CINÉMATOGRAPHE 

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Boris BARNET
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Au bord de la mer bleue  (У самого синего моря) URSS N&B 1936 72' ; R. B. Barnet et S. Mardanov ; Sc. Klimenti Mintz ; Ph. Mikhaïl Kirillov ; Son A. Gornchtein ;  M. Sergeï Pototski ; Déc. Viktor Aden ; Pr. Mejrabpom et Azerbaïdjanfilm ;  Int. Elena Kouzmina (Macha), Lev Sverdine (Youssouf), Nicolaï Krioutchkov (Aliocha), Semion Svachenko (le président du kolkhose).

  

   Rescapés d'un naufrage en mer Caspienne, Youssouf et Aliocha sont recueillis par une chaloupe qui les débarque sur une île, dans un kolkhoze de pêcheurs. Aliocha, mécanicien de son métier, tombe à pic pour remplacer le titulaire mobilisé en Extrême-Orient, la barcasse à moteur étant en panne. Tous deux amoureux de la jolie cheffe d'équipe Macha, les compères sont partagés entre l'amitié et la concurrence. Aliocha se consume d'amour au point de s'aliter plutôt que faire la réparation, de sorte que les pêcheurs doivent se contenter d'une chaloupe. Pendant qu'ils sont à la pêche au large il emprunte une embarcation pour aller en ville acheter un collier et des fleurs. Youssouf en surprend l'offrande à Macha. Devant le conseil du kolkhoze, il accuse son ami d'avoir manqué à son devoir et porté préjudice à la production. Aussitôt Macha brise le collier. Lors d'une autre sortie en mer Macha est emportée par une lame. Les deux rivaux plongent, en vain. Alors que le kolkhoze est en deuil, la belle surgit des flots devant Aliocha et Youssouf qui se morfondent sur la plage. Ils volent à son secours. Profitant du moment où Youssouf est fêté par la communauté comme sauveteur, Aliocha raccompagne la rescapée chez elle et lui fait une déclaration. Youssouf ne tarde pas à rappliquer. Aliocha, admet soudain que c'est lui qu'elle aime. Il cède la place. À Youssouf qui se déclare, Macha explique qu'elle a un fiancé, matelot depuis quatre ans au Pacifique. Les héros éconduits s'embarquent pour le retour, totalement réconciliés, unis dans un chant à deux voix.  


    Un kolkhoze vu par le petit bout de la lorgnette, à travers les tribulations d'un triangle amoureux à la fois bon enfant, facétieuses et sublimées par un lyrisme océanique, ce n'est pas sérieux. Le film fut paraît-il accueilli en conséquence par la critique stalinienne. Mais c'est cette foncière indépendance par rapport à l'idéologie et à l'esthétique soviétique qui en porte haut l'intérêt jusqu'à nous. 

   Certes il a l'imperfection de sa liberté. Barnet ne s'embarrasse pas de théorie. Il travaille de bric et de broc. Le parlant n'empêche pas les cartons. Les chants de personnages ou les chœurs d'accompagnement avec orchestre relayent les paroles, et les sons se succèdent sans s'entremêler, dans une bande-son monodimensionnelle. Ni afféteries de montage, mis à part quelques raccords significatifs, comme l'offrande du collier passant en catimini par le hors-champ d'un plan à l'autre, ni sophistication du cadrage, qui se contente de faire alterner les plans serrés, faisant sentir les corps, avec les plans larges de la nature marine comme environnement sublimatoire omniprésent et respiration à pleins poumons.
   Mais il s'agit d'art, c'est-à-dire avant tout d'un artifice de langage assumé. Aucune concession au naturalisme. Youssouf, le naufragé accroché à une épave, flotte avec sa guitare. Jamais utilisé, cet instrument bizarre se retrouve on ne sait pourquoi sur son épaule, alors qu'il furète aux alentours du copain par
jalousie. Attribut plaisant de saltimbanque d'opérette et non fonction. Le prénom arabe répond au mélange des genres par celui des nationalités. La musique orientale l'accompagne, coïncidant un moment de façon burlesque avec le rythme du sautillement sur un pied en raison de l'autre meurtri sur la plage.
   Aliocha et Youssouf : le contraste l'emporte sur les personnalités, la différence sur l'essence. Le beau gosse au large torse et le bouffon compulsivement jaloux, qui craint les chatouilles. L'accent est mis sur le tandem, écartant toute prédestination individuelle tributaire du choix de l'acteur, selon lequel le plus beau doit l'emporter, à moins que ce ne soit son faire-valoir par antithèse. Ce qui compte avant tout c'est l'instabilité d'un enjeu indécis, comme le suggèrent les plans chaloupés, surtout quand, déposée par une lame s'engouffrant dans la cale où Youssouf faisait des projets d'avenir avec elle,
la jeune femme est projetée alternativement dans les bras respectifs des amoureux transis. Rien ne doit être pris au sérieux comme se doit d'être une fiction qui ne s'infatue point missionnaire de la vérité.
   Le récit se développe économiquement sur la base d'une variation sur le triangle amoureux. Celui-ci doit durer le temps d'un film tout en relançant incessamment le conflit qui en fait le sel. La durée est nourrie par l'ambiguïté de Macha, qui n'est pas du tout insensible à cette offrande par les flots de mâles dispos. Attrait érotique si l'on en juge à la quasi nudité des hommes jusqu'au ras du pubis. Une bouteille simule indécemment une érection d'Aliocha en se dressant au bon endroit sous l'effet d'un mouvement de caméra. Dès le départ, réhaussés par la lumière, les regards et les sourires échangés sont épanouis de part et d'autre. Le mécanicien appelé au Pacifique et le fiancé ne sont peut-être qu'une seule et même personne à en croire l'expression fière de Macha à cette évocation. Elle se garde bien de le dire sous la trouble crainte qu'un mécanicien puisse en remplacer un autre aussi au lit. D'abord refusé, le collier d'Aliocha est au cou de la cheffe au conseil lors de la dénonciation de Youssouf. Le briser témoigne d'une profonde déception. Et même un drame à considérer la beauté de ce ralenti
rythmé par le son cristallin au vibraphone des grosses perles de verre tombant à ses pieds comme des larmes gelées (fragment qui, monté dans son Livre d'image en 2018, n'est pas repris pour rien par Godard). Elle n'avoue son engagement envers un tiers qu'une fois la situation devenue inextricable. La petite leçon de morale à Youssouf, l'invitant à s'imaginer à la place du militaire trompé, est à elle-même sa propre sentence de résignation.
 
 Ce pourrait être le récit d'un rêve commencé une nuit de pleine lune dans une onde qui s'apaise bientôt après avoir puissamment bouillonné plein cadre comme pour disperser ses éléments avant de les configurer en récit. Recueillis au lever du soleil sur la mer, les naufragés dorment au fond de l'embarcation. Carton en forme de conte : "au sud de la Caspienne, en Azerbadjan soviétique, il était une île". On les réveille. Chœurs off accompagnés de sons cristallins de vibraphone laissant à penser qu'ils rêvent se réveiller et que le songe se poursuit. Quand ils mettent le pied sur l'île, ils ne rencontrent d'abord que des femmes et un chasseur maladroit dont elles se protègent, situation préfigurant leurs illusions et le fiasco final. Objet insaisissable, Macha sera ballotée par la mer, apparaissant et disparaissant, mourant et ressuscitant, comme Vénus née de l'écume blanche. Arrêt ou cycle merveilleux du temps, c'est encore sous la pleine lune qu'ils quittent l'île à la fin. 
   Une telle fraîcheur à quatre-vingt-cinq ans, ça ne se trouve pas tous les jours ! 16/01/20 Retour titre