Cédric KLAPISCH
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auteurs
Deux moi Fr. 2019 110' ; R. C. Klapisch ; Sc. Santiago Amigorena et C. Klapisch ; Ph. Élodie Tahtane ; Mont. Valentin Féron ; son Cyril Moisson ; Déc. Chloé Cambournac ; Cost. Anne Schotte ; M. Loïk Dury et Christophe Minck ; Pr. Ce qui me meut, France 2 Cinéma, Studio Canal ; Int. François Civil (Rémy Pelletier), Ana Girardot (Mélanie Brunet), François Berléand (psy de Rémy), Camille Cottin (psy de Mélanie) Simon Abkarian (l'épicier), Eye Haïdara (la collègue de la plate-forme d'appel), Zinedine Soualem (le pharmacien).
Mélanie est chercheuse en biologie, Rémy, manutentionnaire d’une plate-forme de distribution. Sans se connaître, ils résident, séparés par un mur, au même étage de deux immeubles mitoyens du quartier Stalingrad à Paris, s'y croisant régulièrement sans se voir. Amélie est encore sous le choc d’un échec amoureux d’un an. Rémy qui, enfant, a perdu une petite sœur, supporte mal d’être un des rares à échapper à une vague de licenciements, qui plus est avec une promotion à la hotline. Insomniaques et sujets au malaise, tous deux suivent une psychothérapie qui leur permettra de dénouer le trauma et de prendre conscience de leur vrai désir : trouver ce qui a du sens pour soi. En attendant, Mélanie se fourvoie dans la spirale des sites de rencontre. Rémy, qui a reçu en cadeau un chaton se contente de sites de chats. Mais le chaton échappé est recueilli par Mélanie. Les deux amoureux en puissance se trouvent enfin réunis à un cours de danse qui leur fut à chacun séparément vanté par l'épicier du coin.
Véritable conte de fées, construit comme un roman policier. Celui-là comme aboutissement d'un apprentissage avec le concours des fées (les psy, l'épicier, le maître de danse), celui-ci de ce que les éléments de l'enjeu narratif dès le départ séparés sont voués à se conjoindre en fin de parcours. Mais plus subtilement, la dynamique de l'intrigue consiste à ménager des croisements entre les parallèles, qui finiront par se rejoindre.
Voici au début les deux protagonistes à la pharmacie, côte à côte face-caméra mais l'un à l'autre opposés de trois-quarts dos, adressant la même demande à deux préparateurs différents hors-champ : "Bonjour, j'ai un problème de sommeil..." Puis, en montage parallèle, prise de médicament aux domiciles. Suivront des séquences alternées de la consultation psy, etc. Ou, sous la forme de quiproquos de montage ; quand par exemple, tous deux téléphonant, Rémy répond "d'accord" à son correspondant, cela s'adresse en même temps, par coïncidence, à l'amie de Mélanie alléguant sur l'autre ligne la psy lui avoir enjoint de "se bouger le cul pour rencontrer des mecs". À Mélanie à sa fenêtre adressant un signe de la main en direction du train à bord duquel est censée être sa sœur, succède un plan de Rémy installé dans le train qui l'emporte chez ses parents. Mieux, les séances de psychothérapie interfèrent significativement. Rémy confie à son psy la mort de sa petite sœur. Au changement de plan, Mélanie évoquant le départ de sa mère avec un homme quand elle avait vingt ans, la thérapeute commente : "Quand quelqu'un part c'est comme quand quelqu'un meurt." Et un échange matériel des attributs s'opère de lui-même bien avant la rencontre effective : la fumée de la cigarette de Mélanie à sa fenêtre, passe du côté de Rémy à son balcon, comme le chat de celui-ci dans l'autre sens à la suite de la fugue. Petit félin allant jusqu'à s'incarner en Mélanie par les oreilles effilées que lui font les coins du coussin du divan de cure.
Logique du désir, dont le film fait l'éloge à l'encontre de la convoitise et de l'envie. "C'est quoi pour vous une vraie rencontre ? demande Mélanie - Quelque chose qui n'est pas décidé, qui arrive par hasard", répond la psy.
Le hasard, par les étranges logiques qu'il entraîne, est la forme privilégiée du temps du désir. Il y a quelque disparité entre la cause et l'effet. Deux métaphores passant inaperçues parce qu'elles émanent de faits accessoires sont comme la mise en abyme de cet enjeu. 1) Le moteur à explosion : petite étincelle déclenchant un puissant processus selon un Rémy passionné de moteurs "mythiques". Par l'effet de l'énergie chimique, explique-t-il, une mécanique s'emballe. 2) L'immunothérapie dans l'exposé de Mélanie aux commanditaires de son laboratoire : La destruction de tumeurs cancéreuses par le système immunitaire, contrairement à la chimiothérapie, commet peu de dégâts collatéraux. Il s'agit d'une relation vivante entre deux systèmes cellulaires, et non d'une agression de l'extérieur.
Tout cela incarné dans la touchante candeur de deux acteurs admirablement dirigés, dans le contexte d'un univers urbain ad hoc. Village où l'on se croise, à l'épicerie, à la pharmacie, sur le chemin du métro, tout en restant la grandiose mais familière cité qu'emblématisent les lumières nocturnes et le retour insistant de la colline de Montmartre dominée par la basilique du Sacré-Cœur ; mais aussi espace ouvert au monde par ses deux grandes voies ferrées sillonnées de trains, dont l'une sous les fenêtres des futurs amoureux. Des candidats à l'aventure de la vie dans un décor propice à la chance tout en étant naturaliste. Ce qui répond au double critère filmique fondamental de l'imaginaire et de la crédibilité.
Le jeu des deux acteurs principaux vise à ne pas écraser l'action sous un savoir-faire technique, mais à la soumettre au régime des hésitations et des émois, avec le léger décalage qui fait sa part à la double exigence de la fiction et du naturel. Elle aboutit à l'émergence sensible de deux âmes en quête d'amour.
Cadre et montage font droit : 1) Tout d'abord au naturalisme de la chance, qui se décline au moyen de la variation des échelles. On passe souvent graduellement de l'intimité à l'univers extérieur et réciproquement. Le détail n'est, du reste, jamais dissocié de l'ensemble. Telle scène de couple dans un café au premier plan a pour pendant un couple de consommateurs en conversation à l'arrière-plan. La scène ne fait jamais le vide autour de l'action. Autant celle-ci s'inscrit fortement dans le contexte sensible, autant ce dernier s'étend à l'infini au-delà du cadre.
2) Loin d'être voués à la seule logique de l'action, le montage et le cadrage sont des procédés poétiques. Notamment dans l'agencement de la symétrie situationnelle et des coïncidences finalisées, forme d'humour qui s'apparente au ballet. Lequel donne le ton de cocasserie nous épargnant avec la sensiblerie l'écueil de l'identification. Ce qui n'exclut nullement le lyrisme, celui de la rencontre au bal surtout. Au ralenti, ils s'approchent l'un de l'autre en champ/contrechamp, la musique diégétique du cours de danse étant à vitesse normale. Plan-épaule face à face. Timidité réciproque. Gros plan de sa main à elle se posant (ralenti image, pas musique) sur l'épaule de l'homme dont la main en gros-plan saisit (ralenti image, pas musique) la taille de la jeune femme. Les deux autres mains se rejoignent en plan serré. "Comment tu t'appelles ? - Et toi ?", etc.
Montage et cadrage avec la lumière sont le moyen de la filmicité. La force du film tient à ce qu'il ne se limite pas au simple enregistrement de l'action d'un récit préexistant, mais tend à l'écriture par la désarticulation du propos de par la logique des artifices langagiers. C'est notamment par le biais du montage qu'on peut comprendre - émotionnellement et non intellectuellement -, qu'il y a relation entre l'accomplissement tardif du deuil de Rémy et sa capacité à s'ouvrir à la rencontre. Contre l'avis de ses parents (qui finissent par l'y rejoindre), il va se recueillir sur la tombe de sa sœur. Contre-plongée en gros-plan sur le visage ému. Cut. Plongée taille sur Mélanie allongée sur le divan de cure et vêtue d'un chemisier fleuri comme une tombe. À l'instar des oreilles de chat de l'oreiller, L'image n'est pas à lire comme représentation. Il faut voir aussi comment l'immense montant en V soutenant les baies du laboratoire est magnifiquement cadré sur fond de ville nocturne comme élan victorieux du corps de Mélanie préparant son exposé sur l'immunothérapie. De même que l'effet sonore de la circulation des trains est traité comme accompagnement de l'action. Le bruit du train s'éloignant off préfigure le brusque départ de la collègue de la hotline repoussant le baiser de Rémy. C'est beaucoup plus intéressant que le commentaire musical du salut de Mélanie destiné par le récit à la passagère invisible du train mais, par le montage, adressé au voyageur Rémy. En tant que séduisante injonction didactique, il surenchérit en l'appauvrissant sur l'effet paradoxal de coïncidence préméditée. Ce qui n'est pas le cas de la musique de la rencontre, laquelle appartient à la fois au contexte du cours de danse et contribue à l'effet poétique, non seulement en dissociant les vitesses de l'image et du son, mais en battant la mesure des cœurs.
Bien que l'adoucissement musical puisse correspondre à un besoin de connivence avec le public (il en abuse dans Ce qui nous lie, 2017), Klapisch en joue ici sur le mode du clin d'œil partenaire. Comme cet étrange pluriel sans marque du titre (deux moi) conformément au code orthographique, et comme les références subreptices à Chacun cherche son chat, opus de veine comparable (sa meilleure), ou même, plus secrètement, comme l'hommage à Meyer, le grand-père du cinéaste déporté à Auschwitz, dont une plaque sur la porte se fermant révèle en être l'homonyme le psychiatre partant en retraite.
Au total, un divertissement exquis, de très haute tenue. 28/10/23 Retour titres Sommaire