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Lois WEBER
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Where are my Children ? USA Muet N&B 1916 62' ; R. L. Weber et Phillips Smalley ; Sc. L. Weber et P. Smalley d'ap. L. Payton et F. Hall ; Ph. Stephen S. Norton, Allen G. Siegler ;  Pr. Lois Weber Productions ; Int. Tyrone Power Sr (le procureur Richard Walton), Helen Riaume (son épouse), A. D. Blake (le frère de celle-ci), Rena Rogers (Lillian), Juan de la Cruz (le Dr Malfit).

   Bien qu'en mal d'enfant, le procureur Walton est sensibilisé à la question du contrôle des naissances, pratique rejetée par les tribunaux bien que relevant d'une éthique soucieuse du progrès social. Mais il va être confronté directement à la question des méfaits de l'avortement clandestin, auquel sa femme même, avec la complicité de ses amies, a secrètement recours chez le Dr Malfit. Le frère de celle-ci vient séjourner chez les Walton au moment où Lillian, la fille de la servante, est autorisée à résider sous le même toit en attendant de trouver un emploi. Il la séduit et l'engrosse. Poussée par son suborneur auquel sa sœur a divulgué l'adresse, elle s'adresse au Dr Malfit, et meurt des suites de l'opération. Le procureur poursuit en justice le praticien qui, condamné, se venge en dénonçant sa femme. Celle-ci étant de plus devenue stérile alors qu'elle se préparait à devenir mère par amour pour son mari, prive à jamais le couple de descendance directe, sans nulle possibilité de résilience, poursuivie par la terrible question de Walton "Où sont mes enfants ?"

    Film à message, donc moins libre qu'un film déployé en écriture, de ceux qui rebattent si bien les cartes de l'univers écranique que les solutions existantes mêmes sont bousculées, et que c'est à l'esprit ébranlé du spectateur d'explorer les possibles issues. En outre, les bons sentiments du procureur, "grand adepte de l'eugénisme" et dont la sœur a fait un mariage eugéniste, recouvrent la même conception, prônant un contrôle des naissances dans l'intérêt de sa propre classe sociale.
Il est contre la naissance des enfants non-désirés, mais seulement pour les pauvres. La peur de la fécondité des classes populaires avait alors engendré la limitation de l'immigration, et certains États stérilisaient des criminels et des malades. Si bien que la dénonciation de l'avortement concerne surtout la bourgeoisie, stigmatisant ces femmes oisives, qui préférent les parties de campagne au devoir d'améliorer l'espèce humaine en propageant les gènes excellents. Il faut à tout prix empêcher l'avortement des "femmes supérieures". On croit encore généralement alors, en effet, que les caractères acquis se transmettent génétiquement. Présenté comme l'homme parfait aimant son prochain (c'est lui qui porte à l'intérieur Lillian agonisante), mais principale victime de la pratique courante de l'avortement dans son milieu
propre, le héros est l'objet de la compassion du spectateur, ainsi conduit à adopter son idéologie.
   Le jeu de l'écriture filmique, en mettant en équivalence les opposés propres à la représentation, héros et comparse, justicier et coupable, pauvre et riche, malade et bien-portant, idiot et génie, etc., eût permis,
à dépasser ces idées datées, de problématiser la question au lieu d'en faire un problème, un problème qui contient déjà sa solution dirait Deleuze. Laquelle ne fait donc que reconduire le problème. Or il se trouve que, cinéaste dans l'âme, Weber avait peut-être les moyens d'aller beaucoup plus loin.
   Si l'on oublie la lourdeur des effets spéciaux mis en œuvre pour représenter la frontière métaphysique entre l'avant-vie et la vie, par ce
blanc portail bombé retenant les myriades de créatures angéliques non-nées dans un tourbillon de fumée, ou bien la grossesse par un angelot chuchotant à l'oreille de sa mère, on est saisi par l'étonnante capacité au jeu proprement filmique, d'ailleurs mieux mise en œuvre dans Shoes, plus libre sans doute car réalisé par la seule Lois Weber sans Phillips Smalley, son mari. Il y fallait un point de vue féminin vraiment émancipé
   La caméra, très en avance sur son temps, par la maîtrise du panoramique, fait son miel de la surprise des choses en mouvement comme cette automobile disparaissant hors-champ avant de réapparaître au point de butée du pano à une position finalement accentuée par un plan serré. Surprise de même par le montage elliptique, comme celui-ci en trois plans dont le dernier n'est pas directement raccord, supposant des changements de direction hors-champ. Le hors-champ est donc reconnu comme donnée structurelle. Il est mis à profit dans l'économie du cadre en usant largement de l'amorce. On peut remarquer ainsi que toute automobile à l'arrêt pour y monter ou en descendre est en amorce. Au total, comme si ce véhicule, navette entre le visible et l'invisible, mettait en abyme la faculté de la pellicule à plonger dans le hors-champ pour en faire surgir l'imprévu. La forte sensibilité au hors-champ s'affirme par exemple dans la rétrovision du contre-champ de Lillian s'éloignant, par un reflet de la porte vitrée sur laquelle s'appuie son prédateur. Ce qui fait l'art n'est jamais la mimèsis elle-même mais le procédé, autrement dit, l'artifice. Le tragique de l'avortement de Mrs Walton ne réside pas dans l'expression des sentiments, mais dans le cadrage qui la rapetisse à la taille d'une fillette dans les bras de Walton à son retour de l'opération clandestine.    
   Même mise à profit de l'artifice dans la confusion volontaire entre les niveaux de plan. Soit, quand le cadre joue sur la perception bidimentionnelle en écrasant la profondeur pour la faire entrer dans la composition du premier plan (cadrage quadratique). On voit ainsi, sous la forme d'un palmier d'intérieur à l'arrière-plan, des ailes d'archange se coller au dos de Walton. Ou le même, la tête surmontée du panache d'un jet d'eau comme d'un jaillissement de l'esprit, une sorte de buisson ardent occupant l'avant-plan. Mais tout objet peut être préparé au filmage comme configuration distincte de celle commandée par la perception narrato-cognitive. Ainsi des parements de la robe de 
Mrs Walton prostrée, prenant l'aspect du serpent de la tentation qui l'étreint.
   L'extrême économie de la narration et la grande sobriété des acteurs, du reste, pointent une conscience de la puissance de l'effet infinitésimal, supposant autre chose derrière, plus intuitif, balbutiement d'écriture. Il faut appréhender certains détails pour mesurer la profondeur du propos, comme le fait que celle-même qui rejette la grossesse a toujours dans les bras
un chiot. Un champ vide où figure un certain objet (un balai, un chapeau) après la sortie de champ en dit beaucoup plus que grimaces et gesticulations ordinaires au cinéma du temps. 03/05/18 Retour titres