CINÉMATOGRAPHE 

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Michael SNOW
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La Région centrale Can. 1971 192' ; R., Mont., Comp. son., M. Snow ; Ph. Pierre Abbeloss.

    La machine "hyperactive", caméra sur bras articulé, omnidirectionnelle et rotative sur l'axe de l'objectif, en outre montée sur pied gyroscopique, balaie par panoramique horizontal et vertical jusqu'à 360° dans les deux sens en variant les distances, les vitesses et le point, modifiant à volonté l'échelle par zoom, un paysage vallonné, désert pierreux aux teintes sourdes où se distingue un lac, sous un ciel pâle avec pour seuls signes de vie, mousses et herbes rares. L'ombre allongée d'automne septentrionnal de la machine s'attrape selon un rythme  aléatoire : trace indirecte d'artefact désignant la main qui le gouverne, en l'occurrence par télécommande.      




          Ce "synopsis" n'est qu'une ébauche de description de la matière brute de ce qui s'agence, sur la base du panoramique, par le montage de longs plans-séquence et la composition sonore d'accompagnement. Une infinité d'images surgissant au fur et à mesure de la rotation de l'objectif sur son pivot. Comme le dit Béla Balázs : "le panoramique consiste à changer d'image sans recourir au montage". On est privé de la maîtrise du champ par le changement d'axe en continu. Mouvement, de plus, compliqué de zooms occasionnels, des panoramiques auxiliaires du bras articulé de la machine, et de la rotation de l'objectif sur lui-même : c'est l'exacerbation glorieuse du panoramique avec modulation sonore, jeu de la différence, accru par le montage des plans-séquence et, probablement l'emploi de caches optiques. Le comble de l'évitement des repères spatiotemporels. Tel est en effet l'enjeu.
   Alors se pose la question : l'anthropomorphisme de la synthèse cognitive de l'œil peut-il être déjoué par un dispositif mécanique comme semble en général le penser la critique à propos de ce film ? Mon hypothèse est que c'est impossible à terme, tout démantèlement critique ne pouvant procéder que d'une intention, fût-ce celle d'un accomplissement excentrique comme le voulait Snow lui-même. Mais on peut parler de jeu. Exercice ludique de déroute spatiotemporelle ou jeu d'esquive de la perception ordinaire organisée selon les schèmes de la raison pratique. D'où, déjà, ce lieu glacé, inculte et désertique, faux-semblant de virginité. Le jeu se porte d'ailleurs stratégiquement dans la durée filmique par un montage allant en complexification croissante du point de vue.

   Cela s'inaugure au premier plan-séquence (durée, environ 32') par un lent et minutieux arpentage en rotation spiralée par décrochements réguliers ascendants, dans le sens horaire, d'abord en plongée au pied de la machine - permettant même de distinguer des traces de pas dans la terre, signe humain sur planète inconnue ; de sorte que, s'écartant bientôt du centre, on croise par deux fois l'ombre portée au sol de l'appareil, dont la configuration est fonction de l'angle du moment.



Au fur et à mesure, des éléments du territoire de plus en plus éloignés du centre, tel rocher, un lac, entrent dans le champ, et ainsi de suite jusqu'au ciel plein-cadre. Lequel est parcouru du même mouvement imperturbable dans l'indécision des repères nuageux d'un ciel bleu presque uniforme, comme d'un quasi plan-fixe. Monotonie tenant sa valeur de la conscience d'un mouvement aussi aveuglément entêté que risqué.



   Le ronronnement régulier d'un moteur thermique constitue la mélodie fondamentale instaurant le monde sonore associée à la machinerie. Groupe électrogène ? Il n'est pas traité comme tel mais en tant que support acoustique du déroulé des images, encadré aux deux extrémités de la séquence par la délimitation d'un X, silencieusement en partie au début et à la fin de cette plage neutre, intercalaire. Mais à ce niveau premier se superposent d'autres motifs sonores sous la forme de signaux électroniques et, à certains moments imprévisibles, de petits impacts caoutchouteux très légers. Trois ou quatre niveaux imperceptiblement indépendants, de timbres et hauteurs différents. La rotation en plongée étant comme assistée par le ronronnement moteur d'arrière-plan, le décrochement de niveau, par intermittences, de l'objectif vers le haut s'annonce par un signal aigu quadripartite, et l'intervalle entre les décrochements ascendants est occupé par de légers affleurements sonores électroniques itératifs que l'on peut ranger dans la catégorie des bips timides.
    Ce dispositif sonore extradiégétique postule un spectateur virtuel dans une bulle transparente incluant la machine à filmer : paysage vu, pas entendu. Non sans un effet notable de la composition sonore sur l'appréhension visuelle. On l'a dit, les deux machines, caméra omnidirectionnelle et projecteur en salle ne peuvent échapper à l'anthropomorphisme. Il s'agit ici de les soumettre à un exercice critique. Avant que le X bornant les séquences n'ouvre la première d'entre elles, la tâche s'annonce solennellement par un signal électronique grave auquel répond un son ténu, comme un avertisseur sur le port répond à la sirène du bateau appareillant. Voyage implique humanité. De même qu'à la fin de cette séquence son œil s'exténue à sillonner vainement un ciel vide, la machine, en fait, mime les errements humains par un jeu de décalages dans la superposition des niveaux sonores en rapport avec l'image. Soumise à une rythmique indécise, la séquence sonore ponctuant délicatement l'intervalle varie en durée, la dernière unité parfois retardée téléscopant le signal du décrochement. Globalement, la bande sonore laisse une impression à la fois de stimulation sensorielle, de marche aveugle et d'incompétence. Pas à pas têtu vers un futur incertain. En bref le jeu se présente comme un cheminement exploratoire doté de puissants outils rivés à un stupide pivot.

   [33' env.] Reprenant à l'envers la combinaison précédente, le deuxième plan (durée, 8'36") montre, sous le bourdonnement régulier du moteur thermique, un ciel nuageux renversé, en panoramique antihoraire se décrochant par saccades vers le bas-cadre, ce qui fait entrer le paysage dans le champ par haut-cadre tête en bas.



Mais l'amplitude des décrochements s'est sensiblement accrue, et donc la vitesse de descente. La séquence est au départ stimulée par l'entremêlement ludique de deux signaux électroniques. Échange entre un aigu lisse et un grave à vibrato rapide, qui tentent maladroitement de se coordonner, entre eux et avec les décrochements verticaux du ciel, auxquels succède un panoramique vertical combiné avec le pivotement horizontal. Alors que le son grave prend de l'assurance sous la forme d'un triptyque accentué sur la finale, l'autre lui emboite étroitement le pas. La terre entre après moins de dix secondes par le bord supérieur, tandis que s'inverse le pivotement horaire du pied. La caméra effectue une demi-boucle jusqu'au bord opposé sous le ciel, dont elle suit un moment la ligne d'horizon dans la continuité du panoramique horizontal D-G, martelé par le signal aigu parfois trébuchant. Puis, accompagnée d'un nouveau signal sonore intermittent, intermédiaire entre le grave et l'aigu, auquel il se mêle en tâtonnant avant que cela ne tourne aux monologues affrontés, la caméra fait basculer le paysage en tournant à peu près six minutes sur elle-même en sens antihoraire, à vitesse variable, s'accélérant puis ralentissant à la fin, ceci combiné un moment au panoramique horaire par pivotement du pied, qui s'interrompt bientôt, laissant l'objectif en rotation sur lui-même se fixer jusqu'à la fin de la séquence sur le lac à l'horizon.



Ayant fini par éliminer le signal aigu, le signal de fréquence moyenne accélérant trouve, sous la forme de cellules rythmiques, un régime de croisière en rapport avec la vitesse de rotation de l'image dont le ralentissement progressif avec lequel il se synchronise marque le terme du plan-séquence. On voit que tout y simule, la tension entre l'organisation et l'accident. Le paradoxe parle assez de lui-même. Ce qui se concrétise dans la belle rythmique complexe d'estropié erratique de l'image sonore.

   [42' env.] D'abord vivement cadencé par le signal médium vibrant, secondé par le signal aigu, lisse, plus lent, d'allure laborieuse, le tout décalé du ronronnement sourd de base, le troisième plan (durée, 3' env.) lance un panoramique vertical, antihoraire rapide. Il décrit presque neuf tours s'achevant au ralenti sonore et visuel en plongée au pied de la machine dont l'ombre portée variable au sol a été saisie à chaque tour.



En réalité il est combiné avec les changements de sens réguliers du pied pivotant, de sorte que le trajet du panoramique principal est sinueux, sans pourtant jamais manquer l'ombre de la machine. Cependant la bande-son à trois niveaux perturbe la perception de la vitesse linéaire. Le signal medium seul ralentit conjointement au mouvement de la caméra, puis tente de se synchroniser à l'aigu avec des dérapages avant de faire silence, laissant l'autre se régler sur l'arrêt progressif du pivot.

   [45' env.] Durée de 7'33" env. pour le quatrième. Ponctués par les tempos décalés du moteur d'arrière-fond et du signal aigu répétitif, une trentaine de va-et-vient panoramiques horizontaux en rapproché sur un tertre du pourtour, d'amplitude irrégulière. Ils se déportent progressivement à droite, de sorte que, débordant au départ sur le ciel à gauche, on finit par six aller-retours en plein ciel à droite.



Chaque changement de sens est salué par un signal composite à raison d'une longue-deux brèves, et d'un simple plus aigu, avec lequel il pactise cependant en formant tierce, et qui empiète ultimement sur la plage intermédiaire du X de transition. Laquelle, par exception très brève, se détache sur le fond du ronronnement moteur de base.

   [52'42 env.] Le plan cinq (durée 7'11") démarre caméra renversée, en panoramique horizontal et antihoraire, scandé, en décalage avec les trépidations de base, par le signal aigu répétitif. Lentement, tout en se distanciant par zoom, défile horizontalement dans la moitié supérieure du cadre un paysage sombre de tombée du jour dominant un ciel encore clair. Le signal aigu s'étant fait presque imperceptible, après ralentissement du défilement succède une série de huit changements de sens annoncés par un signal grave au timbre de trompe, en des parcours dont la durée variable est brouillée par le jeu rythmique des niveaux de son. Pendant quelques minutes, le trajet se fait continu et semble s'accélérer par intermittence, accompagné du signal aigu répétitif coupé de silences sans interrompre les deux sons d'arrière-plan (moteur et aigu assourdi) pendant qu'alternent terre sombre et ciel clair, dont le zoom se plaît à varier en douce l'échelle. Le mouvement panoramique ralentit et bascule imperceptiblement dans le sens horaire continuant ainsi penché, avant, sous le signal sonore répété évoquant une sirène de navire, de pivoter deux fois autour de l'axe de l'objectif. Il s'immobilise après ralentissement, au moment où la ligne d'horizon se dresse verticalement dans la moitié droite du cadre. Accompagné du signal sonore médium répété, un panoramique antihoraire fait alors glisser la terre de gauche à droite dans le hors-champ. Y succède le ciel jusqu'à la ligne d'horizon verticale opposée, qui entre gauche-cadre et passe le non moins vertical bord opposé où luit le lac. Après un dernier tour à 360° où la terre est si sombre qu'elle fait presque volet, il s'immobilise toujours vertical et remonte en silence (en ne comptant pas les deux sons d'arrière-plan) par panoramique vertical horaire, la séquence s'achevant après un dernier passage du lac, occupant la moitié droite du cadre.



   [1h03 env.] Au sixième plan (durée 8' 43"), l'objectif braqué sur le ciel nuageux plein-cadre est en rotation antihoraire ponctuée par le signal électronique aigu. Précédé d'un signal sonore plus grave, un décrochement vers le haut s'opère environ six fois sans être régulier, ce à quoi s'ajoutent certaines perturbations dans la rythmique de la bande-son. Après un temps, le décrochement se fait panoramique vertical antihoraire continu, entraîné par le signal grave se répétant entrecoupé de signaux aigus agaçants, si bien qu'à vive allure mais en-deçà des limites de la netteté, la caméra décrit trois révolutions faisant alterner ciel et terre où paraît l'ombre de la machine.



Le mouvement s'arrête au ciel plein cadre où, sur avertissement sonore, la caméra se met en pivotement horaire sur elle-même, de sorte que, par la gauche (en sens inverse de la caméra), la terre vient occulter le ciel à l'exception d'un petit triangle dans le coin inférieur droit. Un léger décrochement vers le bas souligné d'un signal sonore, agrandit suffisamment celui-ci pour qu'une portion de ciel reste visible pendant la rotation, qui se poursuit pendant plus d'une minute. Un autre signal sonore semble alors commander l'inversion du mouvement rotatif qui se fait plus vif, si l'on en croit du moins l'allure pressante des signaux électroniques d'accompagnement. Immobilisation verticale après 45" de rotation, puis panoramique horaire sur la ligne d'horizon verticalisée dans la moitié gauche de l'écran, s'accélérant après 45", soutenu par la rythmique des signaux électroniques. De légères variations de zoom ou de panoramique horizontal modifient la proportion respective du ciel et de la terre dans le cadre, soit terre, soit ciel venant un moment donné occuper toute la surface de l'écran. Le plan s'achève en ralentissant ou plutôt, comme le suggèrent les accents traînards de la composition sonore, par épuisement. Tant d'effort, et d'application à corriger les trajectoires sont bien antinomiques à ce qu'on est en droit d'attendre d'un programme machinique.

   [1h12 env.] D'une durée inférieure à 11', le septième plan reprend le panoramique précédent à raison de trois boucles à vitesse moyenne scandées de signaux électroniques obsédants, mais affligées de ratés d'irrésolution au bout d'un tour. Au troisième tour et autant du lac, décrochement du mouvement marqué par un signal plus aigu à deux notes deux fois repris, et accélération du panoramique alors que le son conserve le même tempo. On mesure l'amplitude et la direction du décrochement lorsque la terre disparaît totalement dans le hors-champ gauche-cadre à un passage de moindre altitude, laissant un instant s'étendre le ciel plein cadre. À 2'34" environ du début de la séquence, avec un nouveau signal irrégulier, un peu plus grave que le signal ambiant, basculement de la masse terrestre, mise, l'espace d'une vingtaine de seconde, en rotation horaire, en amorce autour du cadre, y empiétant plus ou moins en fonction du relief défilant et s'achevant haut-cadre à l'envers, parallèlement aux bords horizontaux, avant de partir en panoramique horizontal antihoraire ;




c'est-à-dire en glissant latéralement en continu de gauche à droite, avec, en raison du relief comme indiqué plus haut, des passages plein ciel, à vitesse d'abord variable, imperceptiblement, en raison de la régularité du tempo sonore de base (le moteur) que double, tout en s'affectant ça et là de petits accidents, la cadence du signal électronique dominant.

   [1h22 env.] Même position dans le cadre et même mouvement (antihoraire) que précédemment au départ du huitième plan (durée, un peu plus de 10'), accompagné, outre le bourdonnement régulier de base, d'une petite série électronique aiguë itérative, évoquant une roue mal graissée, de nombre et rythme variables, qui s'assourdit soudain au bout d'une petite minute avant d'être, pendant quelque deux minutes au bout desquelles il s'éteint, recouvert en synchronisme par un signal plus grave à deux notes. Lequel marque le départ d'un panoramique vertical antihoraire se combinant à la rotation horizontale antihoraire, bientôt en sens inverse en un filmage hélicoïdal flageolant sur une vingtaine de révolutions alternant ciel et terre avec accélérations et ralentissements. La rythmique est une combinaison discordante de tempo sonore et de vitesse de défilement. Mais c'est bien l'expression du tempo sonore, tantôt vif, tantôt s'essoufflant harassé, parfois bancal, puis se rattrapant précipitamment, accélérant encore, cherchant un équilibre à vitesse moindre en marquant la cadence que renforce un tapotement sourd caoutchouteux, adoptant un rythme plus traînant parfois trébuchant, qui semble déterminer l'allure du mouvement de caméra comme errance. On croirait un fauteuil roulant arthritique assisté d'un lourd servo-moteur.

   [1h33 env.] Scandé par un signal sonore médium, au rythme ânonnant avec des sautes et des enjambements, jusqu'à s'essouffler de sans cesse devoir suppléer à la défaillance de ses forces, le neuvième plan (durée 14' env.) prolonge d'abord sur parcours terrestre le panoramique vertical antihoraire. Lequel s'inverse à chaque émission d'un signal aigu composé d'une longue et de deux brèves. Les deux niveaux sonores de premier plan se coordonnant en quelque manière, sans égard à la primordiale trépidation d'arrière-plan. Ciel et terre alternent à intervalles variant de 7 à 13", soit vitesse, soit distance. Après quelque huit passages en deux bonnes minutes, la stabilité harmonique et la coordination des niveaux sonores cafouillent. Alors que tombe la nuit, au va-et vient bientôt se combine le pivotement horaire du pied décalant notablement le champ à droite à chaque retour. À plus de trois minutes du début de la séquence, l'anônnement se double d'un faible signal aigu qui en épouse la configuration rythmique. Peu à peu, la terre étant tout à fait sombre, sauf au passage du lac reflétant le ciel, le double mouvement panoramique, vertical alterné et horizontal continu, se fait volet bas-haut en couvrant le ciel par intermittence dans son va-et-vient vertical.



Mouvement qui s'interrompt après environ douze minutes de parcours séquentiel, laissant se poursuivre plus rapidement, comme libéré, soutenu par un signal aigu répétitif, le panoramique horizontal sur une ligne d'horizon à mi-hauteur du cadre. On ne saurait faire tâche plus laborieuse, d'autant qu'elle est exposée aux accidents, et doit incessamment remettre sa quête absurde sur le métier. Loin de déjouer l'anthropomorphisme, il s'inspire de l'épuisante irrésolution du comportement humain.

   [1h47 env.] Nuit complète au plan dix (durée 4'32"). Accompagnée, sur arrière-fond ronronnant au premier plan sonore, par un signal de registre flûté, cellule quadripartite à raison, d'abord, de deux longues, suivies après un soupir d'une longue et d'une brève syncopée, puis permutant ces valeurs par des trébuchements, la caméra sur son assiette effectue des petits cercles, de façon à croiser la lune qui, pleine, décrit alors un arc dans l'angle supérieur droit, du haut-cadre au bord-droit.



Après moins de deux minutes, en même temps qu'un signal à hauteur de fifre se répète anarchiquement, une sorte de résonance de cloche sous l'eau, sans impact percussif, variant en fréquence et volume par à-coups, vient se superposer aux deux autres émissions sonores. Concomitamment, la caméra change de position, faisant passer la lune de bas en haut dans la moitié gauche du cadre selon un arc affecté de brusques déports, qui devient quasi-cercle tournoyant de plus en plus anarchiquement jusqu'à dégénérer en mouvements browniens. Aberrations trouvant leur équivalent sonore, véritable délire audio-visuel, dans le déchaînement respectif jusqu'à la tétanie de la "cloche" et du "fifre".

   [1h52 env.] Le plan onze voit défiler seize minutes durant une série d'images impénétrables, alternant les ciels uniformes et les terres obscurcies jusqu'au noir ou floutées en plan rapproché, et même de faux ciels d'un noir absolu, de sorte que le mouvement de la caméra n'est discernable que par inférence, ou au prix d'un effort d'attention dépassant la raison pratique. On ne peut même se fier à la bande-son sachant combien sa rythmique peut être dissociée de la vitesse de défilement de l'image. Fût-elle en l'occurrence parfois conforme à la bande-image, sous une apparence de régularité, elle suit son propre chaotique chemin. Le moteur de fond démarre avant que la croix du X ne laisse place à la séquence. Une cellule rythmique claudicante, bousculant en permanence la distribution des durées, lui emboite le pas, composée en synchronisme d'un son aigu moyen et d'un son grave vibrant, au timbre rugueux de crapaud. S'y adjoint une espèce de couinement coïncidant avec ses temps forts, en un cycle évoquant des tours de manivelle rouillée, qu'accompagnerait un héliconiste fourbu mais appliqué à la cadence jusqu'à en respecter les trébuchements.
   Le plan séquence commence par un écran noir éclairci par intermittences d'un faible halo plus clair décentré à gauche. Ce qui permet au bout d'une grosse minute de voir en silhouette noire un rocher qui, remontant la diagonale descendante du cadre, envahit tout l'écran ainsi retourné au noir.



Obscurité mise à profit pour, au demi-tour suivant, transformer le mouvement oblique en volet vertical bas-haut - panoramique antihoraire -, substituant à l'écran noir un ciel persistant une minute, et auquel succède un nouvel écran noir en volet vertical pendant environ une minute, puis ciel à nouveau qui sera oblitéré par la terre noire, cette fois par combinaison avec un vertical antihoraire d'un panoramique horizontal horaire le long de la ligne d'horizon. Dès lors, jusqu'à la fin, le panoramique vertical antihoraire fait alterner ciel et terre, à un rythme variant entre 33 et 49". Il s'allie avec un horizontal antihoraire, devenant horaire à mi-parcours du terrain pour chaque passage terrestre. Ce qui n'est vraiment sensible que sur la terre ici prise en gros plan flou plus ou moins sombre, le ciel étant trop uniforme.



La durée inusitée des écrans opaques relègue davantage les transformations du mouvement dans le hors-champ, auquel l'écran noir ajoute du hors-champ frontal ; toujours encore jeu d'esquive d'une intentionnalité qui ne fait que la renforcer.

   [2h08 env.] À peine 7' pour le douzième plan qui, sur la même rythmique sonore à trois niveaux en comptant le ronronnement sourd de base, reprend sur neuf révolutions le même panoramique complet, combiné à la rotation horizontale de la machine dans les deux sens, ce qui, on l'a vu, n'est discernable que durant le passage de la terre, dans la mesure où le ciel ne comporte aucun repère. Bien que, alors que la terre est sombre et floue, celui-ci soit maintenant plus expressif, comportant des traces nuageuses et affichant un bleu plus intense à mi-parcours, qui blanchit à l'approche de la terre, sans doute en raison de l'éclat d'un soleil bas.



   La régularité, cependant, n'est qu'apparente. Une brève distorsion de fréquence sonore la dément dès la deuxième révolution. Elle précède la "montée" dans le cadre de la terre par le bord inférieur, dont le mouvement vertical s'inclinant à droite sous l'effet combiné du panoramique horizontal se ralentit conjointement à la rythmique sonore qui, au troisième retour du ciel, semble avoir du mal à suivre et traîne la patte. Mais un signal strident de l'ordre du sifflet sans roulette, marque énergiquement le pas à cadence binaire (brève-longue), entraînant avec lui toute la cellule rythmique, laquelle retourne à son apathie au bout de quelques secondes, dès que le "sifflet" se tait. Même jeu au cours des cinquième et septième révolutions : le complexe sonore se laisse entraîner par les ordres brefs du signal sportif mais retombe en léthargie quand il fait silence. Ce qui, à la septième, est dissocié de l'image, qui défile à grande vitesse. À la huitième révolution c'est le sifflet qui est entraîné, à l'inverse, par le groupe plus grave, tandis que la terre défile à toute vitesse en flou.
   Tout se passe comme si l'on avait affaire à des individus indisciplinés. Certains s'obstinent dans leur lubie, sans s'occuper du reste, d'autres, tout en étant très dépendants du système, ne veulent en faire qu'à leur tête et s'emparer du pouvoir, ce qui dure jusqu'à ce qu'ils soient supplantés par un autre écervelé.

   [2h15 env.] Courant sur moins de onze minutes, le plan treize contraste avec le précédent par sa belle lumière et sa netteté, opportunité de saisir aux passages l'ombre portée au sol de la machine.




Il s'agit encore, à raison (sauf erreur) de quatorze révolutions à vitesse lente et uniforme, d'un panoramique vertical antihoraire dévié successivement dans les deux sens par le pivotement central du pied, d'où résulte un trajet sinueux. Sauf que le mouvement est parfaitement discernable dans des ciels vaporeux.




La bande-son donne le ton dès la croix de délimitation séquentielle, un appel rauque itératif de sirène à deux temps lourdement accentué sur le premier, de fréquence moyenne, auquel se colle bientôt au passage du ciel bleu un signal strident qui ne va pas le quitter. Comme l'aveugle et le paralytique, ils se soutiennent mutuellement, c'est-à-dire sur les rotules, avec sautes et trébuchements de rattrapage.

   [2h 26 env.] Le plan quatorze (durée 15' env.) commence tête en bas par la terre, en panoramique vertical antihoraire combiné au pivotement horizontal antihoraire, puis horaire à mi-parcours du terrain, y saisissant au passage l'ombre portée de la machine juste avant d'atteindre le ciel. Concomittants d'emblée sur deux occurrences, les deux signaux sonores précédents se perdent en se dissociant deux fois à raison d'une longue, de fréquence moyenne, succédant à une brève aiguë, avant d'accorder leurs violons en se donnant à nouveau la main. Ils tentent ensuite de régulariser le tempo modéré, non sans pertes d'équilibre, aussitôt résolues en danse d'un pied sur l'autre, dont la balourdise tient au timbre traînant d'hélicon de l'accompagnement sonore. Ce qui imprime un balancement claudicant à la figure rythmique. À la troisième révolution cela se complique en raison de déviations et rebroussements brusques du pivot, à en perdre le nord.
   Mais le nord, nous y sommes ou presque ; il serait vain de vouloir le chercher dans une direction quelconque. Le seul repaire sûr, la région centrale sans doute, est l'ombre de la machine, croisée par intermittences. Il y a aussi l'avertisseur sonore, signal aigu annonçant avec insistance les bifurcations ou les rebroussements. Certes la bande-son est quelque peu décalée (pas plus que l'ombre ne l'est de la machine), ce qui nous invite à prêter attention, tout aussi vainement, à ce paysage sans repos. Voilà que la caméra se met à faire des cercles antihoraires - dans un plan vertical, terre et ciel alternant - tout en glissant latéralement en panoramique horizontal, parfois dans un sens parfois dans l'autre, de sorte qu'on ne revient jamais au même point. Difficile à situer comme figure remarquable. Trochoïde à trois dimensions ? S'il y a un mathématicien dans la salle, qu'il se fasse connaître !
    Il en résulte des rebroussements subreptices : la terre surgit du coin inférieur droit, faisant, en arc, volet, en basculant bas-gauche, dégageant un bout de ciel dans le coin inférieur droit, qui suit le même parcours à s'étendre plein cadre en tournoyant, suivi de la terre sur le même tracé depuis le coin inférieur droit. Autrement dit, au lieu de revenir à son point de départ après révolution complète dans le plan vertical en passant à mi-parcours par le point cardinal opposé à celui de départ, le panoramique s'infléchit de façon à revenir en décalé par rapport à ce dernier. Mais au signal strident à trois temps, juste après le passage de l'ombre de la machine, le mouvement s'inverse décrivant, accompagnées du même motif rythmique, les mêmes figures de volet spiralé. Mais à nouveaux frais, du coin supérieur droit au gauche, dégageant un ciel plein cadre dont le mouvement de rotation en translation latérale se décèle par l'intensification puis la décroissance de la lumière solaire.
    Finalement les cartes sont brouillées. On aura beau se faire ça et là des repères : un lac, un rocher témoin qui revient en plan rapproché, une falaise, des blocs de pierre brisés posés sur la crête du pourtour et se détachant sur le ciel, une roche plate affleurant au sol, un monticule en forme de baleine échouée, et sur tout cela la direction des ombres.

rocher témoins


Mais impossible de reconstituer vraiment le trajet qui nous y mène. Même si, à la fin de la séquence, le pivotement central se stabilise peu à peu en panoramique horizontal après avoir progressivement amenuisé l'amplitude du panoramique vertical. Délimité par le compas du bras articulé comme la surface bombée d'une petite planète, le champ est méthodiquement arpenté sur son pourtour au rythme d'un roulement de vieille poussette toute rouillée.

   [2h40 env.] Plan 15 (durée, 2' env.). Ça démarre en pano horizontal horaire niveau lac, au bourdonnement maintenant rapproché du moteur thermique tournant dès la croix, auquel répond la pulsation d'un signal strident étiré. Mais un coup de sifflet sportif est suivi d'un zoom avant sur un mur de rochers bordant la scène, qui défile en flou à vitesse accrue, contre-rythmé par la lente série stridente. Un faux-pas de celle-ci coïncide avec l'apparition d'une zone buissonneuse du parcours. Après quoi on tombe sur de la terre caillouteuse, qu'au coup de sifflet un zoom arrière échange contre la série des blocs brisés se détachant sur la crête du pourtour élevé couvert d'ombre vespérale. Voici la baleine échouée et, le pano s'alentissant, accompagnement sonore encore plus poussif, on arrive aux affleurements rocheux plats, pour terminer par le lac.
    En somme, encore un bête tour complet lancé avec assurance au départ mais, au signal injonctif suivi d'un zoom-avant avide, prenant de la vitesse en une myope frénésie, que freine une sonnerie électronique routinière. Parcours toujours aussi terne, qu'un panoramique arrière, au signal toujours, tente de remettre en perspective. En bref, la subjectivité, de n'être pas le fait d'un personnage représenté, s'affirme avec force comme principe immanent.

   [2h42 env.] Plan 16 (durée, 27' env.). La pellicule est renversée en miroir par rapport aux plans précédents comme on peut le constater en y comparant l'orientation.




Sur fond de ronronnement motorisé au premier plan sonore, un panoramique horaire horizontal accompagné d'une cellule sonore aiguë étirée, à raison de trois puis quatre longues-une brève accentuée, exécute plusieurs tours du plateau. Avant la fin du quatrième, prenant sous forme de pulsations régulières le relais, le mode "sifflet", de fréquence moyenne, accompagne un zoom-avant en même temps que le panoramique s'accélère. Le champ constitué de vallonnements bleutés s'étend alors dans la distance, au-delà du pourtour de ce qui constitue jusqu'ici le terrain cernant la machine. Le son médium de sifflet rend bientôt la place à l'accompagnement plus aigu. Lequel ralentissant est à nouveau coupé par le sifflet (ce qui peut se dire à l'inverse). Un timide signal aigu prend le relais à raison de quatre ou cinq longues bien espacées suivies d'une brève, changées bientôt, avec l'accélération du pano, en un groupe quadripartite d'une longue-une brève, deux fois, truffé de faux-pas. Alors que le son moteur passe au premier plan, le paysage niveau lac se rapproche par zoom et le pourtour proche défile lentement. Après plus de deux minutes et six tours, au niveau lac, le paysage ciel compris, en amorce, se met en rotation horaire dans le plan vertical, autour d'un axe se déplaçant dans le cadre, de sorte que la terre peut occuper une portion mouvante, variable, du champ jusqu'à exclure le ciel. Entretemps, le signal de fréquence moyenne a reçu l'assistance du timide, qui se greffe sur son rythme de deux longues-deux brèves affligé de soupirs et trébuchements. Au bout de quatre minutes, le tempo sonore s'accélère et la figure rythmique se complexifie. Une minute et demie après (à 11' env. du début de la séquence), un carillon plus basse fréquence, de résonance prolongée, prend en marche le train, sonore autant qu'invisible, modifiant son régime en se calquant sur lui. Après encore quelques tours supplémentaires, sur des sonorités rugueuses, le tempo se fait traînant comme épuisé par ce jonglage astral. La terre quitte alors le cadre laissant le ciel tournoyer avant de revenir dans un mouvement apparent de bielle-manivelle témoignant nettement du combiné rotation-translation. L'amplitude accrue du mouvement entraîne une alternance du ciel et de la terre sur un rythme sonore suggérant un système d'intrications articulées mal entretenu, propre à lui-même se déconcerter. Maintenant en plan rapproché, donc rejeté en grande partie hors-champ, puis changeant constamment de sens, sous tension de brusques changements de tempo sonore avant d'adopter un rythme uniforme de plus en plus vif, le mouvement de bielle se fait totalement frénétique et délirant, écran balayé comme l'éclair de courts panos flous en tous sens. Puis, phases de ralentissement au son, et bref pano horaire horizontal bifurquant en pano vertical antihoraire sous les ahanements de signaux longs harassés se succédant en pulsations régulières troublées de micro pertes d'équilibre, longuement sur le ciel où vient se détacher un soleil voilé bientôt dissous dans une lumière opaque. Une poussée d'avertisseur aigu inaugure la coda suivie d'éclats de lumière colorée en jaune puis rouge sourd s'assombrissant sous une autre poussée sonore laissant derrière elle une traînée au timbre de cymbale. La croix conclusive paraît, soulignée par une sonnerie prolongée, déchirante, au vibrato grave de trombone, sur fond noir d'abord puis vert tandis que, salué par le petit bip, le moteur reprend de l'ampleur. Vert à nouveau, coup de sifflet véhément, écran noir, moteur coupé. Que d'histoire pour mettre fin ! Comme d'une résistance traduisant le cuisant regret d'une tâche inaccomplie.
      Conclusion : On ne saurait, sous prétexte de machinisme, parler de désubjectivisation, tant s'en faut ! Bien au contraire s'impose, en ce jeu prémédité du dysfonctionnement, la fantasque voix d'un maître d'œuvre. 11/06/23 Retour titre