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Ida LUPINO
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Bigamie  (The BigamistUSA N&B 1953 80' ; R. I. Lupino ; Sc. Collier Young, d'ap. Larry Marcus et Lou Shor ; Ph. George E. Diskant ; Mont. Stanford Tishier ; M. Leith Stevens ; Pr. Collier Young pour The Filmakers ; Int. Joan Fontain (Eve Graham), Ida Lupino (Phyllis Martin), Edmond O'Brien (Harry/Harrison, Graham), Edmund Gwenn (M. Jordan).

   Stérile, Eve Graham s'est investie en compensation dans l'administration de la société d'électroménager qu'elle possède en communauté avec Harry, son époux. Mais le couple désire avoir recours à l'adoption. À la suite de l'
enquête sociale subséquente, Jordan, le responsable du Centre d'Adoption de San Francisco, découvre que le mari a une double vie, étant une deuxième fois marié et père d'un enfant à plus de six-cents Km, à Los Angeles, dont il couvre la région pour la vente des congélateurs. Il débarque dans la cité des Anges où Harry lui confie les circonstances qui l'ont amené à cette situation illégale malgré son amour sincère pour Eve : la solitude du dimanche dans cette ville où il séjourne en majeure partie, l'accaparement de son épouse par l'entreprise, l'aigreur liée à la stérilité, enfin, la rencontre de Phyllis un dimanche en visitant en bus Beverley Hills par désœuvrement. Une femme atypique et indépendante, qui ne cherchait nullement à se caser et s'est donnée par amour, prête à élever seule l'enfant, la demande en mariage étant de son fait à lui, et même, ayant appris qu'il en fréquentait une autre sans vouloir en savoir davantage, elle lui est revenue sans réserve.
   Arrêté, Harry est convaincu de bigamie par un brave juge qui approuve l'appel à la clémence de l'avocat de la défense. "Je pense, dit-il, que l'accusé aimait les deux femmes, qu'il avait besoin des deux, mais je pense aussi qu'il a désormais perdu les deux. [...] Quand il sera libéré il ne choisira pas laquelle rejoindre. 
[...] L'une d'elle devra accepter de le reprendre. [...] Quand un homme aussi bien intentionné soit-il, transgresse les lois morales qui nous gouvernent, la loi des hommes devient presque inutile. Vous verrez qu'il y a pire sanction que la condamnation d'un tribunal." On ne connaîtra pas le verdict, rendu hors-film.    


   
Véritable plaidoyer pour l'idéal d'une justice de la jurisprudence, c'est-à-dire que la justice ne peut être humaine qu'en s'adressant à la particularité de chaque cas. Ce qui ne va pas sans quelque atteinte au consensus social. Loin de là, ce film est tout imprégné de la volonté de résolution des conflits. On est à la limite des bons sentiments. Jordan, l'enquêteur, est comparé à un père Noël dont il a le physique, un rôle qu'Edmund Gwenn a effectivement incarné dans Le Miracle de la 34e rue de George Seaton (1947). À Beverley Hills le chauffeur du bus signale en passant la maison de l'acteur dont il évoque ledit rôle. Harry en profite pour adresser la parole à cette jolie femme déjà remarquée de l'autre côté du couloir : "Un film fabuleux, vous l'avez vu ?" Elle fait signe que non de la tête. "C'est dommage !" Quelque inconvenance que puisse, à l'époque, présenter le thème, il est en effet pacifié par l'humour. Dans la première scène du film, prise d'une curiosité de vieille commère, la femme de ménage, d'abord refoulée du bureau de Jordan durant l'entretien avec le couple, revient après leur départ. Intempestive, elle parasite par les frôlements de l'époussetage l'enregistrement au dictaphone des premières conclusions de l'enquêteur. Elle est visiblement passionnée par ce qu'elle entend, au point de passer à une activité moins bruyante afin de n'en rien manquer. "Continuez, dit-elle, ça ne me dérange pas." Alors qu'il l'a priée de cesser, ajoutant qu'il rangerait lui-même, sans oser avouer qu'elle  l'incommodait.
   Nul à aucun moment n'est animé de mauvaises intentions. Les mensonges ne sont que des réflexes de défense. À Eve, qui s'étonne qu'il n'ait jamais de chaussettes trouées ni de boutons qui tombent au retour de Los Angeles, Harry rétorque : "J'ai trouvé un pressing qui s'en occupe." Petite encoche dans la paix du ménage s'ajoutant aux réticences relatives à l'enquête, qui introduisent
dès le départ les indices d'une énigme afin d'aiguiser la curiosité du spectateur.

   Pour le reste ce sont moins des mensonges fonciers que la franchise du héros, désarmé par la naïveté de sa femme légitime, qui prend à la légère ses premières confidences sur la rencontre de Los Angeles. Franchise contrecarrée aussi par les circonstances. Phyllis étant enceinte, il renonce à signifier à Eve au téléphone son intention de divorcer, car son beau-père vient de mourir. Chaque tentative ultérieure sera mise en échec par une nouvelle preuve d'amour et le fort désir d'adoption d'Eve, qui reste totalement aveugle aux signes des réserves de Harry.

   La situation intenable semble paradoxalement non-contradictoire à terme. On peut aimer deux personnes à la fois semble souffler Lupino sans oser vraiment le dire. Sa thèse est tout entière dans ces paroles de l'avocat au procès : "Si Harry Graham avait pris Phyllis Martin pour maîtresse, personne ne s'en serait ému. Mais parce qu'il a voulu leur donner, à elle et son fils, son nom et une situation digne, on veut sa perte." Tout converge inexorablement vers la grande concorde finale en démenti des paroles du juge, qui prédisent la victoire finale de la monogamie. Le sourire d'encouragement adressé par Phyllis au condamné avant qu'il ne soit emmené, suivi du bref face à face muet mais bienveillant des deux épouses, puis d'un geste d'apaisement d'Eve adressé à Harry, sont éloquents. La censure même du verdict par son rejet hors-film (un à deux ans de prison selon toute vraisemblance) laisse persister la légitimité affective de cette bigamie, nullement exclue des possibles du futur comme puissance pouvant toujours trouver des modalités d'accomplissement. En s'identifiant à la transgression, la réalisatrice outrepasse la jurisprudence, qui n'appartient pas à l'ordre de l'affect mais à celui de la régulation du lien social.
   En bref, rien de subversif, nul pas de côté qui pourrait questionner, mais juste un trouble, excellent ressort dramaturgique, interpellant le spectateur en ses questions les plus secrètes sur la moralité publique. Le divertissement hollywoodien n'a pas perdu ses droits comme l'indique le recours excessif à la musique,
édulcorant consensuel épargnant le beau souci du cadrage et du montage image et son. "Cela nous autorise à enquêter sur votre vie privée," prévient Jordan, paroles qui deviennent menace par les glapissements de l'orchestre auxiliaire s'ajoutant à l'air contrarié de Harry. Ce dernier en revanche suffisamment éloquent par lui-même sans être intrusif ni déflorer l'énigme, au mystère de laquelle convient le pas à pas de loup. Le cinéma en général supporte mal la surenchère émotionnelle. Complaisamment déroulé en flash-back, le récit de l'ennui lié à la solitude à Los Angeles est lui-même rendu ennuyeux par la complainte du cor escorté de violons moroses.
   Ce qui n'autorise nullement à méconnaître les trouvailles de la réalisation, comme en témoigne déjà le refus de la stricte contrainte de genre, qui met du jeu dans le sérieux en brouillant la frontière entre fiction et réalité comme on l'a vu à propos de l'acteur Edmund Gwenn. Le personnage de l'œuvre se confond subrepticement avec l'acteur à la ville. Cette confusion ludique est mise à profit avec bonheur dans la rencontre lors de la visite guidée de Beverley Hills. Le chauffeur du bus : "... on y trouve les plus belles maisons du monde dans lesquelles vivent vos stars préférées." En plan moyen, Harry se tourne vers Phyllis à sa droite. Suit un plan serré de celle-ci, la tête appuyée au dossier, yeux clos, puis retour à Harry, mais en plan serré. Plus loin, après l'allusion à Edmund Gwenn : "Vous cherchez les filles les plus belles. Elles sont ici. À votre droite [...]." C'est
quand l'image en dit plus que ce qu'elle présente que le cinéma touche vraiment à sa nature propre. On le voit aussi dans le cadrage. Ainsi, Jordan dictant ses conclusions au dictaphone manifeste un léger doute, lequel s'exprime par le cadre incluant au second plan un fauteuil vide, expression d'une question informulée. Cette liberté filmique entraîne une certaine émancipation de l'ordre linéaire, causaliste. Après la visite guidée de Beverley Hills, Phyllis finit par entraîner Harry à déjeuner dans un restaurant chinois où l'on découvre qu'elle est serveuse. Elle se rend donc au travail en visite guidée. La vraisemblance est violée sans qu'on s'en avise.
   Un long métrage estimable en somme, secrètement transgressif sans trop déranger la quiétude des ménages, nonobstant la sympathie que peut inspirer la personnalité de l'actrice-réalisatrice. 14/12/21
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