CINÉMATOGRAPHE 

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Kenji MIZOGUCHI
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Les Amants crucifiés (Chikamatsu monogatari, "Le Dit de Chikamatsu") Jap. VO N&B 1954 89' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. Yoshikata Yoda d'apr. Daikyoji Mukashi-Goyomi, pièce bunraku (théâtre de marionnettes) inspirée d'un fait divers de 1675 de Monzaemon Chikamatsu (1715) sur une idée de Kyuichi Tsuji ; Ad. Matsutaro Kawaguchi ; Ph. Kazuo Miyagawa ; Mont. Kenji Suganuma ; Son Iwao Ôtani ; Lum. Ken'ichi Okamoto ; Déc. Hiroshi Mizutani ; M. Fumio Hayasaka ; Pr. Daeiei ; Int. Kazuo Hasegawa (Mohei, commis principal), Kyoko Kagawa (O-San épouse d'Ishun), Yoko Minamida (O-Tama, servante), Eitaro Shindo (Ishun, grand imprimeur), Sake Osawa (Sukeimon, comptable et factotum), Haruo Tanaka (Doki, frère d'O-San), Chieko Niniwa (O-Ko, la mère, veuve Giyufa), Tatsuya Ishiguro (Isan, imprimeur de parchemins), Ichiro Sugai (Genbei, père de Mohei).

   Kyoto, fin XVIIe siècle.
O-San, la jeune épouse d'Ishun, grand imprimeur du Palais impérial, est sollicitée par son frère Doki pour un prêt en raison de ses dettes. Il y va de l'honneur de la famille Giyufa. Ishun oppose un refus aux demandes de sa belle-mère. O-San s'adresse alors à Mohei, le second imprimeur. Celui-ci emprunte le sceau du maître pour détourner de l'argent. Le comptable et factotum Sukeimon le surprenant propose de profiter à deux du faux. Mohei préfère s'excuser auprès du patron, qui se montre impitoyable. Pour le sauver de la police, O-San, sur le point d'avouer qu'elle est seule coupable est devancée par O-Tana, la servante amoureuse de Mohei. Ishun, qui a des vues sur O-Tana, les accuse par jalousie d'être amants, faute alors passible de crucifixion, assortie de la confiscation des biens de la famille et de l'exil. Mohei est enfermé dans l'entrepôt en attendant la police. O-San va remercier dans sa chambre O-Tana, qui proteste que c'était pour sauver celui quelle aime.
   La maîtresse est prête à demander grâce, mais s'entend dire qu'Ishun ne pardonnera pas qu'un autre que lui puisse avoir supposément les faveurs d'O-Tana. Au petit matin, Mohei se glisse hors de sa prison. Il réveille O-Tana pour lui annoncer son départ définitif. O-San pense à surprendre son mari dans la chambre de la servante afin de la sauver avec Mohei. Mais, la fuite de ce dernier étant découverte, en l'absence du maître, Sukeimon pénètre pour l'avertir chez sa patronne à laquelle s'est substituée O-Tana, puis il surprend O-San et Mohei dans la chambre de la maîtresse. Mohei s'est évanoui dans la nature et O-San quitte le foyer. Mohei, retrouvé dans une rue nocturne, est pressé par elle de s'enfuir ensemble à Osaka où il peut espérer obtenir l'argent pour les Giyufa. Il finit par céder malgré la perspective de crucifixion. Vaines restent les recherches lancées sur les chemins par Ishun sous la responsabilité de Sukeimon, avec instruction exprès de ne ramener qu'O-San pour éviter l'accusation d'adultère.
   Les hautes notabilités invitées à la fête du calendrier à l'imprimerie, qui a l'exclusivité de son impression, échangent entre elles des points de vue sur l'insolente richesse d'Ishun et son intransigeance avec les débiteurs. L'imprimeur de parchemins de l'ancien empereur, Ishan, a tout de suite remarqué l'absence de la maîtresse du lieu. Il soudoie Sukeimon par d'insidieuses promesses : "Si cette maison est condamnée, c'est moi qui deviendrai grand imprimeur. Alors mon poste restera sans titulaire. [...] Sache gagner ce poste."

   Depuis Osaka, O-San envoie de l'argent à sa mère. La police est sur la trace des fugitifs, qui déguerpissent jusqu'au lac Biwa, où ils envisagent le suicide. Mais Mohei fait un ultime aveu qui renverse totalement la situation : il aime O-San depuis toujours. Bouleversée, elle renonce à mourir. Ils laissent une barque vide à la dérive. Les hommes de Sukeimon cherchent en vain les cadavres dans le lac. Sur des sentiers de montagne un vendeur de marrons les a reconnus. Ils passent chez le père de Mohei où O-San est enlevée par Sukeimon et confiée à sa mère. Cependant, le père de Mohei commis a sa garde l'a libéré. Il vient la chercher. Malgré les admonestations des Giyufa elle se refuse à se protéger en quittant Mohei, Ishun l'ayant pardonnée. Le couple est chassé de la maison par les poursuivants survenus suite à la dénonciation de Doki.
   Épilogue. Isan a le malin plaisir d'annoncer à Ishun l'arrestation et l'aveu d'adultère des amants. Ajoutant qu'il est accusé, lui, de n'avoir pas prévenu la police. Ishun est exilé, ses biens confisqués. Sukeimon est banni pour avoir fait fortune en truquant les comptes de son maître. Le cortège des condamnés passe devant l'imprimerie. Jamais on n'avait vu un tel air de bonheur sur le visage de la maîtresse. 

  
  Il y a génétiquement triple transformation. 1) Fait-divers historique d'origine : les amants crucifiés, O-Tana décapitée pour avoir voulu les protéger. 2) Source théâtrale1 : le père d'O-san est vivant. Mohei garde, en dépit de la torture, le secret qui compromettrait celui-ci. Il pénètre dans la chambre d'O-Tana pour répondre à son amour jusqu'ici décliné mais c'est le corps d'O-Sana qu'il étreint sans le savoir. Les amants malgré eux prennent le large. Il sont arrêtés et condamnés mais un Deus ex machina sous la forme d'un moine bouddhiste les sauve in extremis. 3) Le film nous fait passer de la fantaisie des simulacres articulés au réalisme. Non seulement le remplacement des marionnettes par des acteurs, non seulement une reconstitution minutieuse de la vie domestique de la maison d'un grand artisan de Kyoto au XVIIe siècle, mais aussi le caractère dramatique de l'intrigue, qui ne fait pas de cadeau. O-Tana se retirant chez un oncle quitte la scène avant le dénouement, de sorte que le drame se concentre sur le couple adultère. Le veuvage de la mère fragilise la famille Gifuya. Famille raffinée, dont le fils est artiste et la fille joue du koto. La première apparition d'O-San la montre fourbissant cet instrument dans un plan qui évoque visuellement la musique par les jaillissements de motifs floraux du décor comme de notes de musique. L'art s'oppose à l'appât du gain, qui détermine la marche du drame. C'est la jalousie et l'endettement croissant des débiteurs qui conduit à la ruine d'Ishun. Ce qui voue les amants à la mort sont le manque et l'impuissance corrélatifs du surplus et du pouvoir des autres. Déjà le mariage d'O-San avec un homme de trente ans son aîné fut arrangé afin de sauver la maison Giyufa : véritable "début du drame" selon Doki. Alliance mortifère entre la pureté et les intérêts pécuniaires. Mais le rôle de la victime est pour dénoncer la domination de l'argent. La moralité d'O-San doit être inattaquable. La nécessité de supprimer dans le film la nuit passée avec un inconnu qui n'est autre que Mohei inspire le caractère absolu révélé dans la scène du lac Biwa. Quand l'argent était cause de tout, la seule issue était la mort. Maintenant que l'amour prend le relais, vivre sa mort est le suprême bonheur.
   Ce qui a pu valoir à ce film un certain succès, notamment avec le décernement, en 1955, du Lion d'Argent au Festival de Venise, pourrait être, sous une esthétique de théâtralité exotique, le réalisme critique du pouvoir de l'argent à la lumière contrastante d'un l'éloge de l'amour absolu.
   Le réalisme critique est incontestablement le point fort. Il tient à la maîtrise du plateau, qui permet le nouage ensemble de plusieurs fils distincts, grâce au plan séquence amplifié par le panoramique et la profondeur de champ, et à l'absence de murs étanches au son. Véritable ruche, la vaste maison du grand imprimeur est comme un plateau compliqué dans les trois dimensions. L'action principale, y compris loin derrière grâce à la profondeur de champ, est entourée d'une activité intense.  
   Espèce de contremaître ayant l'œil à tout, premier levé, Sukeimon entraîne dans son tourbillon une caméra qui recueille des informations au fur et à mesure. Le voici devant deux acheteurs entourant un hibachi (récipent de poterie ou de métal empli de braises), ce qui confirme la saison froide et corrobore la grippe de Mohei, qui tombe mal car on est en plein boom. Sukeimon s'excuse auprès des deux clients de devoir les faire passer après les calendriers du palais. Restés seuls ils échangent des commentaires sarcastiques sur la notoire pingrerie d'Ishun.

  Bien que malade, Mohei doit se lever : ordre du patron. En descendant à l'atelier il croise Doki, le frère d'O-San, qui cherche à passer inaperçu. Un temps d'arrêt dans le parcours et la direction du regard indique qu'il s'interroge sur cette apparition qui va décider de son destin. Cette attention marquée est aussi un indice précoce de l'inclination de l'employé pour la patronne. Suit aussitôt un plan-séquence d'O-Tana préparant aux cuisines un bouillon pour Mohei, qu'elle lui porte à l'étage. Mohei lui confie son inquiétude au sujet de la famille Gifuya. À huit minutes du début seulement, voilà l'enjeu affectif amorcé sans didactisme, dans la foulée de la visite des lieux.   

  Même économie pour l'entrée du maître débarqué d'un palanquin, l'épée honorifique du roturier parvenu au côté. Cette même épée qu'il posera devant O-San soupçonnée d'adultère et qui l'oblige à la pardonner pour éviter le déshonneur "Tu sais ce que tu dois à ton rang ?" En plan séquence il pénètre dans le bruissant domaine laissant dans son sillage des corps prosternés, tout en s'entretenant avec Sukeimon auquel il lance des ordres incessants. Quand il apprend que sa femme chez qui il se dirigeait s'entretient avec sa mère, il fait demi-tour. Après avoir traversé une cour arborée qui donne une idée de faste, le maître pénètre dans une chambre qu'O-Tana est en train de préparer. La scène qui suit, finit de mettre en place les enjeux de l'intrigue : Ishun harcèle O-Tana, qui se défend en se prétendant fiancée à Mohei. En onze minutes, trame et fils rouges de l'intrigue sont en place, comme une brillante exposition de théâtre. 

   Car au fond a-t-on vraiment quitté les planches ? Rien n'est moins sûr. La scansion signalétique des progrès de l'intrigue par instruments traditionnels et gamme de percussions relève d'une dramatisation de kabuki. Dramatisation centrée sur les corps auxquels la caméra et le magnétophone s'attachent au plus près. Le corps supplante l'image du corps. Chaque phrase prononcée est marquée par une station associée à une posture corporelle, au souffle, aux sanglots, aux cris des personnages. Les scènes nocturnes, sous des éclairages minimalistes fort savants, se multiplient pour un film sombre. Il y a toujours chez cet auteur depuis l'après-guerre une forme d'insistance scénique contraire à l'intérêt dynamique de la logique pelliculaire.
   J'ai beau le reconnaître admirablement fait, ce film ne me touche que très peu.
26/08/21 Retour titre

    

 

1. Source : 

http://ichinen-fourseasonsinjapan.blogspot.com/2010/12/daikyoji-mukashi-goyomi.html