CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE




Kenji MIZOGUCHI
liste auteurs

La Cigogne en papier (Orizuru Osen) Jap. Muet N&B 1935 87' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. Tatsunosuke Takashima, d'apr. la nouvelle de Kyoka Izumi ; Ph. Minoru Miki ; Ecl. Masuichi Nakanishi ; Prod. Daiichi Sagano ; Int. Isuzu Yamada (Osen), Daijiro Natsukawa (Sokichi Hata), Gen'ichi Fujii (Matsuda), Shisuko Takisawa (le bonze Osode).


   
La ravissante Osen est sous l'emprise d'une bande de trafiquants d'objets sacrés qui, l'ayant prostituée, la vendent puis la rattrapent pour la revendre. Elle sauve du suicide Sokichi, étudiant de 17 ans à la rue, sans ressources. Il devient malgré elle l'esclave de la bande, qui se retrouve sous les verrous pour avoir escroqué un bonze, abusé par un marché qui incluait la personne d'Osen. Pour prendre en charge Sokichi afin qu'il mène à bien ses études de médecine, Osen vole et se prostitue. Elle est arrêtée. En projetant vers lui de son souffle, en guise de viatique, une petite cigogne en papier tirée de son kimono entre les dents (ses bras sont attachés), elle dit adieu à celui qu'elle avait choisi comme petit-frère, le priant de devenir un grand homme. Dans l'affolement, à l'endroit même où se pose la cigogne, celui-ci est renversé par le pousse-pousse transportant l'un de ses professeurs, qui le prendra sous son aile.
  Il s'agit
, des années après, du rêve éveillé du professeur de médecine Sokichi, un soir dans l'attente, par temps orageux sur un quai de gare obscur en raison d'une panne d'électricité, d'un train retardé. Toujours belle mais atteinte de folie selon les commentaires alentour, Osen, se trouve être dans la salle d'attente non loin de son ancien protégé, aux oreilles duquel parviennent les ragots la concernant sans qu'il sache de qui il est question. Alors qu'il est déjà dans le train enfin à quai, on appelle un médecin pour une voyageuse évanouie. Redescendu il identifie Osen. Elle est hospitalisée, mais incapable de reconnaître son ancien protégé et atteinte de crises délirantes, est diagnostiquée incurable.
     
   Le contexte fortement perturbé du début, renforce l'impression de concentration mentale du protagoniste : nuit d'orage, panne d'électricité, quai bondé, retard du train, une folle dans la salle d'attente qui n'est autre que l'objet de la réminiscence. Laquelle se joue sur des flash-back relayant et reliant les protagonistes sans effets spéciaux, par le montage alterné ou de simples mouvements de caméra qui réduisent à rien l'écart temporel en le convertissant en distance spatiale. On glisse de la réalité perçue à l'hallucination onirique. Par exemple, (1) Plan d'un sanctuaire sur lequel est censé s'être porté le regard du professeur. (2) Plan poitrine du professeur, dos à la salle d'attente, regard porté au loin. (3) Retour au sanctuaire. (4) La caméra en travelling arrière serré plongeant sur des feuilles mortes emportées par le vent vient attraper le jeune Sokichi, une lame à la main renvoyant un vif éclat.  (5) Mais la rêverie de l'adulte se déplace dans celle du garçon qui lève le regard (raccord-regard). (6) Pleine lune en contre-plongée. La caméra s'abaisse en panoramique instable venant se fixer en plongée sur la grand-mère assise devant l'âtre. Se tournant vers la caméra, elle s'adresse à Sokichi : "Porte-toi bien et étudie avec ardeur." (7) Plan moyen en réponse du désespéré prostré au pied d'un arbre. (8) Recadrage large dans l'axe. (9) Retour au professeur. (10) Le jeune se serrant de désarroi contre un arbre. (11) Professeur concentré. (12) Travelling latéral le long de la salle d'attente obscure jusqu'à Osen éclairée (on oublie la panne d'électricité), derrière la vitre qui l'encadre. (13) Recadrage serré dans l'axe, en plongée à l'intérieur. (14, raccord-regard) Pano-travelling s'arrêtant au bout du quai comme seul horizon visible des protagonistes. (15) Plan du sanctuaire ranimant le souvenir. (16) Retour à Osen. (17) Sanctuaire derechef. [Suit la séquence du sauvetage de Sokichi. En fuite, Osen est rattrapée par l'équipe de celui qui l'a achetée mais reprise par la bande de Matsuda]. Osen à Sokichi : "Je t'aiderai, viens avec moi". Retour au professeur recadré plus large. Signe d'émotion, le parapluie lâché. Un voyageur le lui ramasse. Au fond, tout un jeu entre distance et proximité. Distance temporelle autant que spatiale. Proximité, temporelle par communauté de réminiscence, spatiale en raison des commentaires des voyageurs traversant les parois de la salle d'attente. Cristallisant le grand thème mizoguchéen de la femme aliénée, cette figure est au cœur d'un drame culminant dans la réunion de deux êtres qui ne peuvent plus se rejoindre, ce qui a profité à l'homme étant cela même qui a détruit la femme.
   On aura remarqué combien le son représenté avec des moyens visuels joue un rôle narratif dans ce muet. Mizoguchi a gardé de cette expérience la mise à profit
dans son cinéma sonore des particularités de la maison japonaise traditionnelle comme structure légère n'arrêtant pas les sons. Ce qui permet d'économiser des plans. Quoi qu'il en soit, le son permet au rêveur éveillé d'évoquer un passé dont il est témoin à la fois oculaire et auriculaire pour créditer la réminiscence de sa présence directe, continue, aux événements du souvenir. Sokichi est devant la porte de la maison où Matsuda, le chef de bande, entend faire jouer à Osen un rôle d'appât dans l'escroquerie du bonze. Dans le plan séquence qui succède, la caméra part d'un plan serré sur l'arrière-crâne de Sokichi (métonymie de l'écoute), qu'elle passe pour pénétrer dans les dédales de la maison jusqu'à la pièce où se tiennent Osen et Matsuda, qui formule ses exigences. Après des instructions données à deux complices survenus, ce dernier sort de la pièce. Dans le vestibule, s'adressant à un acolyte : "Qui est ce gosse ?" Recadrage incluant Sokichi. "Un vagabond qu'Osen a ramassé." Celle-ci est entraînée sans ménagement par les petites frappes à travers la maison mais dans le hors-champ frontal, trajet suivi par la caméra de l'extérieur jusqu'à la porte d'entrée par laquelle ils sortent avant de se réintroduire par une porte voisine. Le trajet en aveugle de la caméra se poursuit en panoramique jusqu'à une porte à claire-voie à travers laquelle on peut voir un groupe d'hommes en entretien. Un shoji coulisse à demi au fond, ouvrant sur la pièce où Osen visiblement abattue se tient seule. Un "client" tourne la tête vers elle : "Elle est d'une grande beauté". L'appât est en place. Mais tout cela bien visible depuis l'extérieur à travers la claire-voie. C'est donc le regard qui succède à l'ouïe du double ou triple témoin : Sokichi du passé, Sokichi du présent avec le truchement indéterminée d'Osen, qui revient à 62' par un retour en plan de coupe du présent de la folle dans la salle d'attente. Le flash-back est donc commun à Sokichi et Osen par affinité d'âme et non par collaboration mémorielle.
   Une certaine place est ainsi concédée au surnaturel couronné par la conjonction de la cigogne en papier et l'incident salvateur du pousse-pousse. La scène de la projection de l'origami est un moment fort à cet égard, qualifié par Osen d'offrande de son âme. Avec l'arrivée du train, c'est aussi la fin de l'anamnèse que clôt le plan de celui qui est maintenant professeur, comme par la grâce de l'offrande de la cigogne de papier.
   Ce sont les aspects les plus intéressants du film avec,
associés à des éclairages non-intrusifs, les cadrages distants usant de la profondeur de champ et les surcadrages, comme les décadrages où le mouvement de l'acteur excède celui du cadre, qui laissent une impression d'autonomie de l'action, à quoi s'ajoute la mise à contribution à l'action, du hors-champ aussi bien frontal que hors-cadre. Sans pourtant parvenir à calmer la fâcheuse pétulence d'une caméra marquant sa présence de façon intempestive par des mouvements incessants quasi-expérimentaux, ni l'expression théâtrale des corps quand ce n'est pas le surjeu pré-griffithien des acteurs secondaires. 
    Décidément, Mizoguchi est un étrange cinéaste. Il ne lui suffit pas d'être visionnaire. Il faut toujours qu'il se rétracte en en rajoutant. De toute façon tout porte chez lui davantage sur la technique narrative que sur la poésie, nonobstant ici l'effet origami. Il est inévitable que cela s'accompagne de surenchère. L'expérimentation du plan-séquence, qui va devenir sa marque de fabrique, et le refus du montage subséquent, relèvent de l'obsession naturaliste. Il s'agit d'effacer toute trace de fabrication. Comme si le plan séquence n'exigeait pas un surcroît de préméditation technique. Autant le montage relève de la postproduction, autant du prétournage le plan séquence. Alors qu'il prouve ici pour une fois être virtuose du montage, le cinéaste va se priver des capacités de celui-ci à faire oublier l'appareillage en agissant sur les sens davantage que sur l'intelligence. Mieux vaut en art laisser les moyens émerger de façon nécessaire de la matière que de les considérer comme principe préexistant. Aucune solution n'est à exclure a priori
28/01/22 Retour titre