CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Nuri Bilge CEYLAN
Liste auteurs

Les Climats (Iklimler) Tur.-Fr. VO 2006 98' ; R., Sc. N.B. Ceylan ; Ph. Gökhan Tiryaki ; Mont. N.B. Ceylan, Ayhan Ergüsel ; Son Ismaïl Karadas ; Mont.-son Thomas Robert ; Pr. N.B. Ceylan, Laurent Champoussin, Cemal Noyan ; Int. Ebur Ceylan (Bahar), N.B. Ceylan (Isa), Nazan Kesal (Serap, la maîtresse), Can Özbatur (Güven, son compagnon), Mehmet Eryilmaz (Mehmet), Semra Yilmaz (Semra), Arif Asci (Arif), Fatma Ceylan (la mère), Ermin Ceylan (le père).

   Visitant des ruines antiques avec Isa, son compagnon professeur d'archéologie, Bahar verse soudain des larmes.
En vacances au bord de la mer, ils sont invités chez leurs amis Arif et Semra qui résident dans la région. Bahar fait preuve d'un comportement perturbé et le malaise du couple est sensible. Sous le soleil de la plage, Isa propose de rester bons amis. Elle accepte mais de retour, en croupe sur le scooter, dans un geste suicidaire, lui bouche la vue des deux mains. Précipités dans le décor ils s'en sortent sains et saufs. Bahar rentre à pieds. Par la suite elle monte dans un autocar en recommandant à Isa de ne pas l'appeler. Ce dernier visite des ruines avant de retourner à la fac d'Istambul.
   Il renoue par un viol avec Serap avec qui il avait déjà trompé Bahar. Elle lui apprend que celle-ci travaille comme directrice artistique à la télévision sur un tournage dans l'est.
Après avoir rendu visite à ses parents, renonçant à une escapade au soleil ("j'ai besoin d'un climat plus doux, le froid ici me pénètre jusqu'aux os"), il opte pour la rudesse de cette région montagneuse enneigée, au prétexte d'avoir à photographier un site archéologique. Rencontre avec Bahar, qui se met bientôt à sangloter. Isa affirme avoir changé, être capable de la rendre heureuse, évoque mariage et enfant, l'invite à quitter son travail pour le suivre à Istambul. Elle rétorque qu'il est trop tard. Il se rend sur le site après avoir pris son billet de retour. Pourtant elle le rejoint dans sa chambre d'hôtel en pleine nuit. Au matin il la renvoie à son travail pour rentrer seul à Istambul. Pendant le tournage de Bahar, gronde un avion invisible dans la tourmente neigeuse. Une larme perle sur le beau visage empreint de profonde tristesse.

   A
ussi poignant que le requiert la mise à mort d'un amour, ce film est à la mesure d'une catastrophe affective particulière. Sa force est en l'occurrence de ne pas chercher à exprimer la vérité du drame par l'affouillement simulé d'âmes fictives sous a priori littéraire, mais de l'épanouir de par le matériau filmique tout en préservant l'énigme humaine. Ainsi le plan fixe s'éternisant attrape en extérieur-jour, sans nulle légende, les transformations du visage de Bahar, sur lequel, inapte à éclairer l'intérieur, ricoche la lumière naturelle. Mais la ponctuation de sons alentour, vent, insectes, oiseaux (cris ou battements d'ailes), est comme l'écho de la fêlure qui se fait pressentir. Tandis que l'événement s'annonce imperceptiblement par des jappements distants, le tonnerre estival, le grondement d'un avion préfigurant le dernier plan, dans la scène du scooter notamment.
   Ce sont des détails indépendants, indifférents, voire antinomiques qui organisent l'impénétrable monde intérieur. Rien n'est donné d'avance. Seul sur la plage le rêve de Bahar, suffoquant sous le sable dont la couvre Isa, peut faire ultime figure, sans pour autant infléchir vraiment la lecture du film car présenté comme un leurre. Doublement : d'être un rêve et d'être fallacieusement assimilé à une effectivité jusqu'à ce que Bahar se réveille en sueurs.
   La souffrance de Bahar transparaît autant dans le rire sans objet apparent que dans la respiration oppressée et les larmes soudaines ou le geste suicidaire entraînant son compagnon. Globalement c'est le déni qui rend cette femme incompréhensible aux yeux d'Isa. "On n'a pas besoin de rester amis. Ça m'est égal !" Ou : "ne m'appelle pas". Déni auquel l'homme est sourd comme à cette preuve d'amour de le rejoindre dans sa chambre après avoir déclaré qu'il était trop tard.
   Les raisons de la surdité d'Isa sont clairement pointées par un réseau d'indices qui le caractérisent : les pieds nus exhibés avec impudence, le ton protecteur ("c'est pour ton bien"), l'indélicatesse ("tu pourras avoir autant d'hommes que tu veux") - qui incite justement au déni -, le cadeau minable : petite boîte à musique de contrebande en fer blanc, la lâcheté du mensonge éhonté en réponse à la question relative à Serap ("bien sûr que non !"), la cigarette (et les orteils à l'air) après l'amour (cliché cinématographique intentionnel) alors que Bahar s'est endormie assise, comme saisie sur place par un trop-plein d'émotion, sans que s'offre sa nudité au voyeurisme spectatoriel. Mais aussi l'indifférence à l'égard des parents et la nature des fréquentations : Serap, exhibitionniste excitée par son propre viol, le collègue qui se vante d'avoir maté sa femme.
   Tout cela dénote l'immaturité affective, voire la terreur sexuelle qui se traduit par la violence de l'assaut de Sarap, débouchant sur la lassitude ultérieure.
De même que la puissance de l'amour de Bahar provoque la fuite d'Isa.
   Le contraste des climats contribue à l'expression de l'enjeu. Les sites archéologiques qui font bâiller Bahar avant de la faire pleurer sont comme les cyclopéennes ruines de leur histoire. Entre le soleil et la neige, il y a pourtant le moyen terme d'Istambul où Bahar et Isa ne se trouvent jamais ensemble. L'hiver montagneux génère un monde opaque, n'offrant aucune prise, une sorte de destin aveugle et fou.
   Ce travail impeccable, jusqu'à la photo HD et à la qualité du montage-son,
porte pourtant, bien qu'à travers un portrait de femme d'une vérité rare, une critique un peu dépassée du machisme, en ceci qu'elle repose sur une abstraction des conditions historiques et sociales. Le milieu artistique et intellectuel est ici une sorte de convention commode, évitant de mettre le rapport des sexes à l'épreuve des conditions politiques, économiques et sociales, comme si le monde se réduisait aux proportions d'une intrigue domestique. Portrait d'un couple à la dérive dans un décor ad hoc, Les Climats est un film d'une esthétique élevée sans guère interroger les ressorts profonds d'un dysfonctionnement ici pointé sur le mode constatif. Non qu'il doive être question d'"engagement", lequel risque fort de recourir aux mêmes procédés que la propagande, mais de crédibilité : la réalité étant indivisible, le cinéma ne saurait se contenter d'une vision lacunaire. Davantage, si l'art a bien affaire à la vitalité humaine, un simple constat est inadéquat. Y manque le prisme d'une réévaluation offrant les germes d'un dépassement possible. 25/01/09 Retour titre