CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Carlos SAURA
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Cria Cuervos Esp. VO 1976 104' ; R., Sc. C. Saura ; Ph. Teodoro Escamilla ; Mont. Pablo Gonzáles del Amo ; Déc. Rafael Palmero ; M. Frederico Mompou, Jose Luis Perales ; Pr. Elias Querejeta ; Int. Ana Torrent (Ana), Géraldine Chaplin (Maria, la mère/Ana adulte), Mónica Randall (Paulina), Florinda Chico (Rosa), Hector Alterio (Anselmo, le père), Conchita Perez (Irene), Maite Sanchez (Maite), Josefina Diaz (Abuela, la grand-mère), Germán Cobos (Nicolás Garontes, Mirta Miller (Amelia Garontes).

   Ana évoque une période cruciale de son enfance coïncidant avec les vacances scolaires d'été. À huit ans, elle pense pouvoir disposer de la vie des autres au moyen d’une boîte de bicarbonate qualifiée un jour en plaisantant de poison terrible par sa mère depuis peu disparue. La fillette en deuil use de la boîte au nom de l’amour qui la porte à faire revivre cette dernière en imagination.
   Le père militaire, qui avait été la cause morale du décès de sa femme, succombe à une attaque dans les bras de sa maîtresse Amelia, après avoir absorbé la mixture préparée par sa fille à cette fin. Mais tante Paulina, qui prétend remplacer sa sœur en s’occupant de ses trois filles et de la grand-mère impotente, s’avérera, elle, insensible au breuvage fatal. Ana voulait même aider sa grand-mère maternelle à quitter un monde qui lui est cruel. La vieille dame a décliné l’offre, qui la tentait de prime abord.
   Ana est plus proche de Rosa, la bonne qui l’a élevée, que de sa tante. Laquelle, soucieuse surtout d’ordre, veille à ce que soit maintenue la juste distance due au rang. Les trois fillettes et la tante se rendent à la campagne chez Amelia et son mari Nicolas Garontes, auquel Paulina porte un amour partagé. Ils se fréquentent à Madrid. Les vacances finies, les trois sœurs reprennent l’école.

 
  "Cria cuervos" pour "Cria cuervos y te sacarán los ojos" : Élève des corbeaux et ils t'arracheront les yeux, est un titre ambivalent. La génération des années dix constituant les forces vives ayant porté le fascisme espagnol au pouvoir, dut faire violence à la société qui l'avait vue naître, étant attachée à des valeurs incompatibles avec ses ambitions.
   Les enfants de la bourgeoisie des années soixante-dix cependant ont en puissance les moyens de détruire le milieu nourricier pour refonder la société selon les valeurs nouvelles dont le besoin se fait ressentir. Il y a là une forme de prophétie de la fin du franquisme. Celui-ci n'avait guère les ressources pour réguler indéfiniment les aspirations inédites qui se font jour à travers chaque nouvelle génération. Ana est certes prête à user du "poison" tenu de sa mère et même du pistolet légué par son père. Elle représente en apparence ce jeune corbeau cruel. Mais il ressort du film que la question ne saurait se réduire à l'aune d'une nouvelle guerre civile.
   Le foyer très particulier de la narration donne le ton. Incarnée par Ana à vingt-huit ans, la narratrice est une fiction supplémentaire dans la fiction puisqu’elle appartient au futur du spectateur, le monde représenté correspondant par les multiples signes du décor au présent de celui-ci. Elle apparaît d’ailleurs dans un halo idéal, un peu brillante et diaphane, sur fond nacré. Autrement dit, au lieu de crédibiliser vainement le récit comme témoignage corporel, la narratrice le fictionnalise davantage. D’autant que la même actrice incarne la mère défunte avec les mêmes artifices de lumière et de couleur, comme si les deux incarnations à l’image, celle du futur et celle du passé relevaient d’un seul et même fantôme. Il n'est d'ailleurs pas exclu que la narratrice du futur soit une apparition d'outre-tombe, moyennant mort prématurée.
   À cette distance marquée de si étrange façon entre narratrice et récit s’ajoute le rôle médiateur, passant essentiellement par le regard, de la petite fille dans l’histoire, regard qui est ici faculté du corps tout entier (Galerie des Bobines).
Tout le drame est conditionné par le regard faussement dédramatisant, salutaire à l’émotion si l’on sait combien au cinéma l’expression directe du tragique est vaine.
   Ce n’est donc point une histoire mise en récit par le truchement d’une instance narratrice, mais un dispositif focal complexe qui génère la substance même de l’histoire. Ainsi le fait que la mère fantasmée par la fille interprète au piano le motif extradiégétique qui est l’indicatif de son personnage désenchanté (elle a dû abandonner le piano à cause de son mari), s’inscrit-il dans cette même logique. Souvent d’ailleurs le réel et l’irréel viennent à se confondre comme lorsque l’imagination d’Ana ressuscite père et mère chez les Garontes, la mettant elle-même en scène vêtue de la même salopette que dans le présent réel.
   La caméra et le montage assurent une insensible transition entre le réel et l’imaginaire, de sorte qu’il y a continuité entre les incompossibles. Tandis que la mère racontant est rejetée hors champ, un panoramique décrit une partie de l’espace intérieur comme réalité commune au passé et au présent, avant d’attraper les protagonistes dans leurs occupations ordinaires puis d’illustrer, éventuellement de démentir, le commentaire hors champ. Ou bien, sous les yeux d’Ana, le père défunt apparaît reflété dans la vitre que nettoie Rosa, avant de rejouer avec celle-ci une scène de séduction du passé suivie de l’entrée de la mère tenant la même Ana par la main.
   Souvent le montage-son irréalise les actions en usant d'un même fond sonore sur plusieurs épisodes indépendants. Le bruit de fond d’une radio hors champ par exemple. Ce lien sonore déréalisant va jusqu’à affecter des enchaînements du présent diégétique quand des voix hors champ se trouvent anticiper un autre épisode succédant elliptiquement.
   Ces anomalies relevant des procédés du fantastique, en abolissant en sous-main la séparation absolue, font la mort plus poignante encore d’être si proche de la vie jusqu’à s’y confondre, comme si l’on devait continuer à vivre avec les morts, bénéfice secondaire excluant le travail du deuil nécessaire à l’apaisement (question de la différence entre introjection et incorporation).
   Le film offre au fond plus de puissance que de force, ce qui exclut le monologisme dogmatique au profit du libre jeu des éléments, reposant sur un principe transnarratif, d'espèce autre que l'enchaînement linéaire.
   L'agonie du père est annoncée par un panoramique sur le décor intérieur, inauguré par le piano fermé, figure du calvaire maternel. Avant même qu'Ana ne descende de sa chambre on y reconnaît le regard imaginaire qu'elle se plaît à promener en attendant de constater elle-même l'effet, croit-elle, du poison justicier. Ce n'est pas seulement la fin du père. C'est tout le drame intérieur de la fillette qui se déploie ainsi.
   E
clairé par une lumière surnaturelle la nuit de la mort paternelle, l'escalier 
menant aux chambres à coucher est la métonymie des nuits insomniaques ou somnambuliques d'Ana provoquant l'apparition maternelle en bas, à la cuisine ou au salon. Il participe des procédés de transition entre vie et mort.
   Les pattes de poulet cadrées ostensiblement dans le réfrigérateur ouvert par Ana se passent quasiment d'explication. Avec elles c'est la douleur de la petite fille qui persiste autant que cette tenace incongruité.
   Mais le tube chanté par Jeanette, de par son leimotiv porque te vas "car tu t'en vas", transpose le motif de la séparation dans l'univers ludique de l'enfance, qui appartient au registre de l'espoir.
   Le motif omniprésent de la mort, fût-ce celle du cochon d’Inde, n’est lui-même que l’émergence de ce dispositif filmique. On ne voit pas la mère morte, mais l'image de la mort s'imprime de façon hallucinante sur son visage renversé aux grands yeux fixes, aux dents saillantes pendant la crise douloureuse.
   Il n’y a donc pas illustration de scénario, mais scénarisation filmique d’un imaginaire structurel. Pourtant cette fantasmagorie n’est encore qu’un révélateur. Un questionnement à multiples facettes sous-tend ce jeu perceptuel en s’imprégnant de sa gravité et de son caractère initiatique.
   Car au-delà du passé lié à l’évocation de la mère, pointe celui de la grand-mère concrétisé par les photographies et les cartes postales. Celui qui, nous ramenant à l’époque de la guerre civile, fait surgir l’univers politique. Sauf les représentants de l’église et du pouvoir aux obsèques du père, tous les hommes portent l'uniforme militaire. Un moment en civil,
Nicolas ne fait pas exception. Le franquisme finissant (Franco meurt pendant le tournage), se reflète dans la vie quotidienne de la demeure madrilène. Construction désuète et délabrée comme le Caudillo, au milieu d’un jardin cerné par la ville moderne, dont on entend le vacarme plus ou moins assourdi à l’intérieur.
   Paulina représente l’ordre ancien tout en disposant des moyens de s’en émanciper : par l’amour, non seulement celui des enfants mais aussi d’un homme. « Dès aujourd’hui, plus de désordre » déclare-t-elle aux forces neuves et populaires que représentent respectivement ses nièces et la bonne. Mais la réalité affective en situation traumatique la fait renoncer peu à peu à la rigidité.
   Ana, comme la République défunte, est une résistante. Il fallut l’extraire de force des entrailles de sa mère. Elle résiste surtout à Paulina, refusant le baiser dû à la dépouille paternelle, muette et butée quand la tante prétend devant les trois sœurs qu’elles finiront par s’entendre. La mère, elle, s'était résignée, au prix de sa vie. Son mal-être se traduit dans un certain désordre transmis à ses filles, visible dans cette ignorance des manières de table, qui choque la tante.
   La sexualité surtout représente une force d’émancipation, bien entendu fatale au père réactionnaire, dont le profil du visage évoque Franco. Les fillettes et Paulina en revanche sont emportées dans le même mouvement à cet égard. Pendant que Nicolas en uniforme, "l'ami de papa qui est si mignon", patiente dans le jardin, Irène et Maité au balcon évoquent un petit amoureux qui habite en face. Puis Paulina annonce qu’elle s’absente pour deux heures, qu’elle a "beaucoup à faire", alléguant devoir sortir seule pour couper court à la demande d’Irène. Pendant cette absence que la sous-détermination du récit rend redevable à Éros, les sœurs font toutes les bêtises possibles. Pourtant en rentrant, Paulina ne se fâche nullement.
   Le véritable espoir réside dans les enfants, dans leur capacité au jeu, qui chasse les automatismes mentaux, et dans le fait que les trois filles finissent par sortir de ce lieu étouffant pour se rendre à l'école, étape nécessaire à l'ouverture au monde.
   En bref, cet OVNI revient inaltéré après trente-trois ans, de ce qu'il cherchait moins à transmettre un message qu’à faire droit à la vie émotionnelle dans les multiples dimensions de l’existence, dont le politique. Ceci grâce à sa capacité à dépasser la représentation en jouant du pointage tropique, par la grâce de l'ellipse.
12/11/09 Retour titres