CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Friedrich Wilhelm MURNAU
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City Girl  (L'Intruse) USA  Muet N&B 1930 88' ; R. F.W. Murnau ; Sc. Marion Orth, Berthold Viertel, d'apr. la pièce "The Mud Turtle", d'Elliot Lester ; Ph. Ernest Palmer ; Pr. Twentieth Century Fox ;  Int. Jack Farrell (Lem Tustine), Mary Duncan (Kate), David Torrence (le père), Edith Yorke (la mère), Anne Shirley (Marie), Richard Alexander (Mac), Guinn Williams (Reaper).

  

   Au Minnesota, Lem Tustine est par son père chargé d'aller vendre leur modeste récolte de blé à Chicago. Dans la grande cité l'attirance est réciproque avec Kate, serveuse au Johnson's Place où le paysan déjeune régulièrement, la protégeant des clients indélicats. Les cours s'effondrant il choisit de précipiter la vente et de rentrer au bercail. La paysan fait savoir à la jeune citadine que son train part à 13h et, à mots couverts, propose de l'emmener. Elle est troublée mais décline. Il l'attend pourtant à la gare jusqu'à manquer le train, prenant le temps de se peser sur une balance automatique. Le ticket du poids prédit au dos la chance d'épouser celle à laquelle on pense. S'étant ravisée, Kate file à la gare pendant que Lem la cherche au Johnson's. Ils finissent par tomber nez à nez, elle défaillante de désir. Il lui commande un remontant au buffet. En même temps que la monnaie tirée de sa poche pour régler la consommation, il ramène le ticket, qui lui inspire sa demande en mariage. 

   Un télégramme aux parents annonce l'arrivée des jeunes mariés, ce qui ne réjouit guère le père, pour qui une serveuse de la ville ne saurait être sérieuse. Ramenée à la ferme, Kate d'abord aux anges tombe de haut. Bien accueillie de la mère elle se voit violemment rejetée du père qui, déjà irrité par la vente du blé à perte, va jusqu'à la gifler. Le maître du lieu ordonne à son fils de se changer pour se mettre au travail car les saisonniers arrivent, très excités par la présence d'une jolie citadine, de plus obligée de les servir. Mac, espèce de contremaître, la serre de près. Kate s'éloigne de Lem, trop soumis à son père. Il doit coucher au grenier avec les autres. 

   Mais une tempête s'annonce. Le père voulant disposer de main-d'œuvre toute la nuit afn de sauver la récolte doit doubler la paye. Mac saisit le prétexte d'une coupure à la main pour se faire soigner par Kate pendant que les autres sont à la tâche. Le Vieux les surprend. Il prétend qu'ils complotent pour partir ensemble. Kate exprime sa déception du milieu paysan. Menés par Mac, qui veut donner une leçon au père et enlever Kate, les saisonniers décident de quitter la ferme. Le père menace de tirer sur le premier qui partira. Cependant, enfermée par Mac, Kate s'est enfuie par la fenêtre. Son geôlier est déjà aux rênes de la charrette du départ. Furieux, Lem y bondit pour le corriger. Les chevaux s'emballent. Croyant à un fuyard, le père tire, sans atteindre personne. Bouleversé, le vieil obstiné s'amende, proposant de demander à Kate de rester. Les hommes acceptent d'achever la récolte et Lem retrouve Kate, que le père étreint.  


    La banale intrigue moraliste, voire larmoyante - s'agît-il de renverser certains préjugés machistes assez répandus, n'est que le niveau superficiel d'un subtil mélange des genres, comédie dramatique (conflits de générations et de classes sociales), romance entraînant le lyrisme du blé (entre un homme des champs et une fille des villes), film social (conditions d'existence d'une serveuse chicagoane), documentaire social (la dure vie des petits exploitants agricoles du Minnesota à la veille de la Grande Dépression) et surtout burlesque, conférant à la fiction une liberté en la détachant de l'imitation pure et simple.
   À la fois naturalisme, qui communique tout de même un certain sérieux à la conclusion morale (dans la rude poitrine du vieux 
grincheux réactionnaire battait un cœur tendre), et libre régime permettant des enjeux plus fondamentaux, notamment, l'érotisme. Et c'est là que ça devient intéressant, dans la mesure où cet érotisme est latent, car il évite les clichés et ce avec des moyens qui n'appartiennent qu'au cinéma. Tout le film peut être rendu selon cette guise, pour laquelle une autre approche est requise.
   Il faut suivre le parcours des tickets, repérer les ventilateurs dans les coins, surveiller le baromètre mural. Ils nous mènent au corps érotique par les défilés du désir. Tickets de train, de restaurant, de pesage. De train : perdu, retrouvé, tendu, repris, offert au contrôleur dans la bande de chapeau du jeune marié endormi sur la banquette aux côtés de son épouse. De restaurant, poinçonné comme au train, pour chaque repas du mois. Ce qui révèle un bien plus long séjour que ne le laisse croire le montage. Le cours de l'amour l'emporte en quelque sorte sur celui du blé. Ticket de pesage qui, en la destinant à la rencontre nuptiale, donne le poids de la chair virile (187 livres), à l'instar d'une saillie animale. Ce ticket compromettant va circuler dans le groupe des saisonniers goguenards, qui le punaisent au mur du grenier et l'exposent indécemment sur un oreiller. Il y a en effet conflit entre le caractère privé du sexe et son appropriation sociale, qui problématise le désir mais soulève en même temps, par réaction, la force de se déterminer. En filigrane, la concurrence des mâles, d'où l'importance pour Kate d'un vrai mec sachant se servir de ses poings, mieux : "a real two-fisted guy".  

   L'individu doit trouver son chemin le plus intime dans un vortex sexuel général. La saison chaude travaille les corps dans la cité étouffante. Encore plus dans les cuisines d'un restaurant situé en sous-sol. Accablée de chaleur, Kate doit souffler à tout moment et s'éponger sous un ventilateur qu'elle oriente sur elle-même. Ce qui lui vaut une réprimande de la patronne car c'est fait pour éloigner les mouches. Mais "si les mouches sont aussi chaudes que moi (as hot as I am) elles en ont besoin" confie Kate à sa collègue. Puis c'est sur Lem qu'elle dirige l'appareil. C'est alors un client qui proteste : "Comment a-t-il gagné une ventilation privée ?" Les allusions sont claires. Comment résoudre les tensions des corps surchauffés ? Et que Kate grimpe en se penchant pour réguler la brûlante vapeur des percolateurs, et sa jupe se relevant par-derrière découvre la chair du péché au-dessus des bas. "Mieux vaut être sourd qu'aveugle" commente le même client, qui finira par être remis fermement à sa place par Lem. Trouver moyen de baisser la température... La maladresse de Kate renversant de l'eau sur les affaires de Lem indique que ce n'est pas la bonne méthode. Chez elle le soir, après s'être laissée tomber sur le lit du pauvre studio, elle ouvre les fenêtres donnant sur le métro aérien. En face une affiche touristique "Vacation on Minnetonka Shores" : vacances à Minnetonka, ville balnéaire du Minnesota. Bien sûr ! Voilà l'eau qui peut contribuer à apaiser la surchauffe, avec le moyen de s'y rendre, mouvement indiqué par le métro passant sous les fenêtres. On ne saurait mieux suggérer le désir. Si fort que Kate ne tient plus sur ses jambes quand elle a retrouvé Lem, puis se trouve mal à la vue de la promesse offerte par le ticket de pesage. La capitulation de Kate devant l'amour est d'autant plus sensible qu'elle campe une vraie fille des villes, insolente et culottée. 
   Cependant, ce qui est chaleur étouffante à chicago devient tempête dans le Minnesota. Suffit d'un ticket de train et le baromètre remplace le ventilateur. Tout prend des proportions cosmiques. L'amour, celle d'une course éperdue dans les blés à perte de vue. Mais le sexe ambiant est représenté par une meute de mâles vigoureux frustrés. Sans en exclure le père, qu'allégorise le chat tournant autour de la cage du serin mécanique constituant l'essentiel du bagage de Kate, que Marie
, la petite sœur de Lem, retire vivement à l'approche dudit père. Un pingre d'Écossais, admonestant la fillette pour avoir, dans un but décoratif, cueilli des épis, qu'il confisque pour les placer dévotement entre les pages d'une pesante bible. La gifle à Kate du vieux bigot ronchon trahit frustration et impuissance face à la pureté de l'amour. Dans ce milieu hostile, la tension entre les jeunes mariés - cadrés avec le baromètre dont l'aiguille grimpe, prend des proportions en rapport. Comme, succédant au lyrisme de la course dans les blés, le suggère ce plan où leurs mains, celle de Kate étant en amorce, agrippées à une planche en saillie à l'angle du mur, avoisinent sans se joindre, la tâche demeure d'inventer la place de Kate qui n'était pas prévue ici.
   Par bonheur, ce n'est que superficiellement que le dénouement repose sur le deus ex machina avec la complicité des bons sentiments. Il ne s'agit pas seulement d'opiner à la démonstration en règle et à sa rhétorique du renversement. Il y a, on l'a vu, la dimension qui passe par les objets plus que par les personnages, dans une logique langagière et non anthropomorphique,
soumise au jeu des échelles. Mais surtout celle-ci est légitimée de plein droit par l'incitation, via le burlesque, à ne pas prendre les choses au sérieux. Voyez l'outrance caricaturale du regard d'aigle de la patronne ("The boss is giving you the eagle eye" avertissement d'une collègue à Kate), ou la présence contrastée à proximité de l'idylle qui se noue au restaurant d'un personnage lugubre. Le jeu est ainsi indéfiniment relancé pour ne pas s'enfoncer dans le pathos. 
   Il paraît que Murnau n'était pas satisfait du film parce qu'il n'avait pu avoir accès au montage. Que ne serait-ce pas si, en plus, il avait pu contrôler le montage...
30/06/19 Retour titre