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Si
l'art concerne bien les
plus hautes productions sensibles de l'esprit il faut, de toute
urgence, renoncer
à l'appellation "septième art", tant les
concessions
faites au
fétichisme de la marchandise l'ont avilie. Car autant l'art
est,
comme le nom
l'indique, fondamentalement artifice, autant le septième du
nom
n'est plus que
soumission à la transcription vaine,
désespérée, d'une
réalité
interprétée bien
qu'indiscernable, interprétée
essentiellement selon
des intérêts mercantiles.
La splendeur de l’artifice est sacrifiée
à la
trivialité d’un rassurant
mimétisme négociable. Ce pourquoi un Tarkovski,
un
Bresson furent sifflés à
Cannes : ils n’obéissaient pas
à la sainte
règle consensuelle.
Le slogan qui fait mouche
est désormais "d'après une histoire vraie". On
réduit le possible au
plausible. Mais, se plaire à contempler les pauvres reflets
d'une réalité
calibrée, c'est mettre au chômage technique cent
mille milliards de neurones.
On n’approche jamais mieux le réel, cet
insondable, qu’en y conjecturant l'insoupçonnable.
C’est
là qu’intervient l’écriture
qui, depuis Derrida, se définit une pratique non soumise
à la représentation,
laquelle maintient l'art à l'étiage
zéro, celui de
la résignation au tout-fait.
Cette liberté, l'écriture la doit à
une logique
propre, indépendante de
l’interprétation
ontologique. Le langage étant fondamentalement
hétérogène à la
réalité qu'il
prétend décrire, l'écriture, qui est
pratique
langagière limite, n'est pas un
calque. C'est une mise en jeu. Elle permet de redéployer
radicalement les
données de l'expérience sans se limiter au
vraisemblable.
Elle possibilise une
médiation de l’indicible.
Ceci est en apparence contradictoire
avec l’utilité foncière du langage. Il
faut bien que ce que je prononce soit
conforme à ce qui est. Que ce que je filme soit
reconnaissable pour être
compris, que cela se réfère constamment à
ce qui n'est pas lui, au monde
extérieur. En effet, le langage remplit bien a
priori une fonction pratique. Nos paroles sont
nécessairement
soumises aux conditions de la représentation. La langue
française, en
particulier, a une structure anthropomorphique, du centre à
la périphérie :
sujet-verbe-complément. Moi qui énonce, ce que je
fais, ce sur quoi j'agis. On
peut même dire que la syntaxe est une machine cognitive, chaque langue ayant la sienne propre.
Mais la notion d'écriture
ramène la fonction utilitaire à
l'émergence phénoménale d'une ligne
identifiable, à travers un processus massif,
non-linéaire, illisible, témoignant
d’une puissance extraordinaire que refoule la syntaxe. Ce qui
fait que la
langue est agitée de soubresauts qui en ébranlent
incessamment les codes, jusqu’à
les transformer notablement au cours de l’histoire.
La difficulté ici tient à vouloir appliquer
la notion d’écriture, qui évoque
irrésistiblement le tracé cursif de la plume, au
langage filmique. Or le déplacement que fait subir Derrida
à la notion la rend pertinente pour le langage en général.
Écriture veut alors dire qu’il ne s’agit
plus
d’une transcription de la parole mais de la condition
même, qui la précède. Ce
qui rend possible la parole c’est la libre articulation,
infinitisant les
possibles combinaisons au-delà des règles
syntaxiques auxquelles s’ordonne la
représentation. De même pour le film. Les
possibilités filmiques ne se limitent
pas à ce qu'assigne le discours. Ce que le spectateur
perçoit de prime abord du
film est l’effet de la syntaxe, parapet contenant la pression
de l’infini
articulable. Le récit du film n’est que la mince
émergence linéaire d’une puissance
plus ou moins mise à profit, intuitivement, par le
réalisateur. Un Bresson appartient
aux rares ayant compris cet enjeu fondamental de l’art. Il
affirme,
avant l’intervention de Derrida, le
« cinématographe »
comme écriture. Le moindre élément de
tel de
ses films, tout en s’insérant dans la
chaîne narrative, est l’effet d’un jeu
transnarratif, problématisant le strict problème,
élevant l’apparente moralité
à un infini questionnement. Le film comme
écriture n’est pas le récit du
film.
Le présent site s’efforce à
travers quelque mille trois cents films depuis les origines, de faire
droit à
cette question. Cela ne va pas sans un regard féroce
porté sur les chefs-d'œuvre de
pacotille qui encombrent nos écrans.