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Broken Flowers USA VO 2005 105' R. J. Jarmush ; Sc. J. Jarmush ; Ph. Frederick Elmes ; M. Mulatu Astatke ; Pr. John Kilik, Stacey E. Smith, J. Jarmush, Jean Labadie ; Int. Bill Murray (Don Johnston), Jeffrey Wright (Winston), Sharon Stone (Laura), Jessica Lange (Carmen), Julie Delpy (Sherry), France Conroy (Dora), Tilda Swinton (Penny).
Vrai Don Juan, célibataire sur le retour vivant de ses rentes après fortune faite dans les ordinateurs, Don Johnston reçoit une lettre dactylographiée sur papier rose, non signée, au moment où sa maîtresse Sherry le quitte.
Une ancienne conquête y annonce qu'il est père d'un garçon aujourd'hui âgé de dix-neuf ans. Winston, un ami noir, voisin passionné d'énigmes policières, le pousse à le retrouver. Il suffit de rendre visite à ses anciennes maîtresses et de ramener leurs machines à écrire pour identifier la lettre. Malgré les refus formels de Don, le gentil voisin trouve les adresses par Internet et organise le périple, réservant places d'avion, voitures de location, chambres d'hôtel. Le candidat à la paternité rétrospective devra être vêtu correctement et être muni de fleurs. Se laissant faire finalement, Don entreprend le pèlerinage à travers les USA.
Laura, la première, l'accueille comme s'ils ne s'étaient jamais quittés, jusqu'au lit partagé. Elle a bien eu un fils, qui s'est tué en voiture, mais d'un mariage postérieur. Le mari de Dora, la deuxième, invite civilement l'ancien amant de sa femme à dîner. Il s'ennuie à mourir chez ces paysagistes enrichis, pour finalement apprendre qu'elle n'a jamais eu d'enfants. La troisième, Carmen très occupée par son métier de communicatrice animalière le reçoit impatiemment entre deux visites, le temps d'apprendre qu'elle n'est mère que d'une fille de seize ans. Il repart avec les fleurs, rendues par la secrétaire. Penny, la quatrième le fait dérouiller par son grossier compagnon. Bien que Michelle la dernière soit décédée, il va déposer un bouquet sur sa tombe.
En débarquant à l'aéroport à son retour il remarque un jeune individu qui semble attendre. Le lendemain, arrive chez lui une lettre rose dactylographiée de Sherry qui déclare l'aimer toujours. Tandis qu'il fait dans un café son rapport critique à Winston, soupçonné d'avoir monté cette affaire de toutes pièces, il aperçoit à l'extérieur le jeune homme de la veille. Il va lui proposer un sandwich. Une conversation amicale s'ensuit. Un petit ruban rose orne son sac à dos, fixé là par sa mère, précise le garçon. Don lance alors : "Je sais que tu crois que je suis ton père". Devant cette incongruité, l'autre prend la fuite. Don se retrouve encore plus seul que devant.
Voilà un conte traité en road-movie sur la base d'une lente progression évoquant une quête fondamentale. Le découpage des extérieurs guidé par le mouvement et les changements de direction de la voiture focalise une subjectivité expectative qui, mesurant chaque instant inscrit dans une portion d'espace, accentue rythmiquement le parcours comme valeur morale. La durée des plans fixes sur le visage de Don est en phase avec le travail intérieur supposé.
Il s'agit, pour quelqu'un qui n'a pas construit son existence affective, comme l'indique l'air désabusé en accord avec la tristesse de la grande maison vide et sombre, de trouver sur le tard un sens à la vie. La force de l'enjeu est telle qu'elle surpasse la volonté du héros. Il refuse d'abord de relever le défi, prétendant avoir déchiré la lettre, mais, à son corps défendant, a déjà investi sur un possible héritier et le pli se trouve bien dans sa poche.
La gigantesque Poste telle qu'elle apparaît au générique, est proportionnée aux difficultés de l'entreprise. Dès lors l'attention de Don se porte sur les indices avec une acuité traduisant un secret espoir : un jeune homme rencontré dans un bus, des panneaux de basket dans les jardins, les bolides voyants garés chez Laura. Jusqu'à être abusé par une cohérence fortuite des indices, laquelle participe d'une énonciation malicieuse, introduisant un jeu d'indécidable dans la rigueur démonstrative du récit : la couleur rose toujours associée à chaque rencontre.
Lolita, la fille de Laura qui provoque sexuellement le sexagénaire est une citation comique de Kubrick-Nabokov, fausse piste parodique donnant le ton. Mais les indices d'un éventuel coup monté sont tout aussi fallacieux : le chien de Dora portant le nom de son ami noir par exemple. Le récit, du reste, organise graduellement la désillusion par une série régressive allant de l'affection amoureuse à la mort : Laura, Dora, Carmen, Penny, Michelle. La lettre de Sherry à la fin nous fait revenir en boucle au point de départ en apparence : en réalité avec un décalage de spirale, celui induit par l'échec.
Sherry pourrait être l'auteure de la première lettre, en tous points semblable à la dernière, et l'image incite à le croire par la ressemblance du coloris du tailleur qu'elle porte au début avec la lettre croisée en quittant la maison sa valise à la main. Mais c'est encore une fausse piste : elle est trop jeune pour être la mère d'un garçon de dix-neuf ans.
Il faut donc l'accepter comme un subterfuge, qui est le moteur du récit. Ce genre d'anomalie n'est pas gênant dès lors que l'accent porte sur la fonction plus que sur l'objet. Avec les invraisemblances elles peuvent même être des échappées sur l'imaginaire qui est la respiration nécessaire à tout naturalisme. Ainsi la machine à écrire est un parfait anachronisme, souligné par le rôle des ordinateurs dans le film. Mais cela donne force à l'actualisation affective d'un passé où le traitement de texte n'était pas accessible à la masse.
Comment une telle création originale de l'auteur de Permanent Vacation peut-elle à ce point en définitive manquer d'audace ?
On peut y voir au moins deux raisons. Le caractère moraliste des soubassements éthiques, qui ne font pas le poids dans un monde où l'inquiétude cruciale porte sur des enjeux planétaires. Le deuxième aspect découle directement du premier. À questionnement tiède, formulation sage. Tout projet nouveau de l'esprit suppose une remise en question du vieux langage modelé sur des certitudes dépassées. L'art, c'est ce qui fait éclater les codes en vigueur en s'émancipant des structures prévisibles, relevant en l'occurrence de l'ordre narratif.
Or toute la performance artistique s'ordonne ici à la narration. Après avoir louché du côté du cinéma indépendant new-yorkais des sixties, Jarmush chaussa des lunettes correctrices. On ne voit donc pas pourquoi le film est dédié d'une part à Jean Eustache, dont les globes oculaires étaient tournés vers l'intérieur, et d'autre part - indirectement, par l'allusion à Broken Blossoms - à Griffith, dont la puissance du génie créateur contribua de façon décisive à l'investiture de l'art du cinéma. 23/09/05 Retour titres