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WONG Kar-wai
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2046 Chine/Hong Kong/All./France VO 2004 125' ; R., Sc. Wong K-w ; Ph. Christopher Doyle, Kwan Pung-Leung, Lai Yiu-fai (35mm) ; Mont. William Chang ; M. Shigeru Umebayashi, Peer Raben, Vincenzo Bellini ; Pr. Wong Kar-wai et Zhang Yimou ; Copr. Eric Heumann, Amedeo Pagani et Marc Sillam ; Int. Tony Leung Chiu-wai (Chow Mo-wan), Zhang Ziyi (Bai Ling), Gong Li (Su Li-Zhen), Maggy Cheung (Su Li Zhen), Carina Lau (Lulu/Mimi), Faye Wong (Wang Jing-wen), Wang Sum (Mr. Wang, l'hôtelier), Siu Ping-lam (Ah Ping, rédacteur et ami de Chow).

   Hong Kong années soixante. Installé dans le petit hôtel d’Orient, chambre 2047, M. Chow écrit un roman de science-fiction intitulé 2046, d’après le numéro de la chambre voisine associée à ses rencontres féminines. Les voyageurs du temps vont chercher en 2046 les souvenirs amoureux perdus. Le romancier y transpose ses multiples idylles au destin mélancolique. Le protagoniste incarnant l’auteur en tant que voix off est un jeune homme Japonais s’exprimant dans sa langue maternelle et qui revit une passion avec un androïde femelle aux réactions différées : le sosie de Jing-wen, la fille aînée de l’hôtelier Wang, amoureuse d’un Japonais, avec laquelle Chow a eu une relation platonique. En réalité ce n’est qu’une figure des autres femmes entre lesquelles les identités semblent s’échanger.
   S’il a connu la première, Su Li Zhen, à Singapour, c’est quand même dans une chambre d’hôtel numérotée 2046. Échec sentimental qui le conduisit solitaire à Hong Kong dans un premier modeste hôtel. Alors qu’il lui demandait de partir avec lui en effet, Su Li Zhen s’est dérobée, laissant apparemment décider les cartes.
   C’est la seconde, Lulu, ancienne connaissance de Singapour croisée à Hong Kong et raccompagnée à l’hôtel d’Orient où elle occupait la chambre 2046 qui a éveillé son intérêt pour ce chiffre. Poignardée cependant par un petit ami jaloux elle ne s’y trouve plus au retour de Chow. Il voudrait reprendre la chambre, mais elle est en réfection. Il accepte toutefois la 2047. La troisième, deuxième à occuper la 2046 de Hong Kong, est Wang Jing-wen. Elle sera remplacée par une quatrième, Bai Ling. Après avoir rompu avec son petit ami Dabao qui devait l'emmener à Singapour, celle-ci s’attache à Chow, lequel malgré la complicité amicale et sexuelle refuse de s’investir et finira par la quitter définitivement après un nouvel épisode platonique avec Jing-wen, qui réoccupe la 2046, ayant été obligée par son père de rompre avec son amoureux.
   Chow s’est lancé dans un nouveau roman, 2047, en vue de clarifier la relation amoureuse compliquées de Jing-wen. Cela lui fait comprendre qu’elle aime toujours son Japonais. Il l’en convainc si bien qu’elle finira par l’épouser au Japon où elle emporte une copie de 2047, dont elle déplore la fin trop triste.
   Prié de la réécrire, l'auteur sèche, obnubilé par la fin heureuse manquée avec Su Li Zhen. Il retourne à Singapour où celle-ci reste introuvable. Mais tombe sur son sosie qui est aussi son homonyme et qui comme elle joue aux cartes. Elle met en jeu la divulgation de son passé à la demande de Chow et l'emporte aux cartes comme la première Su pour la séparation. Chow se console en réalisant que c’est cette dernière qu’il regrette.
   Nul finalement n’est revenu de 2046 conclut le narrateur. Les secrets sont donc à jamais perdus. (voir synopsis complet).

   Scénario construit comme un rêve compliqué pointant pourtant une seule et même virtualité simple. Tous les épisodes se recoupent par un fait ou par un autre, des métonymies renvoyant au même tout. La chambre 2046 de Singapour et son prototype de Hong Kong (celle aussi du couple d'In the Mood for Love), Singapour n'étant pas seulement lié au deux Su, mais aussi à Bai Ling qui en rêvait avec Dabao avant finalement d'y emménager ; le vain leitmotiv "je pars avec toi" ainsi que : "on ne sait jamais, les sentiments s'insinuent en nous à notre insu", même phrase émise dans des contextes différents ; les deux batteurs, l'un poignardant Lulu, l'autre emmenant Jie-wen, la fille cadette de l'hôtelier ; le tarif des mille mots au journal coïncidant avec celui fixé pour la "passe" ; le billet d'avion Singapour-Hong Kong payé à Lulu et celui de Singapour que Bai Ling rembourse à Chow ; les réveillons de Noël 66, 67, 68, 69 associés respectivement à Lulu, Bai Ling, Jing-wen et Su Lin Zhen 2 ; enfin les sanglots communs à Su Lin Zhen et à Bai Ling.
   Tout porte à croire que le dénombrement des personnages "réels" (y compris l'hôtelier) est réductible à une quantité inférieure. La figure symétrique des Su Lin Zhen en tout cas y invite en affirmant le caractère ludique de la distribution des rôles. Ce que renforce le fait que le narrateur également s'incarne dans le jeune Japonais de 2046 et 2047, lui-même déplacement de l'amoureux de Jing-wen, que l'hôtelier de Hong Kong officie également dans 2046, et que les androïdes sont des sosies des femmes de chair.
   Encore l'existence des deux sosies Su est-elle davantage ludique que ne le serait leur synthèse en un seul et même personnage en introduisant une étrangeté propre à relancer le jeu des identités. C'est le miracle du cinéma que de pouvoir maintenir ce genre de doute ontologique proche de la poésie, en tout cas de la poésie scénaristique, car il s'agit là globalement du script. Qu'en est-il de la mise en film ?
   Le film manifeste un tel déploiement d'énergie esthétique, qu'on est porté à le qualifier d'œuvre d'art, et il est d'ailleurs généralement considéré tel.
   Qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? Supposons que ce qui la définisse est une autonomie interne reposant sur une structure formelle de jeu, par laquelle les données sont en interaction en dehors de la fonction pratique de communication sémantique. Mais que cette gratuité apparente recouvre une nécessité plus profonde, de portée spirituelle, c'est-à-dire ouvrant un questionnement vital, inédit.
   La structure formelle de jeu, en dehors du jeu scénaristique déjà analysé, est indéniable. Elle fait même l'objet de soins de réalisation extrêmes. Non seulement les images des années soixante alternent avec celles du futur, mais elle sont travaillées dans la matière pour stimuler les sens du spectateur. Celles du passé : le costume, les murs lépreux, la pluie nostalgique, les lampadaires vétustes, le fracas des trains à vapeur. Ce sont, du reste, moins des signes réalistes que des signaux esthétisés par le cadrage et l'appoint de la musique auxiliaire qui se sublime dans le bel canto bellinien. Même la bande-son - les voix d'enfant parvenant de l'extérieur, les impalpables sons variés du casino, etc. - tout en produisant un effet naturaliste en saturant l'espace sonore d'arrière-plan, ménage toujours une légère discordance esthétique avec la situation.
   Le futur est rendu par les effets high tech, reposant sur la stylisation de la lumière, du son et du mouvement, notamment par le leitmotiv du tunnel ferroviaire parcouru frontalement à toute vitesse sur des sons glissants de souffle, antithèse sonore de l'antique chemin de fer.
   L'enjeux amoureux se concrétise filmiquement, en dehors de quelques scènes de lit relativement discrètes, par l'érotisme élégant des corps féminins savamment parés et cadrés en gros plan niveau taille à l'arraché de l'élan, ou aux pieds sur hauts talons animés de façon à suggérer le jeu de jambes hors champ. Ce qui peut donner lieu quant aux androïdes à de véritables chorégraphies féériques et
chamarrées. Ceci en lien avec le côté voyeuriste de la proximité des chambres que figure très bien pour l'œil la grille de fer forgé à travers laquelle Chow guigne dans un plan séparé, de façon totalement ludique en ceci qu'on ne sait pas exactement où elle se situe, qu'en tout cas, la grille ne saurait donner sur un lieu intime comme la chambre 2046, et que de toute façon elle ne dissimulerait pas le voyeur.
   Le cadrage exploite au maximum les possibilités du format large (2.35:1) par des caches intradiégétiques isolant l'action par un effet de serrage non optique. Que l'action soit surcadrée par une huisserie de bois (le téléphone de l'hôtel), où qu'un jeu rythmé de panneaux réduise l'écran à l'une des portions extrêmes du cadre. L'enseigne au néon perchée sur le toit en terrasse de l'hôtel ne concède ainsi qu'un espace réduit gauche-cadre où les personnages de profil, cloués telles des figures de proue viennent à intervalles prendre à témoin de leur mélancolie un ciel muet.
   Les différentes étapes de cette quête rêvée sont à chaque fois comme soutenues et portées en avant par un thème musical auxiliaire démodé, nostalgique et lancinant auxquels font écho des ralentis et travellings alanguis, déréalisants.
   Le dessein éthique s'en tient en définitive à cette expression de l'échec amoureux dont la cause est l'impossibilité de faire coïncider l'être de deux individus de sexe opposé, au point qu'il ne reste qu'à se rabattre sur le culte amer du souvenir. Ceci en raison de décalages psychologiques ou circonstantiels, voire spatio-temporels. Les androïdes à réaction différée en sont la figure emblématique. Il s'agit donc d'un constat d'impuissance sublimé par une recherche plastique visuelle et musicale tenant lieu de principe de dépassement. Bref, le film souffre d'une indigence spirituelle, accrue par l'esthétisme surajouté, valant par et pour lui-même.
Pour surmonter la fatalité de l'impossible rencontre entre les sexes ne fallait-il pas plutôt faire de la non-coïncidence une force ? Force s'exprimant intensément à travers le matériau en le pliant à sa nécessité propre, à l'encontre de la savante esthétisation ?
   Qu'on me pardonne donc de ne pas faire chorus. 2046 relève à mes yeux davantage de la performance plastique que de l'art, du clip géant perfectionniste que du cinématographe. Les sens s'y délectent sans que l'esprit y trouve la subtantielle nourriture nécessaire pour perdurer dans un monde dont on ne peut attendre nulle régulation spirituelle.
07/08/09 Retour titres