CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Asghar FARHADI
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Le Client (Forushande) Ir.-Fr., couleur 2016 125' ; R., Sc. A. Farhadi ; Ph. Hossein Jafarian ; Mont. Hayedeh Safiyari ; M. Sattar Oraki ; Pr. Farhadi Film Production, Memento Film Production, Arte France ; Int. Shahab Hosseini (Emad Etesami), Taraneh Allidousti (Rana, sa femme), Babak Karimi (Babak, l'acteur), Farid Sjadhoseini (le client), Mojtaba Pirzadeh (Madjid, son gendre), Mina Sadati (Sanam), Sam Valipour (Sadra, son fils), Maral Bani Adam (Kati), Mehdi Koushki (Siavash) .

   Évacués d'urgence de leur immeuble qui menaçait de s'effondrer en raison de travaux mitoyens, Emad Etesami, professeur de lycée, et sa femme Taraneh se voient proposer par Babak, acteur dans Mort d'un commis voyageur d'Arthur Miller dont ils tiennent en soirée les rôles principaux, un appartement où restent des affaires de la précédente locataire. Pendant qu'Emad fait les courses, Taraneh sous la douche est agressée par un inconnu. Elle avait ouvert sans user de l'interphone, croyant qu'il s'agissait de son mari. Le couple apprend des voisins qui l'ont transportée à l'hôpital que l'agresseur était probablement un client de la précédente locataire, qui se prostituait. Il a laissé un portable éteint, des clés de voiture et une liasse de billets qu'Emad retrouvera plus tard sur une étagère. Rana refuse de porter plainte pour s'épargner la honte publique mais Emad entend conduire son enquête. Identifiée grâce à la clé, la camionnette retrouvée dans la rue le mène dans une boulangerie, à un jeune homme nommé Madjid, auquel il demande, moyennant finance, de l'aider à déménager. Mais c'est un vieil homme cardiaque, qui vient au rendez-vous à l'appartement, le futur beau-père de Madjid, qui n'a pu se libérer. En l'interrogeant, Emad comprend que c'est lui le coupable. Il veut lui faire avouer devant sa famille, convoquée par téléphone. Durement malmené l'homme est victime d'une crise en présence de Rana qui a rejoint Emad. Elle signifie à son mari que s'il mène à bien sa vengeance en utilisant la famille, elle le quittera. Quand le gendre, la fille et l'épouse sont là, Emad ne dit rien mais attire le vieil homme à part et le soufflette violemment en lui rendant ses affaires avec la liasse de billets. S'ensuit une deuxième crise plus grave dont on ne saura s'il y survit.

  
    L'essentiel est dans le non-dit et c'est la grande force de la réalisation. Non-dit résultant du parallèle entre la pièce de Miller et le film, non-dit propre au montage analogique et aux effets montage, dont certains plans de coupe anormalement prégnants, non-dit des silences
, non-dit lié à l'incertitude, aux contradictions et à la duplicité. En résulte un suspens du sens soutenu par la caméra à l'épaule collant pas à pas aux actions, comme ignorante de leur aboutissement, ce que d'aucuns ont cru devoir tenir pour filmage "approximatif". Sans exclure pourtant quelque malaise prémonitoire quand, visitant le fameux appartement, Rana entrouvre la porte de la salle de bain, découvrant une fuite d'eau recueillie dans une cuvette, et une paire de tongs masculines. La lampe par elle éteinte saute avec un bruit cristallin, en lien prospectif avec les coupures sanglantes du drame. Ce qui ne fait qu'épaissir le mystère en dramatisant l'attente. 

   Le film semble se regarder en miroir dans Mort d'un commis voyageur, réduit dans le titre persan en Le vendeur (trop explicite sur le thème de la prostitution, le titre français semble réducteur), où la mort reste en creux comme dans le dénouement à l'écran. Le parallèle est si fort que Sanam ne fait plus la différence entre la réalité et la fiction théâtrale de se croire la risée d'un partenaire dans son rôle de femme dissolue. "Elle arrive avec son imper et dit : je ne peux sortir sans vêtements", explique pourtant ce dernier, révélant avec la raison véritable du rire la vulnérabilité de la femme iranienne dans une société qui la culpabilise pour mieux la soumettre. L'on y retrouve aussi une situation scabreuse de salle de bain, la même venant prendre sa douche chez Willy, le commis voyageur, parce qu'on repeint sa chambre (dans la pièce de Miller, c'était une excuse de Willy pour justifier la présence  dans sa chambre d'hôtel d'une maîtresse). Et quand Rana, en tant que Rana, fond en larme en pleine représentation, Emad s'adresse à elle en tant que Linda, la femme de Willy. Cela se termine, du reste, sur le maquillage du couple Etesami dans la loge après un raccord rapprochant analogiquement l'ancien appartement vide (comme une scène hors spectacle) dont Emad coupe le disjoncteur, au théâtre où s'allument les éclairages. Les visages dévastés du couple (disjoint) témoignent d'un drame vécu aussi fort que celui de Willy dans un monde urbain comparable au New york de la spéculation immobilière en 1949. "Quel désastre cette ville ! [Téhéran], dit Emad en visitant l'appartement [...]. Mon brave Willy". 

   On ne peut en ressentir l'étendue que par l'artifice d'un langage, filmique ou théâtral : par la fabulation nécessaire à la vérité (puissances du faux de Deleuze). Ce dispositif analogique n'est pourtant pas sans alourdir l'économie d'un film qui se présente comme doublé en toute son extension d'un autre récit, ignoré de la plupart des spectateurs. Sans toutefois en altérer outre mesure la subtilité. 

   En contrepartie allégé, il gagne en puissance lorsque le montage se réduit à l'effet-montage : par ce plan de coupe de la chambre à coucher aux murs ruinés, la partie la plus atteinte de la construction en sursis, on comprend sans phrases que l'édifice conjugal était déjà lézardé. Ceci associé au premier plan, analogique, du générique :  le lit conjugal de Willy et Linda.  De même, ce rire en cascade, glaçant, de Sanam (la femme de la douche) jouant en coulisses sous les yeux de Rana. Rire  en réponse incidente d'abord à la demande de celle-ci, qui se sent seule, de prendre chez elle le petit Sadra, le fils de Sanam, et une deuxième fois quand elle dit aller prendre ses affaires pour l'emmener. Comme si, déversant dans le cœur de l'homme le poison de la violence à venir, le rire infernal de quelque Érinye stigmatisait ce couple dont la présence apaisante de Sadra au domicile trahit le manque d'enfant.

   La question du viol, celle en filigrane d'une grossesse déshonorante, d'autant plus brûlante que constamment éludée, s'en trouve placée au centre. Échange des époux à propos du dépôt d'une plainte éventuelle : "- Je ne veux pas avoir à raconter ça devant tout le monde. - Il s'est passé quelque chose ? - non." Euphémisme et déni tournent à plein régime.

   Non seulement une Iranienne ne saurait déclarer le viol qui la voue à l'infamie, mais son époux en crève de préférer ne pas savoir. Rana dit qu'elle ne se souvient de rien et pourtant la voisine affirme avoir entendu plusieurs cris de suite. Les traces de sang attribuées à la chute de Rana contre un panneau de verre sont secrètement évocatrices. Rana se contredit en disant revoir la scène dès qu'elle ferme les yeux, Emad se gardant bien de demander laquelle. Elle n'a pas vu le visage de son agresseur mais s'effondre en larmes en pleine scène à cause du regard d'un spectateur. Emad, chuchotant : "Tu m'as dit que tu ne l'avais pas vu ?" Chuchotement de la honte refoulée qui alimente la haine. Il est bien dans le déni. "Il ne s'est rien passé de grave", assure-t-il à une voisine.

   La dissimulation cependant inclut le désir de vengeance. Emad allègue être allé remercier les voisins alors qu'il est sorti pour récupérer la camionnette. Aucun doute pourtant au fin fond de lui-même : en plus des billets, il a trouvé un objet répugnant, peut-être slip souillé - la caméra reste à distance respectueuse - qu'il jette aux ordures avant de se laver fébrilement les mains.

  Car le récit même emprunte la voie perverse de l'autocensure. La liasse de billets, indice patent par lui-même comme rémunération inspirée par le remords, est neutralisée par sa réduction à l'état de phénomène pur, indépendant des circonstances. Emad pourtant n'en ignore pas le sens. Il refuse le repas préparé par Rana avec des ingrédients payés avec les billets. La réalisation ne laisse passer que des énigmes, notamment avec les moyens de l'effet-montage encore. Emad se trouvant sur la terrasse, un marchand ambulant à portée d'ouïe dans la rue annonce : "J'achète des portes, en fer en alu". On peut y pressentir la métaphore du vertugadin, désir secret de l'époux retourné à l'état de barbarie. Elle relaye le plan de la porte d'entrée fatale s'écartant lentement d'elle-même du cadre quand Rana retourne sous la douche après l'avoir imprudemment ouverte. 

   Est-ce vraiment pour rien que la voisine d'Emad dans le taxi collectif demande à changer de place ? Un barbare sommeille dans le professeur éclairé, pédagogue aimé des élèves, acteur de théâtre progressiste, homme évolué dans un système rétrograde. Mais le film fait en sorte que ce constat appartienne au spectateur. À lui de noter qu'à partir du moment où il soupçonne le viol, Emad change de personnalité. Qu'au lieu de soutenir Rana, il ne pense qu'aux moyens de la vengeance. Renversement radical d'un film qui s'emploie à percer les apparences. Farhadi s'intéresse toujours aux extravagances dévoilées par les états de crise. Babak était l'amant de la précédente locataire, il l'avait peut-être hébergée en connaissance de cause, puis elle aurait voulu se débarrasser de lui (elle ne veut pas lui parler au téléphone que lui tend Rana). Reste toujours une part d'indécidable dans la difficulté à raccorder entre eux tous ces éléments. Le sexagénaire qui a agressé Rana a d'abord l'air d'un bon papa dont on doit corriger l'image à l'aveu du forfait. Puis on y revient un peu quand on a vu combien il était aimé dans sa famille. Ce n'est pas étranger au pardon implicite de Rana. Quoi qu'il en soit le violeur, qui aurait la tête de l'emploi dans la majorité des films, est un monsieur tout-le-monde, voire un souffreteux attirant la compassion. 

   Pour tout dire, aucun phénomène n'est à interpréter en soi mais au croisement d'une foule d'apports contradictoires. La valeur du film tient surtout à ce qu'il sache faire droit à cette problématique avec des moyens propres, contrairement à ce que croient certains critiques pressés qui prétendirent que tout est dans le scénario et non dans la mise en image. Ceux-là mêmes qui ont manqué les puissances du non-dit en les confondant avec de la pudeur ! 08/01/19 Retour titre