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Bataille dans le ciel (Batalla en El Cielo) Mex.-Belg.-Fr.-All. VO 2005 88' ; R., Sc. C. Reygadas ; Ph. Diego Martínez Vignatti ; Son Gilles Laurent ; Mont. Benjamin Mirquet, Adoración G. Elipe, Nicolas Schmerkin ; M. John Tavener, Bach ; Pr. Philippe Bober, Carlos Reygadas, Jaime Romandía, Susanne Marian ; Int. Marcos Hernández (Marcos), Anapola Mushkadiz (Ana, voir Galerie des Bobines), Berta Ruiz (la femme de Marcos), David Bornstein (Jaime), Rosalinda Ramírez (Viky), Juan Soria "El Abuelo" (l'inspecteur de police).
Premier plan : fellation de Marcos par la jeune Ana, fort émue. Métis obèse comme son épouse et papa d'un gros garçon, celui-ci cumule les occupations à Mexico : chauffeur du père d'Ana et homme à tout faire, vigile dans la cérémonie militaire des couleurs, vendeur à la sauvette dans le métro, rançonneur. Mais le bébé enlevé à Viky, la voisine, meurt. Un accouplement hippopotamesque avec l'épouse s'essouffle et Marcos confie le désastre du kidnapping à Ana, qui par ailleurs se prostitue par plaisir et étale devant le chauffeur sa passion pour Jaime. Cette amoureuse de l'amour sans dualisme du corps et de l'esprit présente l'homme désemparé à une "copine" de la "boutique", le petit bouge de quartier où elle s'éclate. Geste vain car c'est elle qu'il veut, sans oser le manifester. Soucieuse du bien-être de l'employé de son père, Ana se livre donc à lui avec fougue, puis l'invite à se dénoncer à la police. Marcos ne supporte pas l'idée de la séparation. Il poignarde la jeune femme à mort, la serre pantelante sur sa poitrine, puis va se traîner à genoux couvert d'une cagoule au pèlerinage de Notre Dame de Guadalup, jusqu'à totale exténuation. C'est dans la basilique où la police le traque que sa femme le retrouve, assis sans vie sous sa cagoule.
Descente des couleurs. Fellation, faisant pendant à celle inaugurant le récit. Marcos et Ana se déclarent leur amour, sans doute réunis dans un autre monde, pur des scrupules frelatés de celui-ci.
Étonnante unité, non pas de façon rationnelle et discursive, mais sur la base d'un échange entre des fragments énigmatiques laissant émerger à terme un questionnement informulable et cependant profond. On pourrait en rester au niveau énigmatique en interrogeant un à un tous les éléments visuels et/ou sonores qui semblent se dérober au sens. Pourquoi cette fellation jugée par d'aucuns provocatrice ? Ce couple obèse et disgracieux ? Faut-il subir ces rituels militaires, qui n'ajoutent rien à l'intrigue ? Et ces trajets dans les embouteillages de Mexico, sont-ils bien nécessaires ? Qui aime qui en définitive ? Qu'Ana se prostitue par plaisir tout en étant éprise de Jaime, ça peut encore s'admettre, mais témoigner tant d'amour à ce Métis qualifié de "simplet" par une de ses compagnes de la "boutique", jusqu'à verser une larme de bonheur la fellation accomplie !
Moribonde, elle ne semble pas même lui en vouloir ! Une certaine critique s'est méprise à isoler ce genre de fait jugé scandaleux, à l'abstraire d'une totalité où jaillit son sens comme dynamique irréductible. Cette critique se subdivise elle-même en deux tendances. L'une, aussi fréquente qu'inepte, jugeant de la valeur artistique du film sur la valeur morale d'un thème isolé (la fellation de Marcos), l'autre, plus retorse, privilégiant un passage de son choix, si possible non scandaleux et baptisé "moment de grâce" à titre de concession, tribut rendu à une objectivité de poule mouillée, permettant de se montrer connaisseur tout en évitant le risque d'un jugement de fond.
Pourquoi aussi ces mouvements d'appareil inutiles, ces panoramiques répétés parfois taxés de vains et prétentieux ?
Les mouvements d'appareil balisent un espace de toute part entouré de hors-champ. Dans le couloir du métro stationnent le long du mur le vendeur à la sauvette et sa femme avec leur marchandise, dont une série de pendulettes dans un fouillis d'incessants carillonnements aigus. La cacophonie mécanique s'effaçant progressivement, la caméra panote dans les profondeurs du couloir entrecoupées du regard en raccord de Marcos, d'abord dans un sens puis dans l'autre. À droite, un groupe scolaire en uniforme rouge à l'approche, à gauche, groupe avec uniforme vert de même. Dans un plan ultérieur, ils se croisent exactement devant l'observateur pensif. Puis le tintamarre reprend. Séquence subjective donc, où Marcos, plongé dans ses pensées au point de s'isoler du bruit ambiant, est en butte à une logique de l'espace ne lui laissant aucune chance : le hors-champ obéit aux mêmes lois que le champ. On ne peut s'échapper dans le hors-champ, qui perd ainsi sa valeur d'exterritorialité. D'où la prédominance cruelle, outre le plan fixe, du panoramique, mouvement de l'imprévisible ici condamné au prévisible, liberté fausse de s'exercer dans un monde toujours déjà quadrillé par le pouvoir. Ce qu'emblématise l'ordonnancement militaire des deux cérémonies quotidiennes.
La consubstantialité du son et de l'espace ne dit pas autre chose. L'intensité d'un événement sonore est fonction de la position du personnage. Qu'il s'en éloigne, elle diminue, s'en approche, elle augmente. Ce caractère concret du son suppose majoritaire la musique d'écran. Le concerto de Bach à la station service est anamorphosé par la réverbération du lieu, et s'interrompt à la demande d'un client que semble incommoder le sublime. On note qu'ici en général les sons de la vie concrète et ceux de la musique diégétique dramatisent jusqu'à l'insoutenable les situations par l'insolite d'un décalage. Ainsi des rythmes syncopés de la radio de bord quand, paralysé par la conversation amoureuse téléphonique d'Ana avec Jaime, Marcos au volant omet de redémarrer au vert, au milieu des insultes et du concert de klaxons.
Le mutisme et la raideur jusqu'au garde-à-vous de la fellation initiale pointent le bâillon des opprimés politiques, économiques, culturels, moraux. Le plan fixe consacre l'effet de sidération de la souffrance qui se rumine interminablement sous nos yeux. Marcos est cependant cadré et recadré sous plusieurs angles, et d'autant soumis à une sorte de contrôle anthropométrique, notamment dans la première scène de fellation, en proportion inverse du comportement ataraxique : il ne s'extériorise, sourire et regard, que dans la fellation finale, une fois délivré de ce monde inique, la caméra étant elle-même apaisée. Son appartenance au monde des pauvres s'exprime dans l'extension jusqu'au crime, de l'éventail de ses sources de revenu, qui restent pourtant insuffisantes, l'obésité étant surtout symptôme de malnutrition. Comme tel le personnage est le jouet d'un système injuste qui, pour se reproduire, doit distribuer la puissance populaire qui s'ignore dans des cadres contrôlés par les institutions : répression, religion, patriotisme, consommation, jeux.
Le drapeau national jouxte une image sainte sur un autel de la basilique. La haine des automobilistes embouteillés disqualifie la notion de liberté estampillant le fétiche motorisé : effet consumériste. L'automobile est si adulée que les pauvres se cotisent pour l'avoir, quittes à s'entasser à quinze dans une berline. Ces mêmes pauvres qui ne supportent pas la musique de Bach parce qu'elle dérange la pauvreté culturelle nécessaire à leur propre sujétion, à laquelle ils collaborent. Marcos se masturbe piteusement devant la retransmission télé d'une coupe de foot en s'exclamant mollement : "C'est irréel ! C'est irréel ! La plus belle chose qui soit arrivée à Vignatti" (le gardien de but). Le jeune homme amené à la "boutique" par son père pour initiation affiche du reste "Zidane" sur son tee-shirt. Le chef de la police enfin arbore des tee-shirts publicitaires.
Dans un tel contexte, le drame sanglant inéluctable s'annonce par une série de figures : la plaie sanglante de l'image du Christ affichée au mur de la chambre où s'accouplent les époux comme des bêtes, de surcroît sur fond de rideau de teinte sang délavé ; l'uniforme rouge, les patins de Jaime, aiguisés selon Ana "comme des guillotines", les mains de Marcos au volant, rougies par le signal de carrefour reflété, le déshabillé écarlate d'Ana à la boutique, le tableau reproduit d'un étalon sur un mur rouge chez Jaime, le découpage de la pastèque au moyen du probable couteau du crime passionnel imminent. Appartient de plus à la série, sans la couleur, ce masque de démon porté par un voyageur hirsute du métro qu'emprunte Marcos, expression de la même violence à l'œuvre dans cette existence.
Ce n'est pourtant que le mauvais côté de cette bataille dans le ciel menée contre l'inessentiel et ses bénéfices secondaires en faveur de l'essentiel épanouissant mais accessible seulement hors limites. L'essentiel est déjà présent dans l'inessentiel, qui le refoule. La religion abrutissante ne parvient pas à expulser toute spiritualité. Le faîte du toit conique de la basilique, blanc comme une montagne enneigée par choix de cadrage renvoie à l'ascension de Marcos sur le sommet planté de croix qui, allusions au Golgotha, redonne respiration à son âme. De sorte que d'anticiper la scène du rituel des couleurs y succédant cut il doit se boucher les yeux d'horreur. Le Christ sanglant est associé à la copulation des époux, déjouant l'apparence grotesque en faveur du mystère du corps érotique, qui n'a rien de commun avec les stéréotypes instrumentalisés réglant la représentation dominante, laquelle induit la méprise majeure qu'on a constatée à propos de la réception de ce film. Témoin, la très belle composition quadratique (1) redistribuant les deux bustes allongés après conjonction dans un harmonieux équilibre des masses ordonnées au cadre. La couleur rouge peut évoquer aussi bien l'embrasement des chairs. Le fond rouge où se détache le cheval et surtout, la texture légère et changeante comme une flamme du déshabillé écarlate d'Ana, dont la chevelure d'étoupe suggère le caractère hautement inflammable.
Le véritable sacré est dans le renversement ontologique qu'opère la passion des corps, n'admettant aucun compromis avec les valeurs de la cité humaine. Il y a donc guerre entre la société et le sexe. D'où la violence qui accompagne celui-ci comme sa seule médiation possible. Le sang est le prix à payer pour l'épiphanie d'Éros. L'étalon emblématique de celui-ci sur l'image est cerné par le rouge sang du mur. C'est au prix de la transgression des règles de la cité humaine qu'Ana et Marcos accèdent au véritable amour, exaltation mystique des corps sur fond de violence. Peut-être même a-t-il fallu l'extrême de la mort du bébé pour y accéder, à la fois prémisses et condition de possibilité comme limitant dans le temps cet exercice exténuant telle une transe chamanique, épargnant l'institutionnalisation qui la ruinerait.
Ana se donne avec transport malgré hiatus social et laideur, par amour comme l'indiquent les mains qui se joignent. Ce sont même les sexes qui communiquent avant les bouches auxquels ils semblent dicter les paroles, dans ce plan après l'amour où la caméra se braque ostensiblement sur le pénis en cours de détumescence et la vulve à ses côtés. C'est alors qu'Ana invite l'amant hors mesure à se livrer à la police. Le plan en plongée verticale sur le lit d'amour où il est encore étendu figure un géant occupant toute la hauteur du cadre en regard d'Ana déjà debout donc réduite à la dimension de la largeur du corps de l'homme.
L'univers du film naît en définitive de la conjugaison d'incompossibles traduisant mieux l'esprit humain que les oppositions catégorielles commodes aux idéologues. Le bordel n'est pas contraire à l'amour. Le portrait d'un jeune homme à la Titien appendu à la fois à la boutique et chez Jaime sublime la séduction amoureuse. De même que la tapisserie bleu-ciel du lieu de débauche indique que le combat pour l'amour peut se livrer également ici.
Les événements et les choses par conséquent ne sont pas à considérer en eux-mêmes mais en relation. La critique s'est émue d'un pantalon se souillant d'urine sous nos yeux, en plan fixe. Or il ne s'agit pas de déjections en soi, mais de la conséquence physiologique de la souffrance de Marcos, à la mesure exacte de celle-ci. Surtout, si l'on devait définir l'enjeu de l'art à travers ce film, il s'agit de concentrer le maximum de puissance spirituelle pour mieux la canaliser en Bien, en mettant entre parenthèses les valeurs transitoires - fût-ce au prix de l'inconvenance ou du sacrilège - qui la divisent et l'affaiblissent. C'est cette sensation de liberté des possibles qui teinte d'espérance un récit dont l'apparent pessimisme n'est que l'expression d'un dévoilement sans concession.
La larme de la fellatrice est étrangement semblable à celle, versée sur le cadavre, de la volumineuse épouse. Le film reste barré à toute lecture monovalente et littérale. Le Christ est tour à tour ou simultanément imposteur, frère de misère divin, figure érotique. Jeu sacrilège mais salvateur.
Nous ne somme pas là dans la logique du discours, mais dans celle de l'art et donc de l'écriture. Reygadas surmonte les erreurs de son premier film. Ne doutons pas qu'il appartienne désormais à la minuscule poignée des véritables poètes en cinéma du globe. 31/07/08 Retour titres