CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE



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Jean VIGO
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L'Atalante Fr. N&B 1934 95' (version longue Gaumont d'après une copie de 1934 retrouvée aux Archives britanniques du Film) ; R. J. Vigo ; Sc. J. Vigo, Albert Riéra d'après Jean Guinée ; Ph. Boris Kaufman ; Déc. Francis Jourdain ; Mont. Louis Chavance ; M. Maurice Jaubert (paroles des chansons par Charles Goldblatt) ; Pr. Jacques Louis-Nounez ; Int. Michel Simon (le père Jules), Jean Dasté (Jean), Dita Parlo (Juliette), Gilles Margaritis (le camelot), Louis Lefèbvre (le mousse), Fanny Clar (la mère de Juliette), Raphaël Diligent (le trimardeur), Charles Goldblatt (le voleur).

   Juliette et Jean, le patron de l'Atalante, se marient par grand amour. Le chaland reprend son parcours sur la Seine avec la patronne à bord où vit aussi l'équipage composé d'un mousse et du père Jules, ancien bourlingueur. Le travail est prenant et Juliette un peu délaissée s'émerveille des curiosités de tous les pays entassées dans la chambre de Jules. Jean survenant pique une colère, taloche sa femme, casse la vaisselle. Ils jettent l'ancre à Paris dont Juliette rêvait comme d'une bouffée d'oxygène mais, à la suite des frasques de Jules, repartent sans avoir pu visiter. En compensation Jean emmène sa petite femme plus loin dans une guinguette du faubourg où un camelot homme-orchestre et acrobate lui propose une sortie en ville. Jean lui casse la gueule.
   La tension augmente, Juliette fugue et Jean prend la décision de partir sans l'attendre. Elle erre dans la Ville-Lumière, cherche en vain du travail (files d'attentes devant les usines malgré le placard annonçant complet), se fait voler son sac qu'elle retrouve après avoir assisté au quasi-lynchage du voleur par la foule, prend une chambre d'hôtel, etc. Quant à Jean, tombé peu à peu en léthargie, pris en charge par Jules, il risque d'être remercié par la compagnie des transports de tutelle. En fin de compte, Jules décide de partir à la recherche de la patronne dans Paris. Il la retrouve par hasard dans un magasin de disques grâce à l'air qu'elle écoute inlassablement, celui de leur histoire d'amour à Jean et à elle. Le matelot la charge comme un sac à patates sur son dos pour la ramener au bercail.


   Ce film ne ressemble à aucun autre. Il fait montre d'une liberté nullement intimidée par l'interdiction de
Zéro de conduite (1933), au contraire. Dans ce dernier, la censure visait des contenus subversifs : l'anticléricalisme, la dérision de l'autorité, l'apparition fugace d'un
supposé zizi. Ici, il s'agit de la conception même du film, stimulée par la nécessité d'avoir recours à la suggestion, véritable secret alchimique de la poésie cinématographique.
   La sexualité n'a peut-être jamais été traitée avec autant de force véridique. On sait que la représentation
(1) en matière de sexe est vouée au cliché. Ici tout est dans les comportements les plus ordinaires, dans la façon dont la caméra caractérise les étreintes, le couple venant doucement de dos obstruer le viseur dénonce l'impuissance de cet œil fruste à rendre compte de l'amour ; dans le contexte du film enfin. Entre timidité et hardiesse, Dita Parlo incarne la vitalité érotique tenant à la désocialisation des chairs emportées dans le mystère sacré qui les dépasse. Il suffit dès lors d'une infime allusion pour comprendre que dans la séparation, l'orgasme est le seul moyen de communication à distance. À la mesure de cet amour éperdu, la catastrophe érotique est imminente. Le sein nu qui se dessine à travers le maillot (car le soutien-gorge,
tel un lest de mongolfière, a d'évidence été jeté par dessus bord) s'offre au-delà de Jean à la concupiscence universelle.
   La scène dans la chambre de Jules (Michel Simon : Galerie des Bobines) dont le décor invite si fort à la transgression, frôle le déchaînement des passions, que suggèrent si bien quant à elles les prestations acrobatiques du camelot par l'éclatement des cadres naturels qu'elles entraînent. Tout dans le film n'évoque-t-il pas le miracle d'un espace érotisé jusqu'à perdre ses propriétés euclidiennes ? Le cadre non seulement développe l'espace dans les trois dimensions comme si la pesanteur était multidirectionnelle, mais en distribuant choses ou êtres dans ses pourtours, il dégage de vastes champs. Poussée lyrique exemplaire, le dernier plan à la grue est une vue plongeante plein-cadre de la Seine parcourue de frissons, à la suite de l'étreinte à terre du couple à nouveau réuni. Le frisson, motif insigne du film. Éclairant la carrée à la tête du
lit conjugal, là où se trouve d'ordinaire la pénombre, des vitres cathédrale, véritable instantané d'un massif frémissement, le suggèrent. C'est sur des blocs de glace que Jean apaise la fièvre qui lui brûle le front.
   On a par-dessus tout, à chaque instant, le sentiment inconfortable que tout peut advenir. Les dialogues, qui ne sont pas des dialogues mais des actions totales, ne veulent rien dire à s'en tenir au niveau verbal. Ce sont des manifestations aussi imprévisibles dans leurs conséquences que l'est le présent dans la réalité de tous les jours. Constamment sur le fil du rasoir, on ne peut projeter aucune grille rationalisante sur le flux filmique, qui se vit comme un événement à chaque fois unique, tout comme l'extase amoureuse. Insolite fanfare dans le ton grotesque convenant à la fusion des genres, la musique de Jaubert n'empiète à aucun moment sur l'intrigue qu'elle ne fait qu'enrichir sous la forme brève d'enchaînements où de commentaires limités.

   Inimitable chef-d'œuvre, je ne vois guère que ce pauvre pléonasme pour transcrire mon admiration. 5/08/02 Retour titres