Le ciel rouge
(Roter Himmel)
All. VO couleur 2023 102' ; R., Sc.,
C. Petzold ; Ph. Hans Fromm ;
Mont. Bettina Böhler ; Son Andreas Mücke-Niezytka ;
Déc. Petra Ringleb ; Cost. Katharina Ost ; Pr. Schramm Film Koerner & Weber,
ZDF ; Int.
Thomas Schubert (Léon), Paula Beer (Nadja), Langston Uibel (Félix), Enno Trebs (Devid),
Mathias Brand (Helmut Werner).
Deux copains, Léon et Félix, vont s'isoler
dans la maison de famille de ce dernier,
perdue en pleine forêt du littoral baltique pour travailler. Léon écrit Club sandwich, son deuxième roman, Félix prépare un concours d'entrée dans une
école d'art. Léon est aussi sombre, jaloux, rabat-joie et donneur de leçon qu'ouvert et accueillant Félix. Arrivés à pied par la
forêt portant leurs bagages, la voiture laissée en panne à quelques kilomètres,
ils tombent sur la
maison en désordre, déjà occupée par une certaine Nadja, invitée par la mère de Félix.
L'ambiance n'est pas au travail. Léon, qui est incommodé la nuit par les bruyants ébats de
la jeune femme avec un inconnu, feint de travailler. Sous le prétexte
de la rédaction de son ouvrage, il refuse au début d'accompagner Félix à la plage, où
celui-ci sympathise avec le sauveteur, Devid, par Léon identifié comme étant l'amant de Nadja. Il l'a en effet aperçu une nuit,
entièrement nu, en train de quitter les lieux en s'enfonçant dans la forêt. Félix l'invite à dîner. Le
satyre sylvestre s'avère homosexuel et se met en couple avec lui.
Les incendies ravageant la forêt semblent être détournés par les vents. Nadja blesse Léon par
un avis négatif porté sur son livre, dont il lui avait par exception, à sa demande, concédé la lecture.
Verdict confirmé par l'éditeur,
Helmut Werner, venu de Berlin secouer son poulain. Le jeune écrivain est d'autant humilié que Nadja, qu'il
croyait vendeuse de glaces sur la plage - simple job alimentaire d'été,
avait caché qu'elle était doctorante en littérature. Comble d'avanie, Helmut s'intéresse à sa recherche, et
aussi au travail de Félix qui, pour son sujet de concours
sur le thème de l'eau, a pris des photos de vacanciers regardant la mer, ce que Léon avait
dénigré.
Nadja subjugue le groupe en récitant Asra, le poème de Heinrich Heine, avant que
Felix et Devid s'en aillent remorquer en tracteur la voiture en panne. À la suite d'un
malaise, le jeune homme de plume n'ayant pas son permis, Helmut est conduit par Nadja à l'hôpital dans la smart deux-places de
celui-ci. En les rejoignant à pieds
à travers la forêt, confronté au feu qui s'approche, Léon assiste à l'agonie d'un marcassin. Diagnostiqué cancéreux, Helmut minimise son état et rassure Léon. Il
lui prédit un renouveau du succès dans un prochain roman. Léon, de retour à la maison, avoue à Nadja qu'il
l'aime depuis le premier jour. Il est coupé par deux policiers (piano dolent off) qui viennent annoncer la mort des deux
amis, brûlés vifs dans les flammes près de la voiture en rade.
La fable filmique devient, lu off par un Helmut qui cette fois l'approuve, le nouveau roman de Léon.
Il relate le drame et la visite à la morgue de Léon et Nadja à la demande insistante de celle-ci.
Mais les images correspondant à la voix off reviennent et le récit principal reprend ses droits :
la lecture se tient lors d'une visite de Léon à son éditeur
en chimiothérapie. Il découvre que Nadja a pris le malade sous son aile. Alors qu'elle virevolte à l'extérieur
sur le fauteuil
roulant du cancéreux, le temps d'un bref face à face avec Léon qui lui rend son sourire, un sourire
empreint d'une tendresse absente, elle imprime déjà à la prothèse roulante un mouvement de retrait.
Passons sur certaines légèretés de la réalisation, tel le fait qu'elle n'ait pu
se tenir à la volonté publiquement déclarée (sur zeit.de, Zeit Online, 22 février 2023) d'éliminer la musique auxiliaire, délaissant la belle ambiguïté
entre diégèse et extradiégèse (celle notamment du chahut nocturne de Nadja), pour le piano, l'orgue et les carillons d'accompagnement de la fin. La musique en
sourdine accompagnant les ébats de Nadja, en revanche, est-elle off ou hors-champ ? Impossible
de le savoir. Mais il faut aussi
endurer cette interminable lecture
par Helmut off, de la fin du nouveau roman de Léon dont chaque étape est illustrée en redondance
par le plan correspondant, même si, incontestablement, la métamorphose du récit filmique en récit romanesque
introduit un décalage favorable à ce que le film a d'original, notamment en le dédramatisant.
Car l'intérêt véritable de celui-ci tient surtout à ce qu'il raconte tout à fait autre chose, de
l'ordre de la séparation primordiale, que ce drame
du dérèglement climatique, qui en est bien plutôt expression de l'accord harmonique fondamental.
L'enjeu latent se concentre sur les deux personnages principaux, Léon et Nadja, couple catalyseur finement
élaboré d'un dispositif à double fond, le régime filmique en question étant plus anthropomorphique que
scriptural.
Gros nounours mal léché, Léon est taciturne et dissimulateur, traits de caractère dessinant en
creux un monde intérieur ombrageux (ce n'est pas un hasard si, à la plage, il lit Schatten (les ombres) de Rainer
Lorenz). Ce qui, affectant la caméra des plans subjectifs fait, avec le montage
abrupte des surprises événementielles, un peu oublier la bienséance coutumière des mouvements d'appareil,
et la soumission du cadre au scénario. Au
point qu'on peut se demander si l'image est crédible quand, par
exemple, sous le regard fouineur de Léon découvrant la chambre de Nadja où il compulse son carnet intime,
le contre-champ subjectif cadre une paire de chaussures à
talons gisant par terre à côté d'une petite-culotte en bouchon au bas d'un lit
défait. Hauts talons incompatibles
avec le terrain forestier et maritime, l'incongruité étant soulignée par le voisinage immédiat d'une paire de
tongues. Pour être
voyeur, Léon n'en est pas moins incommodé par la sexualité
de la piquante inconnue, qui se présente à ses yeux comme une énigme, à laquelle il n'ose se déclarer.
À chaque fois la découvre-t-il, avec la complicité du montage, sous un nouveau masque : vendeuse de glace, intellectuelle, intime de Helmut à
la fin au point de danser sur son fauteuil roulant, etc. Mais la personne véritable restera éternellement en retrait
comme le suggère le curieux sourire de la fin, d'abord tête penchée à droite, yeux baissés, marquant la plongée
dans un ressouvenir
attendri, puis tête penchée à gauche dans un demi-sourire plein de sous-entendus, ce qui a pourtant l'air de
rassurer Léon si l'on en croit le demi-sourire d'assentiment en retour
suivi d'une mine apaisée bien que lunaire, perdue dans une question
sans réponse. Ce que pourrait bien distiller le mutisme de la jeune femme, c'est quelque chose comme "Sacré Galopin, va,
tu m'en as bien fait voir !" Et tout est dit, elle tourne le dos à jamais, signant la fin du film.
(Qu'avait-on besoin d'orgue et de carillons d'apothéose claironnée quand tout éclatait de soi-même de par cette
belle économie ? Fût-ce après-coup dédramatisé dans l'air ironique du générique de fin).
Ultime signe auquel semble en effet consentir Léon tout en méditant le profond mystère émanant de cette femme, qui
se confond avec le peuple des oiseaux alentour en sifflotant. Jusqu'au surnaturel
des feuilles du manuscrit s'éparpillant sous le vent de la plage, un bref instant saluées par son rire, alors
qu'elle est absente de la plage (à environ 57').
Nous assistons
là au passage de nounours à l'âge adulte, à se désapproprier le maternage. Que Léon ait été
l'enfant, il y a mille exemples. Retenons que Nadja lui propose une glace aux cacahuètes en précisant que "les enfants
adorent". Ses gestes tendres et son indulgence quand elle revient vers lui après ses incartades, ainsi que le
fait qu'elle couche une nuit à côté de lui, mais
aussi son jugement sévère (solidaire de celui d'Helmut), et ses piques malicieuses à l'encontre de sa façon d'abriter
sa oisiveté derrière son prétendu travail, sont d'une mère. Curieusement à cet égard, les deux policiers venus
annoncer le drame appellent Nadja Frau Schubert, du patronyme d'acteur de Léon.
C'est aussi la condition pour que la communauté le supporte, le traiter en enfant. Félix lui couvre
la tête quand il s'endort en plein soleil sur la plage, préférant le laisser dormir, quitte à lui reprocher
au réveil de ne s'être pas enduit de crème solaire. Lui, le seul à n'avoir pas le permis (de sexe)
puisque Devid pilote un tracteur. Le cœur de l'énigme, c'est la
scène primitive de l'autre côté du mur, refoulée par la butée des objets fétiches, souliers à talon et petite-culotte.
C'est bien le sens à donner à la chose, qui reste forclose à l'incestueux transi, et dont
le caractère innommable trouve à s'exprimer dans la confusion des sexes. Soudain dans la nuit de la petite
chambre, c'est Nadja que découvre Léon à côté de lui, dans le lit de Félix par permutation. La libido
ne passe que perverse ; ou sublimée, si l'on veut bien admettre cette condensation : Léon regarde
en coulisse Nadja lire
le manuscrit de Léon sur le fameux lit défait.
Reste la mort qui, élevée à la dimension d'une catastrophe climatique, donne à la séparation primordiale
sa véritable portée. L'agonie du marcassin, faisant écho à Léon allongé, la figure recouverte
par Félix sur la plage
pendant son sommeil, inscrit dans le texte la fin de l'enfance.
Quant à la mère, le tour de force est, en l'associant à l'amour homosexuel, d'avoir su maintenir la confusion
des sexes de la scène primitive en différant la figure paternelle d'Helmut, découverte tout à la fin à la faveur
de l'assistance de Nadja par un Léon comme toujours tombé du ciel. La mort symbolique signant la séparation de la
mère se déplace sur l'holocauste
des homos. Elle procède de la convocation par Nadja, d'Asra, dont
les deux derniers vers prophétisent la suite tragique :
"und mein Stamm sind jene Asra,/welche sterben, wenn sie lieben. (Je suis de la tribu d'Asra,/De ceux qui meurent
quand ils aiment). La mort des amants enlacés évoque à Léon ceux de Pompéi pétrifiés par l'éruption, comme d'un très
ancien traumatisme refoulé. Lequel se reporte à la fin sur Nadja de par la photo d'une femme prise par Félix,
de dos. À Léon qui
demande si c'est pour la couverture, Helmut réplique que non, c'est pour la fin. Le dos
barré d'une croix noire funèbre par les bretelles du maillot,
l'identité de la femme reste enveloppée de mystère : il n'y a pas de portrait
frontal comme pour les autres photos du dossier. Léon : "c'est Nadja !". Helmut : "tu crois? C'est la
seule photo sans portrait".
04/10/25
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