CINÉMATOGRAPHE 

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Jean RENOIR
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La Chienne (La Chienne) Fr. N&B 1931 100' ; R. Jean Renoir ; Sc. J. Renoir, André Girard, d'après Georges de la Fouchardière et Mouezy-Eon ; Ph. Théodore Sparkhul ; Mont. Jean et Marguerite Renoir ; Pr. Pierre Braunberger ; Int. Michel Simon (Maurice Legrand), Janie Marèze (Lulu), Georges Flamant (Dédé), Roger Gaillard (Alexis Godart).

   Époux d'un dragon et caissier dans une maison de bonneterie où son comportement timoré lui attire les
quolibets, Maurice Legrand s'offre le luxe d'une vie secrète avec Lulu, la jolie professionnelle qu'il installe dans un petit nid d'amour orné de ses plus mauvaises toiles de peintre du dimanche. Jusqu'ici tout va bien, mais Lulu est amoureuse de son mac Dédé, qui la maltraite, et il faut à Legrand puiser dans la caisse pour tenir le train. L'avidité de Dédé l'amène à proposer les toiles - non-signées - à un marchand qui souhaite les lancer sur le marché. C'est donc Lulu qui les signera dorénavant d'un pseudonyme.
   Mais le premier mari de Mme Legrand, un adjudant censément
disparu à la guerre, veut faire chanter Maurice, qui en profite pour prendre la poudre d'escampette après avoir par ruse rétabli dans son rôle le mari vrai, qui s'était cru délivré en usurpant le titre de Mort au Champ d'Honneur. Tout heureux d'être destitué, Legrand court, la valise à la main, chez Lulu qu'il trouve dans les bras de Dédé. Revenu plus tard pour s'entendre dire qu'on ne le tolérait que pour ses toiles, de désespoir, il assassine sa maîtresse. Antécédents et circonstance font que Dédé est envoyé à la guillotine à sa place. Tourné clochard à la suite de son licenciement, Maurice fraternise avec un collègue des rues, qui n'est autre que l'adjudant, tandis que la cote de ses toiles ne cesse de grimper.

   Coup de maître pour le premier sonore de Renoir ! Par sa vision sans concession des hommes et des institutions, par un travail du rendu naturaliste qui repose paradoxalement sur une imagination surpassant tous les codes du genre, par le traitement symbolique
(1) enfin, appartenant à l'ordre poétique de l'écriture. Est-ce un drame social, est-ce une comédie ? Guignol dans son petit théâtre d'introduction, tranche : ni l'un ni l'autre et tout cela à la fois. Il n'y a pas de braves types ou de mauvais drôles, mais des passions, des besoins, des contraintes contextuelles et culturelles.
   Legrand est un brave type qui se venge de sa femme, puise dans la caisse pour assouvir sa passion, tend un piège diabolique à l'adjudant, supprime sa maîtresse et laisse condamner et exécuter à sa place Dédé. Ce dernier est un mauvais garçon, mais moins par méchanceté que par culture de classe. Son procès est une insoutenable tragédie car il ne parle pas la même langue que la justice et ne fait qu'accroître le malentendu à
désavouer son avocat en pleine cour. Le personnage, remarquablement incarné par Georges Flamant, représente une certaine faune parisienne gouailleuse et bon enfant, totalement disparue de nos jours. Ce fier maquereau bon cogneur de poule est au fond plutôt attachant. Le procès de Dédé est donc le procès de la Justice qui fabrique des criminels pour empêcher de se rouiller la guillotine, et ainsi assurer le spectacle gratuit aux bons citoyens. Ce, sans nul effort critique ou satirique explicite : seul l'enchaînement elliptique du montage dénonce le rouleau compresseur en marche.
   Bref, rien n'échappe au mordant de la caméra, pas même le marchand de tableaux allant, cadavre encore chaud, quémander des toiles auprès de la famille endeuillée, après avoir été le complice de Dédé qui poussait Lulu à
coucher avec tout le monde pour vendre son art.
   La prégnance filmique de tout cet impitoyable petit monde tient à la qualité du travail sur la représentation
(2). Dans les grands films sonores de Renoir, le réel représenté a une épaisseur. Pas de diction "scénique", ânonnée ou académique mais des voix jamais forcées (douceur méconnue de la voix de Michel Simon (Galerie des Bobines) ! que Renoir considérait, du reste, comme motrice pour le film), marquées par les idiotismes et les accents, en extérieurs naturels, son direct in et hors-champ, profondeur de champ enfin, permettant d'assortir la scène principale cadrée au premier plan, de scènes adventices dans les fonds. L'intrigue se déroule à Paris dans des décors naturels identifiables, autour de la Butte Montmartre.
   Au besoin, l'impétuosité du glouglou de la rigole hors champ complète pour l'oreille la dénivellation sensible de la rue. L'appartement de Legrand n'est pas un lieu clos artificiel. Ses fenêtres s'ouvrent sur une cour vis à vis d'un logement dont la vie quotidienne se déroule à
l'arrière-plan, parallèlement aux actions de l'intrigue.
   Point de surcommentaire musical ! Des pianos mécaniques ou des chanteurs de rue bien diégétiques. Ces derniers accompagnent mélancoliquement l'assassinat tout en attirant la concierge dans la rue où la foule forme une haie derrière laquelle Legrand pourra
s'esquiver en douce. Après quoi Dédé, pour sa part, se fait remarquer en gênant tout le monde avec son automobile et pire : en oubliant de saluer la concierge. Ce n'est pas un hasard si la musicienne joue du violon ("violon" = prison).
   Point de logique du naturel en art cependant qui ne doive sa profondeur à une apparence anodine recouvrant une énigme étrangère au procès narratif. Ainsi la voiture de Dédé se trouve toujours dans le sens de la
descente (comme l'eau de la rigole), alors que s'entend hors champ l'effort des autos peinant dans la montée. Cela correspond exactement au destin de Dédé. De même que Lulu dévale les escaliers de Montmartre et jamais l'inverse. Dans la même veine, quand Legrand est abordé pour la première fois par l'adjudant dans la rue, un rideau de fer qui s'abaisse derrière eux reste en plan fixe un moment après leur sortie de champ, suggérant non seulement la guillotine, mais aussi la fin des illusions de Maurice. Plus profondément, elle signifie que la réalité échappe à l'emprise des personnages. Aussi, la scène du crime accompli est-elle saisie au panoramique vertical montant de l'extérieur à travers la fenêtre ouverte, puis descendant en plongée, comme un fait divers (le chaton noir, allusion au crime fatal), plus fantasmatique que pathétique, abandonnant les protagonistes à leur triste destin. L'auteur, qui s'en amuse, ne cesse d'adresser au spectateur des clins d'œil. Cette enseigne "cuirs et crépins", par exemple, où Legrand masquant de sa tête le "p" se trouve légendé crétin.
   La géniale audace de Renoir fait encore feu de tous bois. Indépassable ! Fritz Lang a d'ailleurs râté son coup avec un clinquant remake intitulé Scarlet Street (1945). 15/08/02
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