Chantal AKERMAN
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Les Rendez-vous d'Anna All. Bel. Fr. couleur 1978 127' ; R., Sc. C. Akerman ; Ass. Romain Goupil ; Ph. Jean Penzer ; Mont. im. et son Francine Sandberg ; Son Henri Morelle ; Mix. J.P. Loublier ; Déc. Philippe Graaf ; Pr. CCA, Unité Trois, ZDF ; Int. Aurore Clément (Anna Silver), Helmut Griem (Heinrich Schneider, l'homme éconduit), Magali Noël (Ida, amie de la mère, elle-même mère d'un ex fiancé), Léa Massari (mère d'Anna), Hanns Zischler (l'homme du train), Jean-Pierre Cassel (Daniel, l'amant parisien).
En permanent transit professionnel, toujours entre trains et chambres d'hôtel, la cinéaste Anna Silver présente son film à Essen. Elle y croise Heinrich, mélancolique instituteur à vie sentimentale ratée et papa d'une fillette. Elle le vire de son lit sans avoir consommé mais accepte paradoxalement son invitation à déjeuner chez lui le lendemain, pour finir par le planter là. Pour rentrer en train chez elle à Paris il lui faut changer à Cologne où, après lui avoir annoncé par téléphone la veille qu'elle n'aurait pas le temps de la voir, elle tombe à la gare sur Ida, qui lui remet un paquet, comme par hasard. Mère de son ex fiancé et amie de sa mère, celle-ci ne songe qu'à la raccommoder avec son fils et l'inciter à faire des enfants ("ton père serait si content !"), comme en compensation de ses propres échecs débités sur un banc. Lesquels la rendent incapable d'accueillir les transformations sociales, et de comprendre les aspirations d'une femme indépendante. Anna fait ensuite étape à la gare de Bruxelles-Midi, sur la demande de sa mère, personnage désenchanté avec qui elle préfère passer une nuit dans le même lit d'hôtel, plutôt qu'au domicile parental auprès du père. Dans la dernière étape ferroviaire, nouvelle rencontre en la personne d'un grand rêveur morose, ayant multiplié les voyages en quête d'un pays de liberté, qu'il escompte trouver en s'installant en France. Enfin l'amant Daniel, homme désabusé, la cueille en voiture sur le trottoir de la Gare du Nord à Paris. C'est encore à l'hôtel qu'elle va avec lui passer une nuit, au cours de laquelle elle est amenée à courir les pharmacies en taxi pour le tirer d'un malaise à l'aide de médicaments suivis d'un massage. Enfin chez elle, étendue sur son lit dans l'obscurité elle écoute les messages téléphoniques enregistrés en son absence sur le répondeur.
Voilà un synopsis qui ne rend absolument pas compte du caractère constamment singulier de l'image. Remarquons pour commencer, en plongée-serré la curieuse posture d'Anna endormie nue dans son lit d'hôtel le jour de son départ d'Essen, le plateau du petit-déjeuner sur elle au premier plan, dont le contenu a un peu glissé vers le bas. La tête est déportée à sa droite sur un cou distordu du côté du téléphone posé sur la table de nuit. Elle est réveillée par la sonnerie dudit : c'est Heinrich qui l'attend pour le déjeuner à midi avant le départ du train à 16h. On en déduit qu'assise adossée au montant de tête, elle s'est affalée de fatigue pendant son petit-déjeuner, sans prendre la peine de déplacer le plateau ni de s'enfoncer sous la couette au risque de le renverser. Tout cela traduit une sorte d'attente vaine dans le désœuvrement d'une fin de séjour éprouvant, en écho à ces paroles désenchantées qu'elle adressera à sa mère : "je suis seule, alors j'ai des aventures". Ce plan ne vaut donc pas pour lui-même, mais pour ce à quoi il renvoie. C'est le laconisme qui fait la force de l'image.
Il ne s'agit pas ici de réalités substantielles mais des intervalles qui les séparent, et où les paroles, toujours indépendantes et excédentaires par rapport à la ligne d'action, déployant des mondes hors-champ déconnectés (les récits des personnages de rencontre), tombent à vide. Il ne s'y passe rigoureusement rien, si ce n'est de saugrenu comme cette cravate qu'Anna déniche dans le placard de sa chambre et qui prend un relief disproportionné ou, sur le seuil d'une chambre voisine dans le couloir, cette paire de chaussures masculines examinée avec une incrédulité vague, posée à côté d'un repas constitué de petits pois qu'elle renonce brusquement à grapiller un moment après s'y être, avec méfiance, essayée. C'est à relier à l'incommode posture au lit et à la question des rencontres sexuelles par désœuvrement. Tout se passe donc comme si les choses elles-mêmes avaient statut intervallaire.
Rien n'est acquis
Le film en son entier semble bien voué à une logique du passage et du transitoire. Reliant deux points géographiques, le train incarne un intervalle d'espace mais la chambre d'hôtel par elle occupée entre les activités diurnes marquent un intervalle de temps ; intervalles redoublés par la figure des couloirs, ceux du train, ceux des hôtels qui, pris en travelling ressemblent à des trains. Et même une fois dans son appartement de Paris s'adresse-t-elle à cette autre forme d'intervalle : le répondeur téléphonique dont le dernier message repoussant d'une année, au titre de cocasse conclusion du film, un rendez-vous d'anniversaire raté pendant qu'elle était en Allemagne. "La scène du répondeur, indiquait Akerman dans une interview *, contient presque tout le film pour ce qu'il représente d'imaginaire".
Une forme de vacuité intensément énigmatique à ne rencontrer en la personne de la protagoniste nulle réponse appropriée. Celle que permettrait une position stable dans un environnement pratique. Or Anna évolue sur espace lisse et venteux, la veste toujours ouverte dont, dérisoirement par temps froid, elle serre des doigts le col sans paraître remarquer l'air froid qui s'engouffre entre les pans ouverts. Tenue nomadique dont les parements symétriques verticaux sur le devant jusqu'aux épaules s'apparentent aux bretelles d'un sac à dos. A-t-elle même vraiment besoin de bagage ? Son sac de voyage n'est visiblement pas plein. La voyageuse se passe très bien de vêtements de nuit. Voyez-la se glisser nue entre les draps, tandis que, munie de son seul sac à main, sa mère a sorti de son chapeau (faux-raccord) une jolie chemise de nuit en dentelles. Y-a-t-il seulement des sous-vêtements dans ce sac ? Elle est aussi nue sous son pull que sous sa jupe. Si bien qu'au lit avec Heinrich, elle n'est pas plus nue qu'à l'ordinaire, à l'aune de l'absence de passion pour cette aventure. Mais, plus profondément, en raison du décalage entre les mots et les choses résultant de la disparité des codes entre les deux mondes, permanent et transitoire. Même la tentation au cours du massage de mettre les doigts dans l'anus de son amant Daniel est un acte purement factuel, débarrassé de toute connotation morale, bien qu'elle soit censée le désirer, lui, si l'on en croit la sensualité croissante de ses gestes au cours de la scène. La logique mécanique se substitue ici aussi à l'anthropomorphisme. Il faudrait donc entendre "bagage" au sens de stock des connaissances acquises avec les valeurs sociales qui leur sont attachées. Rien ici n'est jamais acquis.
Incompréhension
Davantage, la passagère traversée de courants d'air ne saisit pas les événements physiques ou verbaux dans leurs attendus cognitifs, mais doit à chaque fois s'arracher à sa condition d'errance pour risquer un ajustement aux règles de la socialité sédentaire. Ce qui la maintient toujours au seuil de l'étrangeté du monde dominant, et peut entraîner contradiction entre l'état affectif et le comportement. Anna se love dans le lit contre sa mère, nue comme un nouveau-né, situation régressive rendue possible par le rabattement du gîte nocturne sur l'hôtel, sans le père. Mais son congé sur le quai de la gare est implacable et net comme un coup de rasoir, après un docile "je t'aime" comme récité à un pas de distance et presqu'au garde-à-vous face à la mère, qui l'en avait priée. Il y va de la sauvegarde de l'itinérance après une brève concession à la nidification.
Le jeu indécidable, suspensif, de Clément fait à cet égard merveille. Sa voix claire un peu métallique, à la limite de l'inexpression, écarte tout entraînement empathique, et surtout ses "oui" totalement désaffectés, un moment remplacés par des "on le dit" indécis, renvoient par un humour sans rire les paroles d'autrui à leur inanité. L'hôtel des Grands hommes où déclare aller loger le voyageur à Paris s'en trouve retourné en cabanon aux imbéciles, et en servitude la liberté censément au cœur des Français. Il appert que le style et l'atmosphère du film reposent sur les tribulations d'un regard inscient, postulant que la vérité est le privilège de ceux qui n'y comprenant rien, ne peuvent a fortiori interpréter ce à quoi ils sont confrontés.
Laconisme
Et pourtant, le travail de l'acteur n'est qu'un petit aspect du laconisme fondamental du film. L'anonymat de l'environnement ferroviaire ou hôtelier contribue à cette vision somnambulique incarnée par Anna. Derrière leurs épaisses lunettes, les réceptionnistes sont des relais opaques uniformisant la valeur émotionnelle des choses. C'est sous les yeux néanmoins sans lunettes d'un portier, mais figé tel un mannequin de vitrine dans une étrange posture de l'autre côté du comptoir sur lequel ils sont accoudés au premier plan, que Heinrich communique son adresse à Anna, après coucherie supposée dans la chambre, autrement dit, secret de polichinelle à double-fond.
Mais surtout, le sens ne se réduit pas à un contenu de l'image sonore constamment rapporté à un point de vue implicite découlant du mode de présentation. Au contraire fixe, parfois exacerbé par la symétrie bilatérale du cadre, il désavoue tout programme au profit d'une mécanique. La caméra n'a aucun droit sur cet univers imprévisible. Si un pano-travelling accompagnant Anna dans la salle des pas-perdus se porte à la rencontre de la mère surgie comme une apparition d'un pilier, c'est en lien avec l'expression ambiguë de saisissement intrigué de la fille. Quant au travelling, il est mouvement ferroviaire sans le train. Mais attraper un détail, une information par un mouvement d'appareil, ce serait comme aller puiser à volonté dans le panier aux accessoires. Alors que le hors-champ du plan fixe agit en puissance comme sa condition de possibilité. Il se produit plus de choses dans l'invisible que dans le visible.
C'est le principe même du laconisme pour autant que visible et invisible sont mutuellement déconnectés. On ne discerne pas le sac à dos car il est incompatible avec ce que prescrit le récit. Il ne réside pas dans ce dernier mais dans le texte, en tant que corroboré en réseau.
La bande-son a un rôle privilégié à cet égard. Les craquements de semelles, le battement des bogies, etc., sont d'une part naturalistes : effets de ce qui paraît à l'image, et d'autre part textuels comme relais de l'enjeu énigmatique sous-jacent désavouant le sens apparent. Émergeant de son compartiment, le "grand rêveur" vient se poster à proximité d'Anna debout dans le couloir, arrêt salué par un grincement de freins hors-champ. De même que, le train de marchandises passant à l'horizon au moment où Anna quitte la maison d'Heinrich se confond avec le bruit de ses pas. Davantage, la fenêtre du compartiment tient lieu de cadre. Bref, les actions humaines s'apparentent à la dynamique ferroviaire, soulignant avec la précarité du moment le caractère circulatoire des "rendez-vous", qui rendent dérisoires ces existences croisées, cramponnées à des crises que le regard sibyllin de la protagoniste transforme en chimères. Au point que l'extranéité du personnage ne peut leur être d'aucun secours. C'est pourquoi arrive un moment où Anna s'appuie de l'épaule contre l'autre pour suppléer du corps ce que ne peuvent les mots. "Pour ne pas annuler la différence" avance aussi à raison Alexandre Moussa dans Critikat. Le massage également est la seule réponse possible au désenchantement de Daniel, qui voue toute réponse consolatrice au simple déni. C'est pourquoi le glissement vers l'anus ne s'apparente pas à un passage à l'acte, mais à la suite logique du message corporel.
Une ironie mécanique
Si l'on peut parler de mécanique, c'est que le film envisagé comme texte est moléculaire. Il déborde infiniment l'anthropomorphisme du récit. Le caractère insolite des membres du personnel de l'hôtel provient de leur qualité de réflecteurs neutres, redevable à quelques artifices de plateau : lunettes ou postures impossibles. Lesquels à la limite peuvent se passer de figure humaine. Des configurations sonores ou visuelles peuvent par elles-mêmes jouer le rôle de catalyseurs obtus comme dans la chambre d'hôtel le fond sonore musical de la radio ou, à Paris, la présence visuelle du récepteur de télévision. Ce dernier retournant en questionnement l'obscénité de la main de Daniel fourrageant sous la croupe d'Anna. Imaginez les scènes en question sans ces témoins inorganiques : elles seraient privées de leur ironie mécanique. D'une mécanique dont l'engrènement se concrétise dans une composition rythmique de tout-venant sensible : pas seulement dans l'agencement au montage des multiples effets visuels et sonores, parfois imperceptibles comme le frottement des doigts d'Anna passés sur le tissu de la serviette de bain de l'hôtel, et souvent en faux-raccord. Mais aussi dans la qualité de plat roulement de monologues, non littéraires, truffés de truismes, des trois rencontres, voire dans la scansion des ellipses et dans la multiplication des faux-raccords son. Le rythme est immanent au film, il n'est donné ni par quelque saucissonnage de montage, ni par une bande-son extradiégétique ou autre intentionnalité extérieure.
Feu d'artifice
Ce n'est donc pas l'adéquation à la réalité qui fait vrai, mais son artificialisation ostensible, de sorte que n'est pas censuré le simulacre pelliculaire et que, paradoxalement, cela peut atteindre à l'étrangeté du réel qui, sans mesure, est impropre à la représentation. Debout dans le couloir, Anna et le voyageur sont animés d'un balancement censé provenir du tangage ferroviaire. Or le wagon est absolument stable relativement au cadre. De même que l'expression indéfinissable du visage d'Anna découvrant sa mère dans la salle des pas-perdus, est redevable au mouvement de la tête qui, en se portant en avant comme pour s'assurer que ce n'est pas un rêve, modifie l'impact de la lumière en dotant les pommettes d'un flottement de sourire. À ce compte ce n'est pas même la peine de justifier les étapes de l'action. La désinvolture du faux-raccord tranche : qu'est devenu le paquet qu'Ida a remis à Anna ? Évanoui d'un plan l'autre ! Ce qui en souligne le poids symbolique et la valeur d'émancipation de son escamotage relativement à l'incitation à la maternité de la postulante belle-mère. Ceci sans aller à censurer la réalité profilmique. Qu'Anna proteste qu'elle chante faux, il s'avère à l'épreuve que le personnage chante vraiment faux. Du coup la singularité inimitable d'Aurore Clément faisant effraction dans la fiction à entonner la chanson "Moi j'essuie les verres", ouvre un étrange espace hôtelier, à cheval sur le réel et la fiction : dérision de la vaine séparation des catégories en art.
Au total, cette indistinction entre le procédé et le contenu filmique remet en question le cadre spatio-temporel de l'action. Le mode d'emploi nous en est donné au départ dans une mise en abyme. La première chose que fait Anna en arrivant dans sa chambre d'hôtel c'est, suivie en travelling latéral, de tirer le rideau courant sur rail le long de deux fenêtres successives au son d'un roulement ferreux, au moment précis où un train circule dans la gare en face. Elle ouvre la fenêtre (amplification proportionnée des bruits extérieurs), et se tient immobile en observation un moment. Coup de frein du train et elle ferme la fenêtre avec un claquement de portière. Les passages de train sont si prégnants, qu'on les entend parfois aussi bien à travers la fenêtre fermée, par faux-raccord.
Étant donné ce dispositif, le compagnon de voyage d'Anna peut donc aussi bien avoir l'air d'un soldat démobilisé avec sa tenue vaguement kaki, sans cravate. Justement, il est allé en Bolivie, comme Klaus Barbie qui en sera extradé en 1983 pour être jugé, mais l'affaire avait déjà été soulevée par Beate Klarsfeld à l'époque du tournage. Pour confirmer, Heinrich, l'autre Allemand de rencontre, dont la veste évoque le style militaire, pose devant deux lignes parallèles au sol de maçonnerie en forme de rails. En écho à cette trace, sur les deux hommes, de l'époque sombre, le son du claquement des talons** des chaussures qu'Anna manipule comme avec des pincettes dans le couloir de l'hôtel.
Le trajet par fer se confond du coup avec celui de la déportation et retour. Sur les traces de ceux qui sont revenus, mais aussi des fantômes des victimes de l'holocauste : juives si l'on s'en réfère à l'identité de la signataire, mais la solidarité des sacrifiés n'a, dans un tel film, de frontière ni religieuse ni ethnique.
"Dove sei ? Where are you ?" prononce une voix de femme dans l'enregistreur téléphonique, fantôme égaré au plurilinguisme des âmes errantes.
* Cinématographe, n°41, nov. 1978. Retour
**Évoquant dans son ouvrage La Défaite dépasse toutes nos espérances (Plon, 2006, p. 223) un séjour à Vienne "à la fin des années 80" (donc à l'époque du tournage d'Anna) comme assistant et acteur, Roman Goupil se souvient d'un réceptionniste dans un hôtel luxueux, qui claquait des talons en lui faisant savoir qu'il était attendu par le réalisateur. "De toute façon, commente l'assistant réalisateur de notre film, c'est bien simple, tous les types qui ont les cheveux blancs sont d'anciens nazis." Coïncidence ? Retour 31/03/25