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Bresson.

Les Dames du Bois de Boulogne1

   Deuxième long métrage de Bresson, Les Dames du bois de Boulogne vient trop tôt (1945) pour représenter sa maturité artistique. Les acteurs y sont professionnels, Maria Casarès notamment dont la voix a des accents par trop expressifs (roule-t-elle bien les rrr dans la conviction !), le dialogue de Jean Cocteau comporte certains morceaux de bravoure2 lui donnant la vedette au détriment de l'unité du tout, la musique auxiliaire a un rôle tout à fait classique n'excluant pas l'effusion lyrique, l'éclairage même se ressent quelque peu de l'influence expressionniste. On est encore loin de la rigueur minimaliste d'un Pickpocket (1959). Mais l'essentiel est déjà là, en ceci que l'image donne plus que ce qu'elle présente3, car tout est dans les interstices4. Surtout, l'ébranlement affectif provenant de cette richesse sous-jacente a une portée éthique forte : il enseigne que la pureté peut avoir les apparences de la dépravation, et que l'amour est la valeur suprême.   
   Agnès est victime d'une double malédiction. Une société régie par l'argent et une mère ruinée qui, au lieu de la protéger, s'acharne vainement à maintenir leur niveau de vie en vendant les charmes de sa fille à la société fortunée. Pire, appartenant à ce même milieu, Hélène, l'amie des temps fastes va, 
aux détriments de la jeune femme, tirer profit de cette situation afin de se venger de Jean qui la plaque. Mais ce ne sont là que les données de surface du film qui se démultiplie en profondeur en un dispositif émotionnel et imaginaire inouï. Car le choix des images, des sons et des mots du dialogue s'y orientent toujours selon l'écriture de manière à mettre en jeu les éléments d'un conflit implacable entre les forces aveugles d'un monde cruel et celles de l'amour incarnées par Agnès, qui cherchent à se frayer un chemin dans un milieu hostile. Le filmage est entièrement sous la dépendance de cette donne.
MYTHOLOGIES
   Hélène représente le pôle négatif, bien qu'elle-même souffre d'amour et qu'il ne faille pas tenir cette polarisation commode pour l'expression d'un manichéisme, absolument exclu chez Bresson. Elle incarne une puissance redoutable aux pouvoirs illimités. C'est Hélène5, la princesse grecque qui provoqua une guerre légendaire et sanglante entre deux nations. "Hélène, vous avez tout lâché, tout sacrifié pour un amant qui ne vous aime plus !" s'exclame Jacques, résumant l'épisode troyen. Le majordome ouvre en grand la porte à deux battants et l'espace semble se déployer devant elle. L'étendue de son empire est comparable à celui de l'impératrice Catherine la Grande à laquelle elle s'apparente par sa toque de fourrure et par ce gigantesque secrétaire ancien du salon, quadrillé de tiroirs, couronné d'une rambarde à jours, et surmonté d'une ombre tubulaire comme un grand poêle de faïence caractéristique. Le même cependant, rappelant les meubles à secret de la Renaissance, introduit la figure maléfique de Catherine de Médicis, autre mythe composant en sous-main le personnage, toujours vêtu de longues robes surannées à manches ballon. Figure funèbre, le domestique en jaquette noir dépose un bouquet de fleurs sur la table, un léger panoramique à gauche allant cadrer une partie du secrétaire. Les balustres du balcon entr'aperçu à travers la fenêtre empruntent au palais italien, et le linteau de la cheminée supporte une pendule Renaissance. À l'avant-plan une table base couverte de divers flacons. Jean sirote son thé avec un bruit marqué de déglutition, en contraste significatif avec Hélène. Qu'elle porte la tasse à ses lèvres et un contrechamp cadre les récipients. Pas un instant on ne l'a vue en avaler une goutte. Au départ de Jean, un travelling arrière découvre sur la table basse la tasse encore pleine. Puis la bonne, une paire de gants à la main : "Monsieur a oublié ses gants. Faut-il les lui remettre demain ?". "Il ne viendra pas demain6", répond d'un ton lugubre la femme blessée. Autant d'allusions à l'empoisonnement, et aux gants empoisonnés du temps de Catherine de Médicis. Le jeu de mots sur remettre (=renfiler) suggère que la dose de poison n'est pas encore suffisante. Lorsque, dans sa robe ukrainienne valant soumission au pouvoir impérial russe, Agnès s'effondre en pleine euphorie de la danse, la caméra cadre au mur l'ombre d'un pot à remèdes, réplique de celui du vestibule d'Hélène, laquelle assure elle-même à un moment pouvoir "aider le hasard."7
   Désignée par Jean à vanter "ses charmes de magicienne", la faiseuse de sortilèges incarne Circé et ses voyageurs captifs ou changés en pourceaux. D'où, imploration suggestive de l'amant : "laissez-moi partir, Hélène !" Après le thé le chien revient de la porte à peine franchie par Jean, comme sa métamorphose. "Il n'y a plus de 
remède8" déplore-t-elle par une belle ironie filmique, son ex-amant fou d'amour pour Agnès étant tout à fait dans ses rets. Un vieux balai de ceux que chevauchent les sorcières se dresse dans l'appartement qu'elle a réservé à ses "protégées".
PIÈGE
   "J'appelle ça une prison" s'exclame Agnès lucide. Mère et fille sont bel et bien prisonnières. La fille tentera de se libérer par un numéro de danse aérienne, mais ses mouvements sont circonscrits dans les limites que lui assignent la caméra interposant au premier plan le surcadrage d'une porte intérieure, puis de la fenêtre que ferme sa mère pour empêcher l'oiseau de quitter le nid.
   Que cet appartement soit un piège, c'est clair dès la visite où devant le piano se tient une table ronde dont les deux pans du plateau sont rabattus comme les volants d'un tutu surmontant des pieds haussés sur la pointe des roulettes. Le vieux balai appuyé sur la table complète le rébus fatal par le calembour suggéré : ballet. En manœuvrant l'interrupteur de la salle de bain la mère provoque le même claquement sec amplifié en détonation que le raccord son d'anticipation des claquettes ponctuant la déclaration d'Hélène : "Je me vengerai !". La terrible mère est véritablement son auxiliaire. Ce tablier de toile grossière dont elle s'affuble est attibut de bourreau. Agnès en se débattant ne fait que resserrer les liens. Bondissant de joie d'avoir trouvé du travail, elle annonce à sa mère : "Ma chérie ! Nous sommes sauvées !" mais c'est le bruit des planches qui fait écho. Son dégoût de l'amour vénal associé à la danse donne la mesure de cette fatalité. Il s'exprime dans le claquement obscène d'un bouchon de champagne très exactement coordonné avec le baiser que lui inflige son cavalier après le spectacle.
MORT
   Hélène également pactise avec les forces de l'enfer dont les puissantes flammes cornues, émergent dans sa cheminée. La glace ne reflète que Jean bien qu'elle soit présente à ses côtés. Tout semble l'attirer vers le bas, le style dégoulinant de sa table noire à téléphone comme les lignes tombantes de la Panhard "Dynamic" tous feux éteints dans la nuit parisienne, la roue de secours postérieure comme une couronne mortuaire, cela corroboré par le decrescendo musical en mineur et l'angle plongeant de la caméra sur le visage encadré de cheveux noirs de la "sorcière".
   Elle évolue dans un monde irréel. Tout y est trop facile. La caméra précède les mouvements. Les domestiques silencieux et effacés épargnent tout effort. Sous un surplis noir combiné avec la rampe arquée la vengeresse gravit les marches de l'appartement comme la mort munie de sa faux. Son collier de perles mime les dents du rictus de la mort auquel fait écho le clavier ouvert du piano de la "prison". Dans le grand appartement vide de la déchéance, elle croise le signe magique de deux cadres vides entrelacés en sceau de Salomon. Tout indique le monstre malfaisant. "Je suis un monstre" confessera-t-elle. Par un effet de l'arrangement des plis de sa pelisse de fourrure, elle tend une énorme patte velue de fauve ou de sphinx. Au cabaret sont projetées par ses narines deux jets de fumée de dragon. Agnès lui ouvrant la porte a un mouvement de recul horrifié, d'autant impressionnant que dépourvu de contrechamp.
   Le thème de la mort et de l'enfer est une importante donnée imaginaire du film. Voyez l'ambiance funèbre du mariage. "Des revenantes" prononce Hélène en présentant à Jean l'"appât" de sa vengeance. Lui-même, dans son désespoir, se plaint d'être "comme un mort qui marche". Square de Port-Royal, l'eau de la fontaine crépite comme le feu, celui des enfers. Agnès-Eurydice y attend la délivrance. Une pendulette en forme de lyre gardant le passage du monde des morts devant la glace marque le passage de Jean-Orphée, hyperbole mythologique de l'épreuve de l'amour qui cette fois vaincra.  Dans la main de Jean,
le bras d'Agnès en syncope, flexible tel le serpent fatal à Euridyce.9 "Nous sommes tous des anges" annonce perfidement Hélène : blanc ou noir. Ange noir : la mère. Des ombres portées sur le mur derrière elle fixent à son dos des ailes sombres. Tout du vampire : éclat et tranchant des canines, coiffure d'où émergent deux oreilles rondes, et tailleur à empiècements en accolades (reprenant le parapluie), véritables membranes de chauve-souris. Souvent affublée des oripeaux de la Mort, une sorte de grand châle en filet, elle contemple dans la glace le reflet d'une face floue d'où émerge l'ivoire dur de ses dents.
   L
es lèvres découvrant des canines aiguës de vampire dans un visage émacié, Agnès murmure dans un souffle : "je reste". Les plissements de son corsage dessinent un squelette sous l'étoffe. Le rendez-vous au Bois est suivi d'une descente dans la grotte dont la chute d'eau gonde comme un Styx. "Vous n'allez pas redescendre" s'inquiète Jean, Agnès ayant manifesté l'intention de le raccompagner jusqu'à l'entrée de l'immeuble.
   L'amour de Jean s'identifie donc à un commerce avec la mort. L'intérieur de la capote de sa voiture est nervuré comme une aile de vampire. En un mouvement saisissant, au moment où le cabriolet s'élance après l'aveu final d'Hélène, la caméra recule de façon vertigineuse en sens inverse pour se fixer un court instant sur cet avatar membraneux du monde noir d'où doit
finalement émerger l'amour victorieux.10
CONTE DE FÉES
   Le personnage d'Agnès est d'autant plus convaincant qu'il est complexe et que conflictuelle, sa quête n'aboutira pas sans un combat acharné. Les faits sont là : elle se prostitue sous la conduite de sa mère la maquerelle qui aguiche Jean, lui glissant : "C'est Agnès. Je vois qu'il faut vous montrer tout...". 
   En revanche tout son être tend vers la pureté, comme l'affirment outre le prénom (allusion à L'École des femmes) ses airs sage d'écolière. Elle incarne Blanche-neige face à la sorcière Hélène consultant son miroir, ou la Belle-au-bois-dormant piquée par l'aiguille que manie sa mère pendant qu'elle danse avant de s'effondrer.
   Avant de se donner à l'amour, il lui faut traverser une mort rédemptrice. Car Jean représente par lui-même un danger mortel. À plus d'un titre, il ressemble au loup des contes. Sa huit-cylindres mugissante pointe un long museau, dardant à travers le pare-brise l'œil concupiscent de la lunette arrière. Le "vous", parfois redoublé par le grondement du moteur est prononcé : "Vouhhh !" Hélène paraît le reconnaître pour tel, avouant : "Vous m'avez fait peur !", et le petit chien blanc frisé comme un agneau en complète l'image. "Oh ! vous avez de bien belles boucles d'oreilles" persifle-t-elle, parodiant le Petit Chaperon rouge. Aussi bien est-ce au bois qu'a lieu la rencontre. Agnès est "une fille de la campagne". Au dîner où Jean survient (à jeun, évidemment), elle porte une espèce de sarrau d'écolière. Son étrange couvre-chef tient lieu de chaperon, bien qu'il évoque aussi la cornette religieuse ou le chapeau à plume de Robin des bois, cet emblème de liberté.
    Si Agnès ne parvient pas à s'évader par la fenêtre, elle possède en effet les moyens de se déterminer envers et contre tous et "préfère lutter seule". C'est la vraie condition de son caractère de sainteté suggéré par le simulacre de cornette religieuse. Dans ce monde cruel où l'amour est falsifié, il appartient aux êtres purs de se battre pour s'épanouir au grand jour. Mais les armes de cette lutte prométhéenne n'existent ni ne s'inventent. Seul remède (préfigurant Pickpocket), tomber au plus bas afin de déclencher un puissant sursaut de survie.
TYPOLOGIE
   Une telle étude pour être complète devrait déboucher sur une question de typologie. Car un film comme Les Dames du bois de Boulogne, qui ne peut à l'évidence se qualifier de commercial, ne convient pas plus à la catégorie des films d'auteur, si l'on veut retenir le double critère atypique : symbolique, au sens de puissance latente émotionnelle, et éthique, propre à remodeler notre système de valeurs. Il y a dans la notion de film d'auteur quelque chose d'un peu élitiste qui ne saurait convenir à ce qui va à l'essentiel. Proposons donc cette tripartition : cinéma : commercial, dont l'esthétique est marchandise ; d'auteur, qui tente d'échapper à cette logique mais avec des moyens trop rationnels pour y parvenir vraiment ; artistique, le seul vraiment libre et créateur de valeurs, mais si rare...


NOTES

1) Paru in Éclipses 30, 1999, sous le titre "Mythologie des Dames".
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2) Par exemple : "Elle voulait vivre pour la danse et non danser pour nous faire vivre".
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3) Rappelons que la modalité sémiotique ne livre que le sens rationnel et explicite de l'image. Mais celle-ci peut déployer, en sous-main, toutes ses virtualités émotionnelles grâce à la modalité symbolique, procédant essentiellement de la métaphore et de la métonymie.
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4) "Ce qui se passe dans les jointures. "Les grandes batailles, disait le général de M..., se livrent presque toujours aux points d'intersection des cartes d'état-major." Cinématographe, art militaire. Préparer un film comme une bataille. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, p. 25.
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5) Les personnages de l'épisode de Jacques le fataliste, qui inspire le film, n'ont pas de prénom. Hélène est Mme de la Pommeray, Jean le marquis des Arcis, la mère et la fille portant le pseudo-nyme d'Aisnon. On peut donc admettre que le choix par Cocteau et Bresson des prénoms n'est pas fait au hasard.
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6) Autrement dit : "il est mort".
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7) Sens ironique = aider le malheur.
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8) "Remède" : euphémisme pour poison.
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9) Mais aussi la Tentation qui correspond à sa vie antérieure.
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10) Je tiens ce plan saisissant pour représentatif du style acrobatique de Bresson au même titre que le jeu des mains voleuses de Pickpocket ou l'accident de voiture de L'Argent.

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