CINÉMATOGRAPHE 

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Jean-Luc GODARD
Liste auteurs

Alphaville (une étrange aventure de Lemmy Caution)  Fr.-It. N&B 1965 98' ; R., Sc., Dial. J.-L. Godard ; Ph. Raoul Coutard ; Mont. Agnès Guillemot ; Son René Levert ; M. Paul Misraki ; Int. Eddie Constantine (Lemmy Caution), Anna Karina (Natacha von Braun), Akim Tamiroff (Henry Dickson), Howard Vernon (Pr Léonard Nosfératu dit von Braun), Laszlò Szabo (l'ingénieur en chef), Jean-André Fieschi et Jean-Louis Comolli (Pr Heckell et Jeckell).

  

   1984 (allusion au roman de George Orwell). Sous le nom d'Yvan Johnson, censément journaliste au Figaro-Pravda, Lemmy Caution, agent secret pour le compte des Pays Extérieurs correspondant à notre terre, débarque à Alphaville, capitale d'une autre galaxie. Laquelle est contrôlée par le superordinateur Alpha 60 mis au point par le professeur von Braun, l'inventeur du rayon de la mort et des rayons alpha. Léonard von Braun, en réalité Léonard Nosfératu, fut chassé en 64 des Pays Extérieurs, qui aspirent à le récupérer. Sa fille Natacha, une "programmatrice d'ordre 2", a reçu des autorités l'ordre de se mettre au service du faux journaliste. Celui-ci retrouve son collègue, l'agent X-21 Henry Dickson qui, avant d'être assassiné sur ordre d'en haut, lui confie la mission de sauver "ceux qui pleurent", c'est-à-dire le peu d'humanité subsistant, en détruisant Alpha 60. Au nom de la logique, celui-ci façonne les esprits en les coupant du passé et du futur ("le temps est comme un cercle qui tournerait sans fin"), par la rééducation permanente, et en réformant en permanence au gré de la censure le dictionnaire - qui remplace la bible. Il ne faut jamais dire "pourquoi ?" mais "parce que" dit l'ingénieur en chef à Caution. Les citoyens assimilables sont constamment sous calmant, les éléments incontrôlables étant éliminés en masse, pour avoir "agi de manière illogique". Alphaville décide d'envahir les Pays Extérieurs au prétexte qu'ils vont lui déclarer la guerre.
   La poésie est l'antidote de ce monde déshumanisé : Lemmy Caution a dans ses bagages un exemplaire de Capitale de la douleur d'Éluard
. Natacha, dont la nuque est tatouée d'un numéro comme à Auschwitz, est sous l'emprise d'Alpha 60. La jeune et belle décervelée, qui n'a jamais vu son père, ignore ce que veut dire "amoureux" et "conscience", mais elle redécouvre les sentiments au contact de Caution, qu'elle s'obstine à fréquenter quand on le lui interdit, versant même une larme lorsqu'il est tabassé. 
   Bien que pressenti
comme agent double intergalactique, celui-ci est condamné à mort pour des motifs absurdement logiques à la suite d'un interrogatoire où Alpha 60 est dépassé par ses énigmes. Mais l'agent secret s'évadant fait un massacre dans les locaux de la Section centrale d'intégration puis se rend chez le professeur. Comme celui-ci refuse de le suivre, il l'abat et détruit les transformateurs qui alimentent les circuits d'Alpha 60. Traumatisée par la déconnection, Natacha est enlevée par Caution. Dans la voiture qui fonce vers les Pays Extérieurs, elle retrouve les mots interdits : "je vous aime".


   Ce qui semble caractéristique, c'est que cette œuvre expérimentale n'est faite que d'éléments de seconde main. Les acteurs sont tous vecteurs d'allusions. Lemmy Caution bien sûr, comme figure célèbre de série B, mais aussi Akim Tamiroff, acteur wellesien, Howard Vernon, tueur dans Le Diabolique Dr Mabuse de Fritz Lang, souvent voué aux rôles de sadique ou d'officier nazi, Laszlò Szabo, le tortionnaire du Petit soldat, Comolli et Fieschi, collaborateurs des Cahiers du cinéma, enfin Anna Karina, l'épouse du réalisateur dont le cinéaste vient de divorcer, mais sur laquelle il semble porter un ultime regard énamouré comme d'un chant du cygne rétrospectif.
   Parodie de science-fiction par les références à une science plus ou moins fantaisistes comme : "grand oméga-moins sera la victoire de l'antimatière", c'est tout autant, sous pellicule noir et blanc, une
parodie de série noire bruyamment scandée par la musique auxiliaire de style suspense, exagérément dramatique, avec allusions aux fictions du genre (Dick Tracy et Guy L'Eclair), scènes de violence et décor de ville nocturne de béton et de verre reflétant une nuit trouée de lumières artificielles. Tout cela parcouru par la caméra comme s'il y avait quelque chose d'impénétrable, des forces occultes tapies derrière ces façades géométriques aux multiples baies en permanence éclairées. Présenté comme une espèce de Big Brother électronique, superflic accompagné en alternance d'un phare de surveillance ou d'interrogatoire, l'ordinateur fait la synthèse entre science-fiction et polar. Particulièrement intéressant est en l'occurrence le mépris de la vraisemblance. Ainsi, l'agent secret conserve-t-il son revolver pendant l'interrogatoire. Aussi bien, on circule en voiture dans le vide intergalactique, si bien que les fugitifs amoureux romantiques "roulent dans l'espace intersidéral".

   Enfin le dialogue est tissé de citations littéraires et poétiques, pas seulement de Paul Éluard, quand ce ne sont pas les sentences, les jeux idiomatiques, les canulars et les saillies, effets assez inégaux, typiques du réalisateur, qui donc se cite lui-même. 

   Saisi avec des pincettes, le matériau n'est jamais véritablement transformé de façon à briser les barrières du langage. On est bien à l'époque de la remise en question du récit, consistant à casser le joujou afin d'en exhiber les ressorts.
   Tout au plus résulte-t-il de ce collage généralisé une forme de distance ironique donnant dans la satire d'un monde imaginaire extrapolé du nôtre où, d'une part le bien suprême, compris comme privilège masculin, se résume dans "l'or et les femmes" (capitalisme), et d'autre part la vigilance de la police politique réécrit l'histoire (totalitarisme poststalinien), d'où Figaro-Pravda, humour d'oxymore à l'instar d'"Yvan Johnson". La femme est représentée par les "séductrices d'ordre 3" des hôtels à la simple blouse fort déboutonnée, à la disposition du client. 

   Au contrôle sémantique régi par l'"Institut de sémantique générale" (allusion possible à l'œuvre de science fiction de Van Vogt), s'oppose la poésie comme pratique du langage échappant à tout contrôle. Et le règne de la logique, celle en fait d'un pouvoir qui "travaille pour le bien universel", ne peut être vaincu que par l'amour, qui constitue la force réprimée à libérer. Figure de l'amour, Natacha, ou plutôt Annatacha, est émouvante d'être filmée comme objet fétiche. Au dernier quart du film, la jeune femme interroge : "Amoureux, qu'est-ce que c'est ?" Accompagnée d'un air sentimental, la réponse est une séquence de quelque deux minutes célébrant l'amour du couple par un montage très esthétique sur un texte d'Éluard recomposé à partir de plusieurs recueils autour de Capitale de la douleur. Mais attention ! La citation poétique ne fait pas la poésie filmique. Surtout pas illustrée de belles images et renforcée d'émouvante musique. On a trop souvent confondu l'hommage fait à Éluard avec de la poésie filmique, qui ne saurait passer, elle, que par une alchimie de l'image-son. En empruntant par excès à des valeurs extrinsèques, Godard censure la filmicité. De plus, tout en étant dédié classiquement à la continuité de l'action, le montage est un véritable dispositif de stimulation sensorielle, ne laissant jamais l'œil ni l'ouïe en repos : clignotements de formules mathématiques en néon, bips électroniques, scansions musicales, plans en négatif, plans de coupe diversement énigmatiques, etc.  

   Étrange cet encombrement pour quelqu'un qui voudrait nous apprendre à regarder les images elles-mêmes !

    Question qui se pose inévitablement : est-ce de l'art ? Mot redoutable : on ne sait jamais par où le prendre, mais j'ai déjà commencé à répondre. Il faut aller jusqu'au bout.  

   L'art d'abord ne saurait être confondu avec la technique. Invoquer le superbe noir et blanc signé Raoul Coutard, c'est évoquer une valeur en soi authentifiée par la griffe, et non une différence. C'est éviter de se poser la question de sa nécessité comme pièce d'un ensemble. Surtout, que l'art ne soit pas démonstratif, mais soulève des questions "questionnantes", dont les réponses travaillent, ne prenant forme que beaucoup plus tard ou jamais. Or non seulement ce film exhibe ses attendus, ce qui après tout convient au cinéma expérimental, mais en plus il en étale les ficelles : manifeste contre le récit traditionnel, thème manichéen du pouvoir et de l'amour, exaltation de la poésie non filmique, adulation de la star par un Godard irrésistible de verve et d'astuce... le tout dûment martelé par le montage signalétique et l'omniprésence musicale qui, pour être parfois - avec bonheur - antiphrastique, n'en dicte pas moins, globalement, sa loi aux images. 

   Celà, bien sûr, n'ôte rien au plaisir que l'on peut prendre à la veine parodique truffée de malicieuses trouvailles. Avant d'assister avec Natacha au spectacle des exécutions dans la piscine du ministère, le regard de Lemmy Caution dans l'ascenseur est attiré en contrechamp par le bouton poussoir marqué SS (sous-sol) en gros-plan plein-cadre. Dans un autre ascenseur où il est tabassé plus tard, les numéros des étages clignotent en décroissant jusqu'au SS marquant l'arrivée au sous-sol, où il est traîné sans connaissance. Voilà un effet caractéristique, qui rend mieux compte de la valeur d'Alphaville que toute prise de tête sur l'art. 23/07/19 Retour titre