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Cadet d'eau douce (Steamboat Bill Jr) USA Muet N&B 1928 70' ; R. C. F. Reisner ; Sc. Carl Harbaugh ; Ph. J. Devereux Jennings, Bert Haines ; Pr. Joseph Schenck ; Int. Buster Keaton (William Canfield Jr), Ernest Torrence (son père), Marion Byron (Kitty King), Tom Lewis (le matelot), Tom McGuire (King).
L'étudiant bostonien William Canfield Jr rend visite à son père "Steamboat Bill", rude patron du Stonewall Jackson naviguant sur le Mississipi à River Junction. Il retrouve sa condisciple Kitty, la fille du banquier King dont le superbe steamer "King" concurrence l'antique Stonewall ("mur de pierre") Jackson. Bien que malingre au goût d'un père physiquement imposant, William est initié à la navigation. Son papa est emprisonné pour avoir agressé King, qui avait fait interdire de navigation le Stonewall comme dangereux. William remonte dans l'estime paternelle en tentant de le faire évader, mais assommé par le shérif, il se retrouve à l'hôpital. Une violente tornade éclate qui détruit l'hôpital et coule le King. William sauve Kitty en dérive sur une maison emportée par le fleuve en crue, délivre son père à lui en coupant en deux la prison flottante au moyen de l'étrave du Stonewall, qu'il maîtrise à lui tout seul par des moyens ingénieux, puis porte secours à King accroché à son épave. Les ennemis se serrent la main, mais William replonge soudain pour ramener un prêtre dans une bouée.
Récit initiatique donc, mais d'une liberté digne du burlesque, cet opérateur privilégié de la mémoire sensorielle de l'enfance.
L'abondance d'eau n'est pas sans rapport avec l'univers amniotique. De plus, en référence à un stade ultérieur, William est aux prises avec des problèmes scatologiques, les outils enfermés dans le pain tombant derrière lui dans l'eau de pluie qu'il a répandue dans la prison. Dépôts suspects, liquides et solides, que le shérif examine ostensiblement.
Il semble de plus découvrir les propriétés du réel à son détriment en commettant des maladresses toujours inventives, à commencer par l'œillet blanc choisi comme signe de reconnaissance à l'intention de son père, mais précisément le jour de la fête des mères où tout le monde l'arbore. Sa méconnaissance des lois physiques l'amène à percevoir certains événements sans cause : Kitty apparaît soudain dans la rue parce qu'il ne l'a pas vue arriver, comme s'il en était resté à la vision panoramique réduite de la petite-enfance. La tornade, en bouleversant les repères du monde physique, remet en cause les catégories cognitives. William se trouve sur un lit emporté par le souffle de la tempête dans une écurie entre deux rangées de chevaux qui l'observent ironiquement de leur boxe. Après quoi il vogue dans les airs à califourchon sur un arbre déraciné. Les constructions ne sont plus d'équerre, et son corps quand il affronte le vent adopte une absurde obliquité. Les accessoires d'un illusionniste trouvés dans les ruines d'un théâtre lui font perdre le peu de sens commun subsistant. Cependant en vertu de la logique providentielle infantile, le pignon qui devait l'écraser en s'effondrant est percé d'une lucarne à travers laquelle il passe exactement.
La notion d'apprentissage est particulièrement sensible dans la familiarisation du steamer. Au début, William descend sur les fesses du poste de pilotage situé au sommet du "château" et tombe cul par-dessus tête en une série de rebonds désopilants. À la fin, c'est en trois bonds souples qu'est dévalée la série empilée, remontée ensuite avec la même aisance. Le progrès est d'autant plus marqué que le steamer cadré frontalement évoque une tête géante qui rend le héros minuscule et valorise sa performance. L'adresse n'a rien à envier à l'ingéniosité lui permettant de maîtriser seul le bateau en reliant le poste de pilotage aux commandes situées dans les cales au moyen de cordages : témoignage d'une liberté redevable quasiment à une véritable tabula rasa de la cognition.
Un autre aspect intéressant réside dans l'usage très moderne de la caméra. Notamment de la grue et du panoramique, excellents auxiliaires de l'étrangeté précognitive permettant, en balayant l'espace à 90°, de briser l'extrapolation linéaire ("le panoramique consiste à changer d'image sans recourir au montage", Béla Balazs"). Autrement dit, le panoramique est un mouvement d'appareil imprévisible, donc plus naturel que toute autre figure technique. Un exemple : le bus décapotable du Stonewall dépose William, son père et le matelot en ville. On les voit en plan d'ensemble se garer dans la rue à travers une vitrine puis descendre du véhicule. En plan moyen, ils se dirigent gauche-cadre et sortent presque tous du champ. Puis rentrent dans le champ droite-cadre en plan d'ensemble. Un panoramique les accompagne le long de la vitrine jusqu'à la porte lui faisant suite. Comme ils entrent dans le hall, le même mouvement de caméra continue de les accompagner à l'intérieur tandis qu'ils traversent la pièce perpendiculairement à leur mouvement initial, jusqu'à une porte en face de la précédente, portant l'enseigne "Barber Shop" : il s'agit de la boutique du coiffeur donnant dans le hall commercial séparé de la rue par la vitrine initiale.
D'autres usages du panoramique témoignent de la même maîtrise, sans nulle gratuité. Le même bus ramenant au début nos amis de la gare, un panoramique l'accompagne depuis le démarrage, jusqu'à ce qu'il croise le cabriolet de Kitty venant de Boston. Un panoramique inverse accompagne alors Kitty jusqu'au domicile de son père situé à peu près au point de départ : ce qui permet, avec une pointe de logique burlesque, de combiner l'économie de moyen avec le symbolisme du croisement sentimental et narratif. Quant au petit panoramique haut-bas partant en gros plan et plongée du paquet de cacahuètes abandonné sur le lit de Bill et s'achevant au sol sur les épluchures qui blessent comiquement les pieds nus du père, il est ironiquement saccadé.
Mais le travelling horizontal n'est pas pour autant linéaire non plus. Il suffit comme c'est ici le cas, après un long travelling horizontal gauche-droite accompagnant Bill, qui présente son œillet à une série d'hommes disposés le long d'une barrière, de passer à un autre plan, fixe, dans lequel Bill pénètre gauche-cadre (raccord-mouvement), mais après un laps de temps suffisamment marqué pour briser le mouvement linéaire, et ménager un trou d'incertitude dans la logique narrative.
Tout ceci suppose une conscience artistique(1) d'un hors champ parfaitement intégré dans l'espace burlesque du film. Dans la scène de l'achat du chapeau, le miroir étant censé se trouver à la place de la caméra, Bill est face-caméra entre le chapelier à sa gauche hors-champ et son père à sa droite dans le cadre. Les mains du commerçant le coiffent à chaque fois d'un modèle différent que le père saisit et lance dans le hors champ gauche-cadre.
Tout bon burlesque cependant s'ancre dans une réalité, et d'autant plus qu'il appartient à une forme invraisemblable de la réalité - la réalité précognitive. Grâce à la profondeur de champ, l'univers de la ville offre une forte présence. Il se passe toujours quelque chose à l'arrière-plan, et souvent à plusieurs niveaux, ponctuant une profondeur vertigineuse. Effet souvent cité à propos d'un Welles, qui n'a en l'occurrence rien inventé à cet égard, ni même Renoir, qui l'a précédé.
Mais, ce qui est moins connu et aussi important, est ce même type d'effet de réel accompli cette fois dans les bords du cadre : lorsque Bill voit soudain Kitty surgir miraculeusement devant le bureau de poste sans cause apparente, paraît un court instant, à l'arrière-plan, un buste de femme encadré dans un fragment de la fenêtre en amorce gauche-cadre.
Tout cela serait finalement peu de choses si ce n'était au service de l'émotion. Le début de la dernière séquence en témoigne grâce à une excellente direction d'acteur : en plan moyen le père assis par terre étreint le fils accroupi qui vient de le sauver. Soudain Kitty rentre dans le champ droite-cadre et, s'accroupissant, a un geste de tendresse envers Steamboat Bill, aussitôt réprimé quand elle prend conscience de son audace. De son côté le père d'abord interdit finit par manifester son affection à son tour.
Il s'agit donc bien d'un grand Keaton, même si, en raison notamment de l'abus des effets spéciaux associés à la tornade, ce n'est pas le meilleur. 17/11/02 Retour titres