CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Jean VIGO
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Zéro de conduite Fr. N&B 1933 44' ; R., Sc. J. Vigo ; Ph. Boris Kaufman ; M. Maurice Jaubert ; Pr. Jacques Louis-Nounez/Argui Films ; Int. Jean Dasté (le surveillant Huguet), Robert Le Flon (Pète-sec), le nain Delphin (le principal), Blanchar (le surveillant général), Mme Emile (la mère Haricot), Louis Lefèbvre (Caussat), Gilbert Pruchon (Colin), Gérard de Bédarieux (Tabard), Michelle Fayard (la fillette chez le correspondant), Léon Larive (le professeur de chimie), Henri Storck (le curé).

   Rentrée des classes : deux collégiens en uniforme voyagent en train. Ils rivalisent en tours et démonstrations de jouets de poche. À l'exception de Tabard qui "a le cœur gros" et reste une nuit encore avec ses parents, les internes auxquels se joint le nouveau pion Luguet sont groupés à la gare d'arrivée et menés par Pète-sec au bahut. On fait connaissance avec le principal, un nain barbu et chapeauté puis avec le surveillant général qui marche sur des œufs en raison de gestes circonspects, bridés dans des vêtements trop courts. Le soir au dortoir les punitions pleuvent déjà : "Zéro de conduite. Consigné dimanche !" Au matin le surveillant général sanctionne ceux qui se recouchent.
   Quatre élèves fomentent une révolte en dressant des plans en cachette. Luguet, le surveillant, les protège de son corps contre l'œil inquisiteur du surveillant général. Pendant la récréation, il imite Charlot et se mêle en douce au jeu de ballon. À l'étude, dans la position du poirier sur le bureau, il dessine un bonhomme qui s'anime soudain. Les enfants chahutent mais sont interrompus par l'entrée des "autorités". Le pion fait mine de sévir en déchirant le plan des conjurés pour le soustraire à l'ennemi. Le jeudi, Luguet conduisant la promenade à travers la ville est dans la lune. Imité par le groupe dans son dos, il salue une jeune femme et lui emboîte le pas à la course, puis perd les enfants oubliés qui le rejoignent d'eux-mêmes en débouchant pile plus tard d'une rue transversale, reformant le rang derrière-lui sans qu'il se doute de rien. Ils rentrent à la nuit sous une pluie battante.
   Tabard aux longs cheveux et qui s'abritait sous le manteau d'un camarade est convoqué par le principal dans son bureau. Ce dernier lui recommande sous des périphrases laborieuses d'être plus distant avec les garçons. Tabard devient taciturne. Le professeur de chimie lui caressant la main, il lui dit merde. Le principal veut bien pardonner mais il faut présenter des excuses. Non ! Tabard récidive. Révolte générale le soir au dortoir. On crève les polochons et sous une pluie de duvets s'organise, tournée au ralenti, une procession aux lampions. Pendant son sommeil Pète-sec est attaché à son lit, qui est dressé devant la fenêtre muni d'un lampion. Le jour suivant, jour de fête où sont conviées les notabilités dont le préfet et le curé, les quatre meneurs, perchés sur les toits, déclenchent l'attaque en bombardant les tribunes de projectiles divers.

   Pour trois paires de fesses enfantines, un possible zizi impubère sous la chemise et un jeu de massacre contre des fantoches, le film fut interdit en France pendant onze ans (1934-1945). On cria au manifeste anarchiste (le père de Vigo était justement un anarchiste espagnol), et cette idée n'est pas tout à fait effacée des consciences. On lui reproche plus ou moins également sa dette envers le muet et l'usage de procédés dépassés comme le ralenti. Tout cela cadre très mal avec la profonde liberté qui le caractérise et ne se dément pas après bientôt soixante-dix ans. Si c'était un film à thèse, il ne passerait plus aujourd'hui, l'idée pour elle-même n'ayant rien de cinématographique. Si les procédés rhétoriques ou poétiques étaient empruntés à d'autres courants ou d'autres époques, ils seraient démodés ou formalistes. Or c'est quarante quatre minutes de bonheur cinématographique pur. Pourquoi ?
   Réécoutons d'abord cet étrange dialogue qui paraît à chaque fois tomber du ciel tant il est riche de matériaux puisés à toutes les sources, et l'on se convaincra qu'il s'agit peut-être de la bande-son la plus avancée de son époque. Car le dialogue n'est pas cette abstraction verbale ordonnée à la marche du récit, mais du présent pur, des locutions, des redondances, des idiotismes, des silences, des modulations, des exclamations. "Ah mon ptit, je n'vous dis qu'ça !" rétorque le professeur de chimie à Tabard qui vient de lui lancer le mot de Cambronne. Comparez avec le mitraillage pseudo-naturel d'aujourd'hui, comme si le temps manquait pour restituer l'intégralité des paroles.
   La musique de Jaubert n'est pas cette masse dictatoriale coutumière mettant ordre à tout. Elle enrichit la tonalité grotesque qui est le véritable souffle de révolte du film : révolte non d'idée, mais contre l'esthétique bourgeoise de l'ordre. Examinons ensuite plus attentivement ces images et l'on verra que le sexe d'enfant s'y trouve en effet mais sous la forme d'un simulacre, le diabolo serré entre les jambes nues du petit voyageur. Non par obscénité, mais par un retour au degré zéro des valeurs. Celui de l'au-delà de l'existence affirmé par des figures de la mort. L'un des deux jeunes passagers du train s'inscrit dans le cadre étroit de la portière comme dans un cercueil percé d'une lucarne. Avec les volutes de vapeur à l'extérieur et la fumée des cigares des garnements, on se croirait en plein ciel (on ne voit pas un instant le paysage). Le pion, profondément endormi en face d'eux, passe pour mort.
   Le point de vue de la mort donc, c'est lui qui dicte ces ralentis ou ces rangées de mannequins figés comme des momies dans les tribunes. Le caractère illogique du récit répond au même critère :  pas plus de lois chronologiques que causales, voire newtoniennes (impossible acrobatie de Luguet : écrire en faisant le poirier) dans un univers remontant à l'état d'inexistence pour penser une possible existence !
   Que les sceptiques se reportent à l'œil narquois de Vigo sur les photos de la fin au sanatorium. Il savait
ce qu'il léguait au futur. Sommes-nous dignes de l'héritage ? 7/08/02 liste titres