CINÉMATOGRAPHE 

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Stanley KUBRICK
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2001 : L'Odyssée de l'espace (2001 : A Space Odyssey) USA-GB VO couleur (Technicolor, Metrocolor, SuperPanavision, Cinerama) 1968 135' ; R. S. Kubrick ; Sc. Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke, d'après son roman La Sentinelle ; Ph. Goeffrey Unsworth ; Ph. Additionnelle John Alcott ; Son Winston Ryder ; Mont. Roy Lovejoy ; Déc. Tony Masters, Harry Lange, Ernie Archer ; Eff. Sp. Garth Inns, Curly Nelhams, Jimmy Ward, Wally Keevers, Douglas Trumball, Con Pederson, Thomas Howard, Jimmy Harris, Fred Heather, Wally Gentleman ; M. Richard Strauss, Johann Strauss, György Ligeti, Aram Katchaturian ; Pr. Stanley Kubrick/MGM/Polaris ; Int. Keir Dullea (Dr David "Dave" Bowman), Gary Lockwood (D Frank Poole), Douglas Rain (voix de HAL 9000).

   En 2001 est découvert, enfoui dans le sol lunaire, un monolithe parallélépipédique, celui-là même qui semble dans la scène inaugurale du film éveiller l'intelligence de grands singes il y a quatre millions d'années. Pendant que les savants le photographient, l'objet émet une onde radio d'une fréquence insupportable en direction de Jupiter. Dix-huit mois plus tard, Le vaisseau Discovery est dépêché sur cette planète pour résoudre le mystère. Seul le superordinateur HAL 9000, qui règle toutes les opérations, connaît l'objectif exact de la mission.
   L'équipage se compose de trois géographes en hibernation et des docteurs Frank Pool et Dave Bowman. Ceux-ci reçoivent régulièrement des nouvelles de leurs familles par images-satellites, et conversent ou jouent aux échecs avec HAL, un compagnon tout à fait civil, voire pourvu de sentiments et réputé incapable d'erreur. Pourtant il est victime d'un raté, en détectant une fausse panne au niveau d'une des antennes extérieures.
   Après avoir testé l'antenne qui s'avère en bon état de marche, ce que confirment les autorités par radio, les deux cosmonautes s'isolent dans l'un des modules dont ils ont coupé la liaison radio, et décident de déconnecter le petit farceur électronique. Mais celui-ci lit sur leurs lèvres à travers le hublot. Alors que Frank remet en place l'antenne à l'extérieur, la sphère modulaire de liaison qui l'a amené à pied d'œuvre sous le contrôle de HAL sectionne les câbles d'alimentation de son scaphandre. Il est entraîné inerte dans le vide. Parti sans son casque dans l'urgence
Dave parvient à le rattraper dans une autre sphère qui agrippe le sinistré au moyen des bras externes articulés. HAL en profite pour tuer les hibernants dans leurs caissons étanches en coupant les systèmes d'alimentation. Puis il refuse à Dave l'entrée du vaisseau, arguant de l'incapacité des humains à poursuivre une telle mission.
   La fausse panne était donc stratégique. La faille est imputable à l'imprévision des programmes, responsabilisant une machine incapable d'apprécier véritablement le facteur humain. Dave est obligé d'abandonner Frank pour desserrer au moyen des bras mécaniques les écrous du sas de secours. Il entre au péril de sa vie (sans casque) et déconnecte l'ordinateur, ce qui déclenche un message divulguant la raison de l'expédition.
   À l'approche de Jupiter, le voyageur quitte le vaisseau dans un module qui, après avoir croisé un monolithe noir identique à celui trouvé sur la lune, est aspiré dans une autre dimension spatio-temporelle à travers d'étranges masses polychromes en perpétuelle transformation. Il se retrouve dans une suite Louis XVI où il vieillit et meurt assisté du monolithe dressé face au lit, puis se transforme en fœtus astral, inscrit dans un globe transparent de la dimension d'une planète qui se met en orbite dans le système solaire.

   Un monument par l'ampleur des moyens mis en œuvre et la qualité d'un résultat ayant marqué durablement l'imaginaire esthétique de la science fiction ultérieure. Quatre raisons peuvent être invoquées : énonciative, documentaire, mythologique, éthique(1)
.
   Le registre global pourrait se qualifier de tragique narquois. Tragique de l'homme infiniment petit, détenteur d'une science dérisoire, face à un univers dominé par des entités extraterrestres capables d'engendrer des planètes. Narquois par une énonciation usant à la fois du montage, de la composition d'ensemble, du jeu des acteurs et de l'emploi de la musique auxiliaire.
   La lenteur voulue du récit donne à penser qu'il est constitué de longs plans-séquences. En réalité il s'agit d'une succession de plans légèrement variés comme autant de poses photographiques. Ostensiblement, l'œil au travail creuse une distance entre le spectateur et la diégèse, démystifiant le sérieux de cette fabuleuse construction fictionnelle. Prenant appui sur cette distanciation d'une ironie métaphysique, la composition raille le statut de l'homme en identifiant l'os du grand singe projeté en l'air il y a quatre millions d'années avec l'aéronef qui en affecte la forme : le nec plus ultra de la science et de la technologie n'est guère que l'os à ronger de l'humanité évoluée. Quatre millions d'années représentent un éclair à l'échelle de l'univers.
   Ce point de vue olympien auquel le sourire des dieux ne fait guère défaut, est souligné par l'emphase musicale de Richard Strauss (
Also Sprach Zarathustra) encadrant le récit et la bondissante inadéquation de la valse de Johann Strauss qui accompagne les graves évolutions des produits du génie humains. Non seulement la valeur de la lenteur solennelle de l'action et des mouvements d'appareil est-elle critiquement inversée mais aussi la beauté des images prend de plein droit le statut de jeu spectaculaire ouvrant la voie au tragique. Lequel ne peut en effet, en général, être pris que par défaut.
   Dans le genre sérieux, il s'identifie à son énonciation et tombe dans la platitude moraliste : il n'est de tragique que nu. Nudité étrangère au schème conceptuel qui d'avance l'affuble à sa façon. L'homme du film est d'autant plus le solitaire et minuscule jouet de forces incommensurables avec celles de son univers ordinaire, qu'il est appréhendé en des images jubilatoires. Le jeu tout ensemble nonchalant et intimiste des personnages introduit de plus une vaste discordance avec leur destin.
   Davantage, le soin documentaire mis à la réalisation, de laisser reposer le plaisir du spectacle sur la crédibilité, complique la donne, en attribuant à un enjeu visionnaire un ancrage naturaliste. Non sans ménager un principe de transition entre vérité technologique et délire fictionnel, à présenter les engins spatiaux comme des espèces de Nautilus interplanétaires pourvus de tout le confort, de beaucoup d'espace et de larges pare-brise pour le spectacle des étoiles, qui défilent comme si elles pouvaient s'inscrire dans la même échelle de mouvement que le véhicule lui-même.
   C'est sans doute un des subterfuges de la représentation
(2) de l'expérience spatiale qui a laissé le plus de traces dans la production du genre (à commencer par La Guerre des étoiles), cette illusion du voyage d'agrément dont les sensations sont comparables à celles éprouvées dans un véhicule terrestre de loisir.
   Surtout, la technologie est le support même de l'imaginaire mythique sous-jacent : les caissons d'hibernation ont forme de sarcophages égyptiens. Quant au monolithe entouré de singes et cadré à la base, il évoque, dans un raccourci vertigineux qui n'est pas sans malice, la Croix de la Passion. Le motif de la Croix se trouve aussi un moment frapper par un effet de cadrage frontal l'avant de l'aéronef. La fosse en outre creusée pour dégager l'objet extraterrestre enfoui dans le sol lunaire depuis quatre millions d'années ressemble à une crypte moyenâgeuse telle qu'elle peut se présenter lors d'une fouille archéologique. La main et le bras d'un savant touchant sa propre image reflétée à la face du monolithe, rappelle ce détail de la voûte de la Chapelle Sixtine où le doigt de Dieu effleure encore celui d'Adam qu'il vient de créer.
   À sa manière unique donc, arrachant le monothéisme à son petit berceau terrestre et l'incluant dans un syncrétisme qui embrasse tout l'univers sous le contrôle de créatures intelligentes, Kubrick commet le sacrilège majeur, non seulement en restituant à l'Homme son absolue insignifiance, mais surtout en lui laissant supposer n'être que l'esclave de créatures inaccessibles. Le silence religieux qui, sous la forme d'imperceptibles vibrations de moteurs ou du glissement de Discovery dans l'éther (bande-son exemplaire), enveloppe l'expédition n'est donc rien d'autre que la glaciale indifférence d'une présence à jamais incompréhensible, qui semble avoir reconstitué un décor Louis XVI pour y faire ses expériences sur un cobaye humain : encore avec Dieu y avait-il la mesure commune de l'amour. 11/04/04
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