CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Ewald-Andreas DUPONT
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L'Évasion de Baruch (Das alter Gesetz) All. N&B  teinté Muet 1923 134' ; R. E.-A Dupont ; Sc. Paul Reno ; Ph. Theodor Sparkuhl ; Déc. Alfred Junge ; Pr. Berlin Comedia-Film ; Int. Abraham Morewski (le rabbin Mayer), Ernst Deutsch (Baruch, son fils), Grete Berger (la mère), Robert Garrison (Ruben Pick), Margaret Schlegel (Esther), Jacob Tiedke (le directeur du petit théâtre), Henny Porten (l'archiduchesse Elisabeth-Therese), Ruth Weyher (sa dame d'honneur), Hermann Vallentin (Heinrich Laube, le directeur du Burgtheater de Vienne). 

    Vers 1860, dans un stetl au fin fond de la Galicie, Baruch Mayer rêve de devenir comédien dans le vaste monde. Son père le rabbin 
le séquestre, car le stetl est la force du juif. Encouragé par le sage errant Ruben Pick et soutenu par sa mère, Baruch s'évade après s'être assuré auprès d'Esther, sa bien-aimée, qu'elle l'attendra jusqu'à ce qu'il soit riche et célèbre. Il se fait engager dans un petit théâtre ambulant où il tient lieu autant de palefrenier que de comédien. Un jour, la chétive roulotte croise la cour de l'archiduchesse Elisabeth-Thérèse en pique-nique.
   La grande dame, qui s'ennuie, a la lubie d'assister avec sa cour à un Roméo et Juliette rustique. Subjuguée par Baruch dans le rôle de Roméo, bien que ses papillotes rituelles échappées du chapeau aient soulevé les sarcasmes des courtisans, l'archiduchesse invite le petit saltimbanque juif au château des Habsbourg. Il y est reçu dans l'intimité puis envoyé à Vienne avec une recommandation pour Heinrich Laube, le directeur du Burgtheater. Sans illusion sur la valeur des protégés des Grands, celui-ci reconnaît d'autant mieux le talent de celui-là et l'engage. Le jour-même, Baruch se coupe les papillotes.
   Ayant ses entrées au château, il confie un matin à l'archiduchesse son rêve de jouer un aussi grand rôle que Josef Wagner en Hamlet, puis prend congé pour ne pas manquer la répétition de onze heures, car Laube est sans pitié pour les retardataires, précise-t-il. Elle trouve aussitôt le moyen de l'aider
, bien que doublement déçue : de n'être pas le rêve de son protégé, et de l'entretien écourté. Son Altesse se fait conduire en calèche au Burgtheater juste avant onze heures alors que les comédiens s'apprêtent à rentrer, et harponne Josef Wagner qui n'ose mécontenter la souveraine, de sorte que le retardataire perd son rôle au profit de Baruch.
   Laube est très satisfait de son choix, mais le jeune Juif réalise que la Première a lieu le jour du Grand Pardon. Impossible de jouer et pourtant Laube reste intraitable. Baruch tranche donc en faisant passer la loi du théâtre (das alter Gesetz) avant la loi juive. La Première confirme à Laube et au public la naissance d'un grand comédien.
   L'archiduchesse rencontre en secret Baruch dans le parc nocturne lors d'une grande redoute. "S'il s'avérait que vous n'êtes pas encore comblé, venez me voir demain à 17h" lui glisse-t-elle. Alors qu'elle espère fiévreusement sa venue, le chef du protocole rapportant son éventail trouvé dans le parc lui fait la morale. À l'intention de Baruch est allégué un départ précipité pour Vienne. Celui-ci passant outre trouve sa protectrice au château, qui lui annonce tristement que, pour des raisons d'étiquette, c'est la dernière fois qu'ils se voient. 
   Cependant le comédien renommé reçoit la visite d'un mendiant qui n'est autre que Ruben Pick. Les nouvelles du stetl sont favorables. Le jour de Pâques, l'enfant prodigue y débarque. Son père resté de marbre le chasse. Esther rattrape son chéri et le ramène à sa mère puis repart avec lui à Vienne. Mais Pick donne à lire
Shakespeare au rabbin. "Quand vous l'aurez lu, jugez votre fils si vous en êtes capable !" Le rabbin tombe gravement malade. Dans un sursaut de vitalité, il chasse les fidèles qui psalmodiaient déjà les prières funéraires et se plonge dans Shakespeare. Plus tard, présent avec Ruben au théâtre où Baruch joue dans Don Carlos, il reconnaît enfin son fils, car "au-dessus de la loi que le seigneur lui a donnée se trouve le cœur avec lequel nous avons été créés".

   Récit d'apprentissage donc. Tout apprentissage qui se respecte est pris dans une polarité : celle des opposants et des adjuvants, représentés respectivement par le père et Ruben Pick. Mais le chemin est en outre semé de contradictions. En coupant ses papillotes, le héros tranche le nœud gordien reposant sur des lois incompatibles entre elles. La loi juive, celle du théâtre, celle de l'étiquette de la cour. "Vous m'avez parlé une fois de la vieille loi de votre père. Nous aussi sommes esclaves d'une vieille loi : l'étiquette" confiera à Baruch Élisabeth-Thérèse.
   Le montage parallèle est la parfaite figure de la bipolarité. Parallélisme entre les opposés que la fragmentation en plans rend étanches l'un à l'autre. Au moment où Baruch sacrifie ses papillotes à Vienne, au stetl, taxant Baruch d'irrécupérable, le père d'Esther destine à celle-ci un "brave homme" pour mari. Le théâtre ressemble à la synagogue, le lustre aux chandeliers, les loges des femmes juives à celles réservée à l'archiduchesse et à sa suite. La noble dame verse une larme au théâtre et la mère pleure à la synagogue. Mais aussi bien parallélisme entre le petit théâtre minable et le Burgtheater ; ou encore entre l'auberge des Habsbourg où la fille du peuple Juliette est invitée par un courtisan comme amusette et, solennisé par le blason de pierre de la porte, le palais des Habsbourg où la grande aristocrate se consume d'amour pour le petit Juif, qui sait, lui, se tenir. Baruch est marqué dès le départ du signe royal. Le déguisement de Pourim que son père lui arrache est celui du roi Assuérus. Mais Baruch ne renonce pas, à serrer alors la couronne royale sur son cœur tout en s'agenouillant devant les objets sacrés, le candélabre et l'étoile de David, qui en forment l'obstacle provisoire.
   L'autre figure principale, qui se combine avec le parallélisme est la disjonction, qui n'est là que pour se transformer à terme en conjonction. Soit que les mots prononcés soient en contradiction avec l'action. "Que celui qui a faim vienne et mange et que celui qui est harassé et chargé vienne partager la fête de Pessah en notre compagnie" déclare le rabbin Mayer au moment où entre son fils qu'il n'a pas vu depuis des lustres mais chasse impitoyablement. Soit que le contact entre les personnages se fasse par intersection de plans, comme le baiser de la Juliette au courtisan. Elle s'approche d'abord du bord-cadre puis sa bouche apparaît au bord-cadre opposé du plan suivant où l'attend la joue. Soit qu'il s'établisse du plan au hors-champ. Ainsi Laube désignant, hors-champ, le successeur de Wagner, un Laube qui fut abasourdi de ce que Baruch osât vouloir lui serrer la main pour le remercier de l'avoir engagé. Scène dont le parallèle est la duchesse faisant signe à Wagner hors-champ devant le théâtre. Soit encore que la distance infranchissable se marque par la démesure de la profondeur de champ en plan de grand ensemble, quand, par exemple, en contre-plongée comique, un valet court face caméra pour annoncer le passage du petit théâtre aux pique-niqueurs et qu'inversement ceux-ci courent à la queue leu-leu, dos-caméra, vers la petite roulotte du théâtre, avec un effet d'ironie. Le plan de grand ensemble, réservé aussi au voyageur Ruben Pick, valant en même temps pour le vaste monde nécessaire à l'émancipation. "As-tu déjà pensé partir à la découverte du monde comme Ruben Pick ?" demande Baruch à Esther alors qu'un panoramique balaie le vaste horizon.
   Mais le parallélisme sert de façon plaisante tout autant la conjonction. Celui de la fiction théâtrale représentée et de la dramaturgie filmique. "Pourquoi m'écarter plus longtemps de votre cœur. Oh ! mon père, qu'avais-je fait ? Je ne suis point méchant, mon père. Un sang bouillant est ma seule méchanceté, la jeunesse mon seul crime" plaide Baruch sur scène dans Don Carlos sous les yeux de son vrai père dans la salle. Lequel soudain croit se voir sur scène dans le rôle du père !
   Tout cela ne serait rien sans la fine observation présidant à la direction d'acteur. Remarquez simplement comment le désir d'Esther s'exprime par la crainte, qui la fait reculer lorsqu'elle est seule avec Baruch. Ou encore le Rabbin prenant d'abord par la fin le livre de Shakespeare comme s'il s'agissait de la Torah, acte manqué traduisant la persistance du conflit.
   Moralité, c'est en faisant résonner entre eux les éléments du récit, et non en les additionnant, grâce aux moyens que donne le cinéma, que celui-ci peut donner toute sa mesure et se dire appartenir au "7e art", notion à l'ordinaire si galvaudée ! 15/03/18
 
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