieure en ciment battue par la pluie. Après le bal, en plan d'ensemble, alors que la dame du vestiaire inspecte lentement la salle crasseuse et désolée avant de partir, on entend hors-champ un rythme saccadé de danse accélérée. Suit un gros plan sur des pieds frappant en cadence le carrelage couvert de flaques, puis la caméra remonte le long du corps de ce furieux en gabardine jusqu'au plan poitrine, un moment fixe avant de passer à l'épisode du commissariat.
   - L’antithèse-irradiation : les chiens en liberté font vivre la matière inerte, traversant le champ désolé en frétillant de-ci de-là, flairant des traces invisibles, en laissant par eux-mêmes. 
   - La métaphore-métonymie : les mêmes chiens errants qualifient les personnages en les annonçant ou accompagnant, en les menaçant ou fuyant, qu’ils y déteignent ou s’y associent. Ils dramatisent donc l’intrigue. De même que les télébennes par les crissements, tintements, couinements, chocs divers auxquels s’ajoutent de sourdes vibrations électriques, que relayent des sons continus non identifiés emplissant le silence. Visuellement, les pylônes de cette espèce de noria rectiligne se multiplient à l’horizon, se perdent dans le gris moyen absorbant du paysage, pointant un horizon au-delà du seuil de portée optique.   
   - La métonymie : les chiens qui hantent la ville semblent anticiper une totale désaffection imminente qui livrerait la ville aux animaux sauvages ou abandonnés.
   L’eau pluviale rend sensibles les choses tactilement et olfactivement en les détrempant, visuellement en les reflétant dans les trous d'eau, renvoyant également l’image de quelque mur ou poteau sur fond de ciel d’une luminance opaque.
   - L’hyperbole : très gros plans visuels ou sonores faisant saillir les textures, celle d’un mur, d’une joue mal rasée avec, en gros plan sonore, le raclement du rasoir sur la barbe dure, ou de la mastication de Karrer observant par la fenêtre le défilé obsédant des télébennes. Le nom du Titanic associé à la pluie diluvienne revendique comme hyperbole un certain registre hallucinatoire de l'image filmique de Damnation.
   En bref, il s’agit bien d’un monde, c’est-à-dire non seulement d’un système de renvois horizontaux sensibles, mais surtout d’autre chose en profondeur qui perdure et s’offre inépuisablement derrière les apparences, davantage que l’espoir qui rend passif, l’appel de l’inépuisable présence de l’Être et le défi du donné brut, qui fait la grandeur de l’Homme à le relever.
   Concrètement, le monde en devenir de la fiction est substantiellement plein. Un plan séquence d’abord fixe, plein cadre sur un mur nu qui peu à peu se détrempe sous l’effet de la pluie impose la primauté d'une substance inscrite dans le temps. La combinaison sonore au café d’un accordéon répétitif, des chocs du billard, des grincements du couteau manié machinalement sur l’assiette, des paroles, à la fois emplit l’espace sonore et mesure le temps selon des figures rythmiques aléatoires complexes, meublant le plan séquence tout au long, affirmant la forte présence des choses hors-champ, débordant la caméra. La pluie visible et bruissant, la source lumineuse de quelque réverbère hors-champ, la vapeur s'échappant des poubelles, le passage des chiens, le bruit des pas de Karrer réverbérés dans la nuit, composent de même une énigmatique synesthésie que la caméra même se refuse à élucider.
   Attentive avant tout à la matérialité du contexte, elle attrape les personnages dans leurs manifestations visuelles et/ou sonores, tout en se tenant en retrait. On peut ainsi remarquer qu’un travelling latéral en intérieur se laisse parfois relayer par un volet sombre horizontal qui semble en prolonger le mouvement avant de tout recouvrir, les voix s’estompant progressivement, tandis que survient, croissant au contraire, le crépitement de la pluie anticipant sur l’extérieur du plan suivant. Forme de raccord qui congédie la caméra. Parfois oublieuse des contraintes du vraisemblable, celle-ci quitte la scène et se déplace face à un mur obscur de l’appartement pour rattraper Karrer ressortant d’un autre côté sur le palier extérieur.
   À un autre moment c’est parce que le dos du mari s’asseyant bouche l’objectif qu’en se décalant la caméra découvre à gauche l’accordéoniste entendu jusqu’ici hors-champ. Parfois la caméra semble indécise, comme flottante, légèrement instable, désappointée par l’inadéquation de ce qu'elle dévoile à l’attente de son propre objectif. 
   Les images de la quotidienneté sont toujours elles-mêmes débordées par quelque effet non identifiable, comme cette sourde rumeur acousmatique en note tenue, distincte des grondements-bourdonnements-grincements et autres moulinages électromécaniques rythmés provenant des télébennes et des chantiers invisibles qu’elles supposent. Ou encore cette imperceptible accentuation de la pluie artificiellement rythmée par une percussion indiscernable dans le dernier plan. Quelque chose incessamment se trame au-delà du hors-champ, à la jointure impossible de la diégèse et du réel, comme soudain ce hurlement de loup perçant l'épaisseur opaque de l'horizon d'un plan fixe.
   Aliénés par le mirage des bénéfices secondaires auxquels ils s’accrochent dans un monde en déliquescence, les personnages sont incapables de soupçonner l’existence de puissances disponibles à discrétion. La dame du vestiaire a beau faire entendre une autre voix. Elle appartient au monde inaccessible des sorcières, même si elle le dénie à en accuser la chanteuse. Surgissant en grande profondeur de champ d’une zone de brouillard arborée, au-delà des sévères immeubles, munie d’un parapluie noir et précédée d’un troupeau de chiens, elle va directement à Karrer, dissimulé à l’avant plan derrière un mur, guettant dos caméra comme toujours le moment du départ du mari dans l’unique voiture stationnée sur un terrain boueux. Les ruses du cadrage collent au dos de cette femme énigmatique l’aile noire membraneuse du parapluie tandis que, véritable ange satanique, elle déclame un poème pseudo-biblique. Damnation certes, mais ce qui importe est de s'emparer de cette force et d'en faire quelque chose. Il n'y a de bien et de mal que de l'homme. Mais sa surveillance interrompue importe visiblement davantage à Karrer que le verbe sacré, déchu ou pas. Voilà sa damnation : la quête de l'inessentiel.
   Vêtu ailleurs d’un veston de laine dont la texture grossière fait écho aux sillons de la terre à ses pieds, mastiquant quelque nourriture en gros plan sonore au sein du tintamarre métallique, le même, dont le visage mal rasé où passe l’ombre des bennes n’a rien à envier à la rugosité des murs, contemple de sa fenêtre l'interminable procession filant dans un grincement plaintif, presque sarcastique. Répondant à la trame de la matière inerte et aux battements mécaniques, ces traits grossis traduisent l’immersion dans une forme d’existence diminuée. Sa partenaire se révèle être dans la même dépendance lorsque dans un morne accouplement, le chevauchant assis, elle imprime aux grincements de sommier un rythme participant de la polyphonie industrielle.
   Karrer, comme l’Irimiás de Satantango, représente le type redoutable de l’orateur habile. Il parvient à étourdir la chanteuse en décrivant ses sentiments comme absolus. Mais la même science oratoire sert aussi de justification au délateur. Son rêve se limite à mettre ce don au service de ses pulsions, même s’il a l’excuse d’avoir été profondément humilié par tous.
   Tout le monde est pris dans la nasse : le mari a beau prétendre qu'il y a toujours "des fentes dans la trame par où s'échapper", il ne fait que s'enfoncer davantage dans une dépendance pernicieuse ; la chanteuse, qui rêvait d’être applaudie dans une grande ville, tombe quant à elle dans les bras d’un petit trafiquant dont le prestige ne passe guère le cadre de ce milieu dégradé.
   Seul le surmonte ce qui relève de forces encore obscures, impersonnelles, aux manifestations insolites, inaccessibles à la conscience des personnages. Tout au plus certains sont-ils l'enjeu d'une possibilité de relance vitale provisoirement manifeste. La meilleure figure en sont les deux danseurs isolés cherchant obscurément d'autres ressources qui ne se refusent guère, à l'écart de la foule consensuelle du bal, celle de la farandole titubante qui le ferme. Le deuxième danseur est auparavant présenté en situation de désespoir, tentant en vain de raisonner une épouse prostrée de ce que "le ciel ne leur ait pas donné de fils". S'il ne semble pas s'être totalement approprié l'énergie fabuleuse qui, au moment du départ, vu la gabardine, anime à l'improviste sa danse insoumise dans le Titanic bar déserté - danse sur épave - il apparaît néanmoins comme un des relais du possible ressaisissement.
   Voilà donc un film auquel nulle clé toute faite ne saurait donner accès. Je ne prétends pas en avoir forgé. Qu'il suffise que ma passion pour cet art inouï (nécessaire pléonasme) soit sensible. 24/10/2009
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